■ Laura VICENTE
MUJERES LIBERTARIAS DE ZARAGOZA
El feminismo anarquista en la Transición
Mallorca, Calumnia edicions/Els oblidats, 2017, 120 p.
■ Hélène FINET (coord.)
LIBERTARIAS
Femmes anarchistes espagnoles
Paris, Nada Éditions, 2017, 256 p.
Deux titres intéressants sont consacrés, cette année, au féminisme anarchiste espagnol. L’un, en français, a paru en juin dernier chez Nada (Paris) ; l’autre, en castillan, vient de paraître chez Calumnia (Mallorca). En langue(s) espagnole(s), les livres concernant les femmes anarchistes sont déjà assez nombreux, qu’il s’agisse de témoignages individuels ou d’études sur des thématiques collectives. En langue française, nous disposons également de divers ouvrages de référence toujours disponibles. Un engouement certain accompagne cet aspect de la lutte anarchiste ibérique depuis sa réactivation au lendemain de la mort de Franco.
Pour comprendre l’actuelle résurgence du féminisme anarchiste espagnol, il convient d’en connaître la généalogie. Le livre, très instructif, de Laura Vicente – Mujeres libertarias de Zaragoza. El feminismo anarquista en la Transición – couvre la période du retour à la démocratie après la mort de Franco : les années 1975-1982, dites de la « transition ». L’ouvrage a plusieurs vertus dont la principale est sans doute de relater comment le féminisme anarchiste s’est reconstruit en Espagne en rompant radicalement avec l’illusion d’un « anarchisme » essentialiste dont l’Espagne aurait été, par essence précisément, la terre de prédilection. Cette vue de l’esprit irradie toujours les florilèges internationaux. Au point que l’Espagne a fini par devenir fantasmatiquement synonyme d’anarchisme – et même, par comparaison, une sorte de toise à laquelle devrait se mesurer l’anarchisme partout ailleurs. Je caricature, bien sûr. Laura Vicente, qui participa à ce mouvement de reconstruction, s’exprime en connaissance de cause ; elle « théorise sa pratique » en dialogue avec ses compagnes de lutte du moment. Il y a, à l’origine de ce livre, un article précédemment publié dans Libre Pensamiento, une revue anarchiste espagnole contemporaine. La réflexion qui s’en dégage intègre donc les propres connaissances de l’auteur et la mémoire des protagonistes de cette reconstruction.
Sortir du traumatisme franquiste – un processus qui n’est pas encore achevé – ne releva pas de la magie. L’exil ne fut pas seulement extérieur, mais aussi intérieur. Cette puissante réalité subjective n’est pas effacée de nos jours. Ce fut très difficile, écrit l’auteur, car le franquisme avait construit un vide de référence. Le pays était comme momifié.
Contrairement à l’idée reçue qui voudrait que le féminisme anarchiste espagnol fût né en 1936, Laura Vicente reprend l’archéologie de ce mouvement qui commence, dit-elle, vers 1830 et s’inspire des utopistes français (exactement comme le féminisme en France à la même époque). Voilà une donnée rassurante qui court sur tout le livre : il y eut porosité internationale des mouvements sociaux et des pensées émancipatrices. Laura Vicente rappelle, par exemple, la place prépondérante que jouèrent, en Espagne, la libre-pensée et la franc-maçonnerie (une considération admise par d’autres historiennes du féminisme anarchiste d’Espagne). Elle cite aussi le néomalthusianisme, ancêtre de la libre disposition de leur corps par les femmes. Les quatre piliers de l’anarchisme féministe furent la défense de l’émancipation des femmes, la liberté, l’égalité des sexes et l’amour libre. Défile alors une longue liste de femmes anarchistes historiques antérieures à 1936, parmi lesquelles on peut au moins citer Teresa Claramunt (1862-1931). Elles sont au minimum internationalistes et libre-penseuses, et configurent un « féminisme ouvrier » (sic). Ensuite et ensuite seulement, on arrive aux années 1930. Un siècle de mouvements sociaux les a précédées !
