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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Autoportrait d’un monstre : Bakounine à la plume
Article mis en ligne le 7 août 2017
dernière modification le 21 septembre 2017

par F.G.


■ Ce texte d’Alain Pessin (1949-2005) figure dans Littérature et anarchie – Toulouse, Presses universitaires du Mirail, collection « Cribles », 1998 –, ouvrage dont il fut, avec Patrice Terrone, le coordinateur. Singulier, cet « autoportrait » de « Bakounine à la plume » atteste du talent d’écriture et d’analyse de ce sociologue et libertaire dont la « rêverie » anarchiste fut le sujet de prédilection. – À contretemps.



Ce n’est pas dans les livres que Michel Bakounine a découvert la révolution ni le principe de liberté infinie qui doit la guider. Ni dans les livres des autres qu’il consomme avidement, en particulier lors de sa jeunesse moscovite et berlinoise ; ni dans les siens propres qui ne font figure, dans son parcours général, que de boursouflures de l’action révolutionnaire.

Quiconque fréquente les textes de Bakounine peut mesurer leur caractère hétéronome, au sens où le texte tout entier est placé sous d’autres contraintes que celles de la forme et du fond. Ces contraintes sont celles de l’action. Bakounine n’était pas un écrivain et n’en avait nulle ambition. Il prétendait lui-même que « le talent d’architecte en littérature lui faisait complètement défaut » [1], et Max Nettlau, qui figure parmi les meilleurs connaisseurs de ses archives, écrits et documents, nous permet de comprendre qu’il ne s’agit pas là d’une lourdeur de plume, mais simplement d’un continuel empêchement à écrire. Jamais, en une trentaine d’années où il ne cessa pourtant d’écrire, Bakounine ne réussit à publier, ni même à exposer de manière méthodique et complète l’ensemble de ses idées. Si la plupart de ses manuscrits sont inachevés, c’est, note l’historien de l’anarchie, « parce qu’il était constamment détourné de l’œuvre théorique commencée par l’action immédiate qui l’absorbait et détournait ses forces dans une autre direction. Pour cet être d’énergie, les raisons qu’il avait eues de publier ce qu’il avait écrit n’existaient plus sitôt qu’une autre raison extérieure le sollicitait » [2].

Ainsi une écriture compromise par la digression. Des écrits sans cesse abandonnés pour courir à des actions nouvelles, mais constamment repris et gonflés aussi de l’expérience acquise. Ainsi une lettre devient brochure dans laquelle s’esquisse le projet d’un livre, un livre à l’architecture improbable en effet comme cet Empire knouto-germanique et la révolution sociale, que Bakounine présente à Ogarev comme son premier et son der¬nier livre, ajoutant : « C’est une monstruosité, mais qu’y faire, si je suis un monstre moi-même. » [3]

La relation qu’il a pu entretenir avec la culture philosophique, politique, littéraire et artistique de son temps, suscite également une certaine perplexité. À la fois cette culture est considérable, mais elle donne l’impression d’être inappropriée, ou décalée, de ne pas avoir formé en lui la personnalité qu’elle aurait dû rendre prévisible. Bien sûr il connaît Schelling, Fichte, Feuerbach et Weitling, et même, doit-on lui accorder, « il a compris Hegel », certificat de compétence dialectique et révolutionnaire qui lui a été décerné par le Docteur Marx lui-même, mais ce dernier prenait soin d’ajouter que Bakounine n’en restait pas moins « l’un des hommes les plus ignorants dans le domaine de la théorie sociale » [4]. Il a fréquenté à Paris Ruge, Leroux, Lamennais et Proudhon, il connaît l’ensemble des sensibilités dans lesquelles chemine l’espérance révolutionnaire du XIXe siècle, mais il semble toujours aussi difficile aux historiens des idées d’articuler sa pensée avec toutes celles-là, de la faire tenir en place dans un tableau ordonné de la pensée collective. Celui dont il est sans nul doute le plus proche, Proudhon, ne le qualifiait-il pas, lui aussi, de « monstre de la dialectique » [5] ?