La victoire franquiste entraîna, comme principales mesures, l’abolition de toutes les lois de la Seconde République (sur l’avortement, la contraception, le divorce), le renvoi des femmes au foyer (Pétain aussi le tenta), l’interdiction de la mixité. Des mesures qui s’allègent à partir des années 1960 (Napoléon III avait également assoupli ses lois antisociales aux dernières années de son règne). En 1965 est convoquée la première Assemblée de femmes démocratiques ; en 1973 est fondé le Front de libération des femmes. En 1974 s’ouvre, à Madrid, le premier centre de planning familial. Lors des dernières années du franquisme, les femmes militantes se joignent à la lutte antifranquiste. Autant d’échos outre-pyrénéens…
La « transition » se caractérise par un retour à une législation démocratique adaptée aux standards internationaux en vigueur à l’époque en matière de contraception, de divorce et de droit à l’avortement. En 1977 surgit la première Coordination nationale des groupes féministes. C’est à partir de ce moment-là qu’apparaissent des divergences internes sur les objectifs à atteindre. Certains groupes accompagnent le processus démocratique « bourgeois » ; d’autres se tournent vers des fronts de lutte plus offensifs. Comme partout ailleurs dans le monde, le féminisme espagnol est à multiples facettes, mais nous n’en sommes pas encore au retour d’un féminisme de sensibilité anarchiste. À la fin des années 1970, l’Espagne connaît une phase de grande effervescence féministe irriguée par les grandes thématiques internationales. Ainsi, le fameux procès des « onze femmes » de Bilbao de 1979 rappelle, sur la question de l’avortement, celui de Bobigny en 1972. Le premier divorce légal est prononcé en 1981.
Femmes libres, le livre de Mary Nash [1], explosa sur la scène internationale comme un coup de canon. Il fut publié en France en 1977, deux ans après la première édition espagnole [2]. C’est donc une Irlandaise qui ouvrit la boite de pandore. Au départ, et pendant une décennie, le livre n’intéressa, en France, que les féministes. Il ne suscita que très peu d’échos, en revanche, dans le mouvement anarchiste français. En Espagne, il donna une impulsion à la création de groupes féministes libertaires. Laura Vicente ne cache pas qu’il agit même comme révélateur. En 1972, des Espagnoles en exil éditaient, du côté de Béziers, le bulletin Mujeres Libres de España en el exilio. À la mort de Franco, comme bien des anarchistes exilés, ces « femmes libres » historiques se rendirent à Barcelone. Parmi elles se trouvait Sara Berenguer (1919-2010). Dans ses valises, elle apportait de la documentation et les bases d’une reconstruction. Les premiers groupes de femmes libertaires se formèrent à la fin des années 1970 et, comme ailleurs, ils firent l’objet d’une grande circonspection de la part de leurs compagnons de la CNT, elle aussi en reconstruction. Les dernières rescapées de la révolution – Matilde Escuder (1913-2006), par exemple – vinrent renouer avec la jeunesse. C’est à Barcelone que parut, en 1977, le premier numéro de Mujeres Libres de l’après-franquisme. Le groupe du même nom qui en assura la publication essaima dans toute l’Espagne en autant de groupes locaux formant une coordination nationale.
Laura Vicente s’attèle plus précisément à l’histoire du groupe des femmes libertaires de Saragosse, le sien, fondé en 1980. La CNT de la région de la vallée de l’Èbre se reconstitua en 1976. En son sein, les femmes sont en pointe sur les revendications concernant la contraception et le droit à l’avortement. Des liens se renforcent avec la CNT en exil. Autre influence internationale de poids : la publication, en Espagne, en 1982, de Notre corps, nous-mêmes, produit en 1969 par un collectif de femmes de Boston. En 1980, le noyau des femmes libertaires de Saragosse quitte les locaux de la CNT pour rejoindre celui des ouvrières d’une entreprise métallurgique en grève. Elles adoptent officiellement la dénomination de Mujeres Libres à partir de 1981. D’après Laura Vicente, la transmission du patrimoine historique des Mujeres Libres de la révolution espagnole se heurta à deux obstacles majeurs : le peu de goût de la jeune génération, d’une part, pour les choses du passé – une idéologie de la table rase, en somme – et, d’autre part, les stigmates de l’autoritarisme dans lequel furent élevés, sous Franco, les acteurs de la reconstruction, autoritarisme qui ne les prédisposait guère à s’enthousiasmer pour le féminisme. Ici, une incise s’impose : en France – sans séquelles d’aucune sorte d’aucun franquisme « culturel » –, nos camarades hommes éprouvèrent des blocages similaires dans les années fondatrices du mouvement des femmes. En Espagne comme partout ailleurs, le concept de l’oppression spécifique des femmes eut du mal à s’imposer. C’est grâce aux féministes libertaires qu’il trouva sa place en milieu anarchiste espagnol. Pour l’anarchisme, nous dit Laura Vicente, le sujet de la rébellion est l’humanité. On y parlait d’ « humanisme intégral » – idée qui rappelle le « féminisme intégral » de Madeleine Pelletier (1874-1939).
L’ouvrage relate avec une grande précision le travail conceptuel qui s’élabora, au jour le jour, à travers les luttes et les pratiques féministes libertaires dans l’Espagne des années 1980 : l’indépendance, l’auto-estime, la sororité, toutes choses qui furent un « matrimoine » commun au féminisme international de ces années-là. Ce que l’auteur, reprenant une expression d’Emma Goldman, qualifie d’« émancipation intérieure ». Là encore, on sent aussi l’influence du féminisme international, et plus particulièrement le rôle qu’y joua le livre d’Elena Gianini Belotti [3]. Tout cela démontre, s’il le fallait, combien fut importante, dans le féminisme de cette époque, la dynamique internationale des mouvements et les liens de solidarité qui s’y tissèrent. Dans les années 1980, les thématiques débattues dans les groupes espagnols se rapprochent considérablement de celles des autres pays occidentaux : travail féminin, éducation, sexualité et histoire des femmes.
Les groupes féministes libertaires, à Saragosse comme ailleurs en Espagne, choisirent donc l’autonomie organisationnelle. Plusieurs groupes – de quartier, syndicaux, etc. – décideront finalement de fonder une coordination municipale. Parmi toutes leurs initiatives (manifestations, grèves, activités culturelles), je mentionnerai la rencontre entre les femmes libertaires de Saragosse et celles de l’Union des femmes sahraouis du Polisario, rencontre d’autant plus improbable que ces dernières soutenaient davantage la lutte de libération nationale, collective, que celle, spécifique, des femmes – notamment en matière de contraception.
La décrue du mouvement féministe libertaire fut provoquée, d’une part, par l’éloignement dans le temps de la dictature franquiste et, d’autre part, par l’intégration institutionnelle d’une partie des féministes. Comme en France, en somme, à la fin des années 1980. Là encore, nous sommes bien dans un rythme international.
Le livre de Laura Vicente constitue une contribution historique majeure à l’éclairage du féminisme libertaire en Espagne et aux difficultés qu’il a rencontrées dans sa renaissance.
Au milieu des années 1980 fut créée, sur Radio libertaire, l’émission « Femmes libres » dont l’intitulé sonnait comme un hommage aux féministes anarchistes de la révolution espagnole de 1936. À partir de cette date des militants libertaires entreprirent plus sûrement, en France, de se réapproprier les travaux de Mary Nash, mais aussi ceux de Martha A. Ackelsberg [4], qui prolongeaient cette étude fondatrice. Des femmes de l’exil libertaire, comme Pepita Carpena (1919-2005), témoignèrent ; des célébrations furent organisées ; l’iconographie de la milicienne d’Espagne au front se répandit (après celle, très en vogue, de l’Algérienne au fusil). Lentement, en quelques décennies, le féminisme anarchiste espagnol devint la référence obligée qui effaçait tous les autres féminismes – y compris anarchistes –, partout ailleurs dans le monde. À la forclusion succédait ainsi la banalisation. Dans les années 1990, enfin, apparut l’usage du néologisme « anarchaféminisme ». Comme il y avait un anarchosyndicalisme, il y aurait désormais un anarchaféminisme. Je ne suis pas certaine que cela nous ait beaucoup avancé du point de vue de la pensée et de la pratique, mais la question reste ouverte pour la nouvelle génération.