Bakounine ne cesse d’échapper à ce qui aurait pu devenir la logique de sa formation intellectuelle et politique. Il reste, comme l’écrit Brupbacher, « une sorte de sauvage avec beau¬coup de culture » [6]. Et cette hétérogénéité en lui semble redevable entièrement à sa personnalité, dont la puissance tumultueuse a été attestée par tant de témoignages. Arthur Lehning a fort judicieusement reconstitué le portrait de Michel Bakounine par tous ceux qui l’ont approché ou connu, et c’est la force généreuse qui s’en dégage comme caractère majeur. On le décrit colosse, tout en lui respirant « la générosité, la bienveillance et la force, la sincérité du cœur et la puissance géniale de la volonté » [7]. On souligne son enthousiasme sans mélange, son infinie confiance dans les événements et dans les hommes, et sa formidable capacité à rendre contagieuses l’espérance et l’ardeur révolutionnaires, lui qui, écrivait Tourgueniev, « n’a pas seulement la puissance de vous émouvoir, mais vous pousse en avant, vous empêche de vous arrêter, vous retourne de fond en comble, et vous incendie » [8]. Ne citons encore à ce propos que les mots d’Alexandre Herzen : « Cet homme portait en lui le germe d’une activité colossale pour laquelle il n’y avait pas de limite. Bakounine aurait pu être agitateur, tribun, prédicateur, chef de parti, de secte, hérésiarque, soldat. Mettez-le où vous voudrez, pourvu que ce soit au bout, comme anabaptiste, jacobin, adjoint d’Anacharsis Cloots, ami de Gracchus Babeuf, et il eût entraîné les masses et ébranlé la destinée des peuples. [9] »

Il est dès lors tentant – tentant mais insuffisant, bien que de nombreux commentateurs s’en tiennent à cela – de voir en Bakounine un être double, philosophe médiocre, théoricien confus, écrivain brouillon d’un côté, mais repêché par l’activiste de génie, le fédérateur d’énergies sans égal, qualités qui lui auraient valu, et elles seules, le formidable crédit dont il a joui auprès des révoltés de l’Europe entière, la puissante influence qui fut la sienne sur tant de révolutions, longtemps encore après sa mort. Ce serait alors seulement la personnalité de Bakounine, son magnétisme ou son charisme, sa sauvagerie russe, son unique capacité de mise en mouvement des esprits, des désirs et des volontés, qui auraient entraîné tant d’hommes et de femmes si divers sur la voie libertaire, hypothèse difficilement soutenable, en raison aussi bien de la diversité sociologique de ceux qui se reconnurent en lui, que de l’épuisement normalement rapide de tout phénomène d’ascendant charismatique [10].

Il est tentant encore, à l’inverse, mais tout aussi insuffisant, bien que ce soit une attitude fréquente chez nombre de ses sympathisants, de tailler Bakounine à sa propre mesure, faisant à nouveau en lui la part des choses, mais privilégiant ici l’idéal communautaire et libertaire, bref l’intention, et recouvrant pudiquement ses parts d’ombre, ses manies sectaristes et conspiratrices, sa passion pour Netchaïev et tant d’autres choses encore.

Je propose au contraire de « réunifier » Bakounine, c’est-à-dire de rechercher la signification historique qui est la sienne précisément dans la coexistence de passions et de principes opposés, dans la difformité même, dans ses inconséquences et ses contradictions, fussent-elles d’apparence monstrueuse.

Si Bakounine est si difficilement conciliable avec les théoriciens de son temps, ce n’est pas parce qu’il serait un Russe égaré dans des débats qui le dépassent. S’il n’est pas aisément articulable avec les expressions intellectuelles européennes du milieu du XIXe siècle, ce n’est pas parce qu’il serait un homme du passé, une sorte de Robin des bois dans le meilleur des cas, dans le pire de brigand ou de criminel politique, c’est, à l’inverse de cette figuration traditionnelle et passéiste, parce qu’il est entraîné par une tornade qui n’existe pas encore. Lorsque Bakounine se pressent lui-même comme monstre, lorsqu’il déclare vouloir « rester un homme impossible, aussi longtemps que ceux qui actuellement sont possibles, ne changeront pas » [11], il se comprend comme envahi par des ruptures mal formulables encore, qui vont traverser et bousculer le siècle, et le faire voler en éclats.

Des ruptures mal formulables, que l’on ne peut vivre que grossièrement, et le gigantisme, l’énergie folle, la difformité elle-même, en sont précisément des expressions. Il faut, pour rendre compte de ceci d’un point de vue sociologique, faire appel à la notion d’anomie telle qu’elle a été proposée par Jean Duvignaud. Par cette notion, le sociologue désigne une dialectique de l’individuel et du collectif, où des expériences inédites de certaines figures individuelles inclassables constituent une anticipation de ce qui n’existe pas encore, des symptômes de mutations sociales globales, commencées mais encore souterraines et invisibles [12].

C’est dans une telle perspective que l’on peut comprendre la relation qu’entretient Bakounine avec les œuvres littéraires et philosophiques de son temps. Il n’en est pas l’interlocuteur, il n’entre pas avec elles dans un rapport de complémentarité ac-cumulative, et surtout il ne s’en inspire pas. Il les avale, il les engloutit, et il entraîne ainsi avec lui des images, des bribes de la littérature européenne dans un parcours apparemment insensé par lequel il cherche à se rendre constamment au point d’origine de la révolution.

Cette idée de point d’origine de la révolution est à prendre chez lui dans tous les sens possibles, non seulement philosophique et politique, faisant, comme Proudhon, remonter la critique jusqu’à la source étatico-divine de toutes les oppressions, mais aussi géographique, sociologique et même quasi-racial, imaginaire et passionnel. Ainsi Bakounine ne cesse de courir l’Europe, scrutant la moindre émeute, guetteur de barricades qui se tient prêt à tout instant à être là, à Dresde, à Lyon, à Paris ou ailleurs, où une étincelle pourrait embraser le vieux monde.

De cette révolution il ne cesse de chercher, jusqu’à la fin de sa vie, le point d’origine sociologique. Car s’il ne fait pas de doute pour lui que les grandes masses populaires – et centralement, depuis 1848, le prolétariat urbain – en seront les réalisatrices, il n’en faut pas moins que des secousses brutales amorcent le mouvement du monde. Et seuls lui en semblent capables des hommes qui, de quelque façon, par leur conformation raciale ou par leur éviction de l’histoire, ont le diable au corps. Des Slaves, croit-il souvent – et il rêve longtemps, à partir de la Russie, d’une terrible révolution paysanne [13], des exclus, brigands et hors-la-loi [14] ; parfois encore de jeunes universitaires d’avance rejetés de la vie bourgeoise [15].

Point d’origine imaginaire et passionnel enfin, qui le conduit à exalter le grondement des damnés de la terre et la vertu subversive des « mauvaises passions », comme dans cet éloge des bas-fonds et du lumpen-prolétariat : « Par fleur du prolétariat, j’entends précisément cette chair à gouvernement éternelle, cette grande canaille populaire qui, étant à peu près vierge de toute civilisation bourgeoise, porte en son sein, dans ses passions, dans ses instincts, dans ses aspirations, dans toutes les nécessités et les misères de sa position collective, tous les germes du socialisme de l’avenir, et qui seule est assez puissante aujourd’hui pour inaugurer et pour faire triompher la révolution sociale [16] ».

Le parcours entier de Bakounine est une quête de cet ordre. Il écume le siècle à la recherche de ce point d’origine, en quête de quelques hommes, à la découverte d’une passion qui lui confirme que la révolution a la moindre chance, lui qui a posé depuis le départ que la révolution était nécessaire, et qu’elle était donc possible [17].

À la recherche d’un songe, d’une image, qu’il découvre parfois dans les livres, et ces livres alors l’éblouissent, mais il est absurde de penser que ce sont ces livres qui le forment, c’est au contraire le désir et l’espérance passionnée de Bakounine qui les déforment et les entraînent jusqu’en des horizons auxquels ils n’étaient pas destinés. Ainsi est-il bien vrai que Bakounine a été séduit par le Compagnon du Tour de France, bouleversé par Consuelo, mais il n’y a aucun sens à dire, comme André Reszler, qu’il s’inspire de ces romans de George Sand [18].

D’ailleurs il est parfaitement significatif que Bakounine n’accorde aucune valeur révolutionnaire à l’art ni à la littérature. Non seulement il n’a consacré aucune réflexion spéciale au problème de l’art, mais ce chercheur d’hommes ne semble pas même songer à convoquer artistes et écrivains sur le terrain de la révolution. Il ne fait pas le moindre geste pour associer à son combat Tourgueniev, Wagner, George Sand, ses amis pourtant [19]. Évoquant le Bakounine de Dresde en 1849, Richard Wagner écrit : « Il ne recherchait plus les intellectuels. Ce qu’il voulait, c’était des natures énergiques et prêtes à l’action. [20] »

Car le seul principe valide est celui de l’action. Bakounine sans cesse exalte cette dernière en exaltant la vie, la vie contre la science, la vie contre les livres, car il nous faut autre chose, écrit-il, « la tempête et la vie, un monde nouveau où l’absence de lois créera la liberté » [21].

Certains de ses textes pourtant vont donner le change. À lire la confession qu’il adresse au tsar depuis la forteresse Pierre et Paul le 14 février 1857, et en particulier les pages qu’il y consacre à la révolution de 1848 à Paris, à la géniale découverte de la transfiguration du peuple en ces jours de révolution, l’on est frappé par la similitude de ton et d’écriture même, avec ceux de George Sand dans la série d’articles qu’elle consacre au même événement. Et l’on se dit que, par la grâce de l’insurrection, littérature et révolution ne font qu’une, que littérature et anarchie ont trouvé leur commune mesure dans l’aimable bonheur des fêtes de la concorde révolutionnaire, dans la fraternisation des jours d’émeute.