Hélène Finet, coordinatrice de Libertarias : femmes anarchistes espagnoles, nous avait donné, il y a quelques années, un travail tout à fait novateur sur les femmes anarchistes argentines [5]. D’une autre trempe, ce nouveau titre manifeste une claire vocation de vulgarisation des connaissances déjà acquises en matière d’anarchisme espagnol au féminin. Hormis l’article de Dolors Marín sur les infirmières de Majorque, sur lequel nous reviendrons, on n’y fera, en effet, aucune découverte notable. Pourtant, ce livre est, comme celui de Laura Vicente, très instructif sur certains plans. D’abord, il illustre l’engouement non démenti et toujours actif pour l’Espagne anarchiste de 1936 [6]. Il traduit, par ailleurs, une avancée intéressante dans l’étude du féminisme contemporain, puisque trois contributions, et non des moindres, sont rédigées par des hommes. Voilà qui est nouveau quand on sait que ce genre de fantaisie n’avait pas cours dans le mouvement des femmes des années 1970 ! Cette ouverture nous prouve, et c’est une bonne nouvelle à mes yeux, que le féminisme n’est plus seulement, de nos jours, une affaire de femmes et que cela semble admis dans la représentation publique collective. La première contribution est de David Doillon, éditeur, qui retrace le portrait moral et la trajectoire sociale de Francisca Saperas (1851-1933), grand-mère d’Antonia Fontanillas (1918-2014). Cette étude, qui nous replonge dans l’imaginaire de lutte de la population ouvrière espagnole à l’aube du XXe siècle, renforce l’analyse de Laura Vicente (et d’autres historiennes féministes espagnoles) sur la maturation du mouvement social avant 1936, en Espagne comme partout. La seconde contribution porte sur Lucia Sánchez Saornil (1895-1970), l’une des fondatrices de Mujeres Libres. Nous la connaissions par les travaux que lui avaient précisément consacrés Antonia Fontanillas, et nous avions nous-même publié, il y de cela quinze ans, des poèmes d’elle, traduits et présentés par Dolors Marín et Guy Girard, dans la revue Chimères. L’auteur, Guillaume Goutte, avait déjà publié, en 2011, aux Éditions du Monde libertaire, une première version de son travail, mais cette nouvelle mouture permet de mieux saisir l’importance de cette féministe. Enfin, Joël Delhom, enseignant et troisième plume masculine de ce volume, nous offre, en clôture d’ouvrage et à partir d’une lecture approfondie de l’autobiographie « de la survie » d’Ana Delso [7] (1922), une belle contribution sur le parcours de cette femme anarchiste et ses incroyables pérégrinations d’exilée pendant la Seconde Guerre mondiale, les camps et le maquis.
Ce recueil nous propose, par ailleurs, une étude méthodologique qui, sans innover non plus à proprement parler, s’interroge sur ce que pourrait être une histoire des femmes. Dans cette perspective, Susana Arbizu et Maelle Maugendre puisent, ce qui est bienvenu, aux sources du féminisme historique : les travaux fondateurs sur l’histoire des femmes, autour de Michelle Perrot pour le dire vite, et ceux de Monique Wittig, qui fut une théoricienne de première importance du féminisme. C’est là une excellente méthode. Pour ce faire, les deux auteurs s’intéressent à un groupe très célèbre de l’anarchisme espagnol, Los Solidarios, qui comptait dans ses rangs quatre femmes dont il était impossible jusqu’ici de savoir quoi que ce fût. Les tentatives d’élucidation des deux auteurs suscitent en moi deux remarques. Premièrement : ce n’est pas forcément dans des faits d’armes que la contribution de ces femmes est à chercher. Deuxièmement : c’est plutôt du côté de l’histoire sociale et de ses sources habituelles – identité, naissance, métiers – qu’on trouvera de quoi étoffer davantage le portrait de ces quatre inconnues des Solidarios. Une histoire sociale où elles ne sont pas forcément identifiables, pour le dire simplement, comme femmes phalliques, mais comme femmes luttant pour leur émancipation individuelle, tâche qui ne relève pas toujours du spectaculaire. Malgré ces manques, cette étude pose des questions toujours brûlantes.
Deux autres contributions sont consacrées à la revue Mujeres Libres, éditée à Barcelone, dont treize parutions virent le jour entre 1936 et 1938. La première est signée Ana Armenta-Lamant Deu et traite de la prise en charge de la question de l’éducation féminine dans Mujeres Libres ; la seconde, signée Cristina Escrivá Moscardó et Rafael Maestre Marín, propose une sélection de poèmes de l’époque écrits par des femmes. Chacun de ces textes met l’accent sur la singularité de cette publication espagnole parue dans un contexte de révolution sociale. En matière d’éducation féminine, on se doit de nuancer ce point de vue. C’était là une thématique si classique de l’époque qu’on la retrouvait aussi communément traitée dans les publications anarchistes de divers pays que chez les féministes dites « bourgeoises ». Il faut, en effet, se souvenir que la question de la santé des femmes était au centre des préoccupations du néo-malthusianisme et du planning familial, notamment aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Il n’est que de lire Francis Ronsin [8] pour s’en convaincre. Quant à celle de l’éducation des enfants, Nathalie Brémand, qui l’a étudiée de près [9], pourrait attester de la diffusion, entre 1830 et 1870 déjà, notamment en France et à coup sûr dans les pays nordiques, d’une foison d’expériences éducatives. Ces remarques attestent que ce livre, au demeurant tout à fait intéressant pour un lectorat non hispanophone, est sans doute un peu fragile du côté de l’insertion internationale de la problématique féministe dans l’ensemble du XXe siècle. Je suis loin de penser, quant à moi, que, hormis pendant la période révolutionnaire où certains fronts de lutte spécifiques ont été développés, l’ensemble des thématiques soulevées et concrétisées par les féministes anarchistes espagnoles ait eu quoi que ce fût de particulièrement singulier. On les retrouve partout dans le monde industriel avancé. Ce point me paraît d’autant plus important pour resituer l’anarchisme espagnol d’alors dans une double réalité : un ancrage évident dans la société espagnole de son temps et une perméabilité aux influences de l’extérieur, notamment à travers des échanges avec les révolutionnaires de divers pays, langues et continents.
On s’attardera pour finir sur l’article de Dolors Marín – « Femmes anarchistes, biographies de lutte et d’espoir » –, car il apporte au recueil, à travers le récit d’une expérience majorquine, une vraie note d’inédit. L’île de Majorque demeure une blessure ouverte au cœur de la révolution espagnole. Cet objectif stratégique important tomba, dès le début de la guerre civile, et avec l’aide de Mussolini, aux mains des franquistes. Majorque demeure l’un de ces lieux d’Espagne où les charniers du franquisme ont été recouverts de silence et où la mémoire républicaine peine, aujourd’hui encore, à se reconstituer. Avec cette contribution, Dolors Marín lui ouvre une fenêtre. À partir des récits et évocations de Lola Iturbe (1902-1990) – qu’elle a connue – et de Concha Pérez Collado (1915-2014) sur leurs compagnes de lutte disparues, on en arrive à ce journal, anonyme, d’une milicienne publié une première fois, en 1938, à Majorque. Et voilà dévoilée l’histoire de ces infirmières volontaires de la Croix-Rouge (aux mains des franquistes), sans doute torturées et violées, puis fusillées, et dont les restes n’ont toujours pas été retrouvés à ce jour. Cette étude de Dolors Marín élargit le champ de l’histoire des femmes espagnoles antifranquistes, et plus spécifiquement libertaires, en précisant : « Il faut signaler que si certaines femmes ont agi en tant que soldats, d’autres ont travaillé dans les services auxiliaires, comme cuisinières, blanchisseuses ou infirmières. Mention spéciale doit être faite à celles qu’on appelait les “miliciennes de la culture ” et à celles qui ont rejoint leurs fils ou leurs compagnons » (p. 200). C’est ainsi que l’on peut considérer que, s’il y eut bien des femmes au front, à tous les stades du front, même après que le Parti communiste espagnol ou des anarchistes eurent décidé de les en chasser, elles agirent aussi à l’arrière, dans les bureaux, en cuisine, comme secrétaires. Comme membres ou non de la CNT ou de Mujeres Libres. Cette contribution de Dolors Marín, qui prolonge certaines de ses études antérieures, est en congruence avec l’histoire générale des femmes de l’époque contemporaine, celle qui nous enseigne que, visibles ou pas, héroïnes ou pas, les femmes ont bien pris une part à tous les combats pour l’émancipation. Et, parmi elles, les libertarias d’Espagne, celle d’avant comme celles d’aujourd’hui.
Ces deux titres – qui offrent, l’un et l’autre, de copieux repères bibliographiques – contribuent, chacun à leur manière, à populariser cette histoire en cette année anniversaire de la fondation, en août 1937, de l’Agrupación de Mujeres Libres, qui compta jusqu’à 20 000 adhérentes.
Claire AUZIAS