Et l’on se prend à penser que l’originalité de Bakounine est là tout entière, qu’elle consiste à ajouter au prométhéisme ambiant et qui domine le siècle, une dimension dionysiaque, celle d’une débauche de sens, d’une ivresse de liberté commune, et que c’est ça la vie.

Mais ce n’est pas ça, la vie. Cela, c’est de la littérature. C’est dans les livres seulement qu’une révolution peut s’enchanter d’elle-même, comme d’une fête, sans songer à ses lendemains ; dans les livres seulement qu’une révolution qui ne va pas jusqu’au bout d’elle-même peut ne pas être une révolution perdue. Ce n’est que dans les livres que les vaincus sont admirables. L’émotion esthétique va toujours contre la vie si elle ne pousse pas jusqu’à l’exigence de vaincre. « Les révolutions ne sont pas un jeu d’enfants, écrit Bakounine, ni un débat académique où les seules vanités s’entre-tuent, ni une joute littéraire où l’on ne verse que de l’encre. La révolution, c’est la guerre... [22] »

Bakounine est l’un de ceux, qui ne sont pas si nombreux parmi les publicistes du XIXe siècle, l’un des rares avec Blanqui et quelques autres, à prendre la révolution réellement au sérieux, c’est-à-dire à ne se contenter ni de la levée d’une espérance ni de la formulation d’une promesse, mais à exiger une victoire. À ne pas accepter, comme le fait généralement l’esprit romantique, d’inscrire la révolution dans l’ordre de la fatalité, qui la rend aussi insaisissable qu’inéluctable, mais à la faire relever tout entière d’une volonté. La justice, pour ceux qui ont décidé de la servir, ne s’accommode pas de la patience. Elle doit être rendue ici et maintenant à ceux à qui elle est due. « Ce qui est perdu, dit-il, est perdu sans retour ; nous ne croyons pas aux compensations... Nous nous intéressons beaucoup aux générations à venir ; mais nous nous attachons infiniment plus au sort des générations présentes. Si elles meurent dans la misère et l’esclavage, la justice qui triomphera après leur mort, pour elles, viendra trop tard. [23] »

Le fameux épisode Netchaïev, que tant d’historiens considèrent comme le plus trouble de la vie de Bakounine, n’a rien de mystérieux si l’on veut bien l’inscrire dans une telle logique. La fascination de ce dernier pour Netchaïev et son système, c’est-à-dire pour la rationalisation, implacable jusqu’au cynisme, du volontarisme politique, relève d’une nécessité très profonde.

Pour parler dans les termes de la sociologie de l’imaginaire et de la mythanalyse, cet épisode signale une relative relégation du motif prométhéen, ou en tout cas son infléchissement, d’ailleurs normal et momentané. Il est normal en effet qu’un motif mythique dominant ménage des virtualités compensatoires qui proviennent d’autres motifs mythiques. L’on a vu ainsi occasionnellement le prométhéisme bakouninien compensé par une rêverie dionysiaque ; on le découvre maintenant constamment guetté par une subversion satanique, qui se manifeste dans la négation de l’action progressive des temps à venir, dans l’exigence d’une satisfaction collective immédiate, dans le programme d’une rébellion absolue qui va jusqu’au bout d’elle-même.

Or le Catéchisme révolutionnaire, que Netchaïev propose à Bakounine, n’est que la rationalisation systématique de ce rêve du rebelle absolu. Si ce texte est bien monstrueux, il ne l’est pas seulement, comme on le dit généralement, par ses implications pratiques, parce qu’il met en place un système d’organisation fondé sur la centralisation implacable et dont le centre est un foyer de suspicion universelle – ce texte est monstrueux aussi en tant que texte. Car il est le livre qui nie tous les livres. Il invente un rêve qui a un certain avenir : celui du révolutionnaire sans phrases, du révolutionnaire absolument soumis aux contraintes de l’action, et de la victoire.

Bien sûr ce songe, pourtant réel, pourtant profond, est exactement contraire à d’autres songes en lesquels Bakounine trouve le bonheur de combattre. La froide détermination de vaincre et ce qu’elle implique heurte en lui d’autres valeurs à ce point que l’envoûtement, qui est bien révélateur pourtant des passions qui s’affrontent dans une seule et même rêverie politique, ne dure que peu de temps.

Bientôt la rupture est accomplie et Bakounine est rendu à la vie, c’est-à-dire à la générosité et la chaleur des hommes, à la confiance dans la spontanéité des individus et des grands nombres, à la sérénité des avenirs qui cheminent entre les hommes, même si la vie n’est pas sûre de vaincre, la vie qui charrie, encore et invariablement, des mots, des livres, entre autres ivresses improductives et précieuses.

Alain PESSIN
1998


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