A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Pinelli dans l’ombre des services
Article mis en ligne le 27 juin 2017
dernière modification le 7 août 2017

par F.G.

■ L’attentat perpétré le 12 décembre 1969 contre la Banque de l’agriculture, située Piazza Fontana, à Milan, marqua « un moment fondamental dans l’histoire de l’Italie de l’après-guerre » (Luciano Lanza). Précédée par les explosions du 25 avril et du 7 décembre de la même année et relayée, ce même 12 décembre 1969, par un autre attentat à Rome, la tuerie de Milan (16 morts et plus de 80 blessés) inaugura une stratégie de la tension aux funestes conséquences.

Principalement visés par le montage, les anarchistes avaient vu juste en parlant de « massacre d’État ». Au grand dam de la presse qui en déduisit une forte propension de leur part au délire et à la paranoïa. Et pourtant massacre d’État il y eut bien, opéré par des mercenaires fascistes travaillant pour des services secrets, italiens et étrangers, et couverts par des flics, des juges et des ministres, c’est-à-dire par une partie de l’appareil d’État italien, un massacre sciemment commis qui s’inscrivait dans une gradation et répondait à un objectif assumé : la préparation d’un coup d’État sur le modèle de celui des colonels grecs pour en finir avec le « communisme ». Cette stratégie eut, par ailleurs, pour effet induit de pousser une fraction de la gauche extra-parlementaire à répondre, en élevant le « niveau de la lutte » et sous forme armée, aux tentatives déstabilisatrices d’une droite extrême qui avait pris l’initiative de frapper la première et qui savait manipuler. Le principal effet de ce jeu pervers fut de faire entrer en crise presque tous les projets de changement radical de la société italienne – et ce jusqu’à nos jours, bientôt un demi-siècle plus tard.

Comme tout vient à qui sait attendre, la piste « nazi-fasciste » finit par intéresser quelques juges et journalistes, et ce d’autant que, sitôt assis sur les bancs de la justice, les suspects appartenant à ce bord-là étaient toujours innocentés. Ainsi, de fausse piste en fausse piste, le temps passa suffisamment pour que, recyclés les mercenaires du crime et revenus à de meilleurs procédés leurs commanditaires, la républicaine justice conclut tout bêtement, trente-six après l’attentat de Piazza Fontana, au non-lieu général. C’était le 3 mai 2005, en cassation, à Milan. Après avoir fait endosser le crime à d’autres, la déraisonnable raison judiciaire finit par ne l’imputer à personne et, ce faisant, par innocenter l’État, coupable du massacre.

Personnage emblématique de ce drame, Giuseppe Pinelli, le cheminot anarchiste retrouvé mort en tombant de la fenêtre du bureau du commissaire Luigi Calabresi, situé au quatrième étage de la préfecture de police de Milan, fut, chacun le sait aujourd’hui, la victime expiatoire de cette machination. Dans un livre en tous points remarquable, Les Ailes de plomb, Adriano Sofri [1] dressait, il y quelques années, un portrait très subtil de « Pino », ce libertaire « fort et fier » de la vieille école qui avait été estafette dans la résistance dès 1943, à 15 ans, dans les brigades Bruzzi-Malatesta et qui était le contraire d’une tête brûlée – ce que la police savait, et notamment Calabresi.

La fenêtre qui ouvrit sur la mort de Pinelli fut celle de tous les mensonges. Et c’est sans doute pour cela qu’elle est encore ouverte. Comme l’atteste la dernière enquête en date sur cette ténébreuse affaire, menée par Gabriele Fuga et Enrico Maltini, et dont nous donnons ici, en traduction française, la recension que Corrado Stajano en a faite, le 13 janvier 2017, dans les colonnes du Corriere della Sera.

À contretemps
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Dario Fo


■ Gabriele FUGA - Enrico MALTINI
PINELLI. LA FINESTRA È ANCORA APERTA
Milano, Edizioni Colibrì, 2016, 272 p., ill.

La nuit de Pinelli n’a pas pris fin. Ce bureau-là en particulier reste encore un mystère. Qui étaient véritable-ment les hommes qui, innocents, coupables, complices, y ont passé des heures et des jours, et ont vu ce qui y était advenu ? Après une infinité de procès, instructions, jugements en première instance, appels, cassations, acquittements, condamnations, récusations, prescriptions, classement, rien n’est sûr. Presque un demi-siècle après, on sait seulement qu’un homme, le 12 décembre 1969, a franchi le porche de la préfecture de police de Milan, vivant, et qu’il en est ressorti mort. Tout le reste a une double ou triple facette et demeure problématique, ambigu, vaporeux. La passion d’une multitude de gens qui se sont battus, alors, au nom de la vérité sur ce cas symbolique de la dignité d’un pays, a été frustrée. Qui sait si Licia Pinelli croit encore à ce qu’elle déclara à un journaliste quand Pino mourut : « Si en Italie existe vraiment une démocratie, et tout cela est arrivé en démocratie, nous, la vérité, nous la connaîtrons. »

Vient juste de paraître un livre qui peut aider à trouver cette vérité manquante, à rouvrir l’enquête, l’instruction, le procès. Une contribution importante. Il s’intitule simplement Pinelli. La finestra è ancora aperta (Pinelli. La fenêtre est encore ouverte) ; l’ont écrit Enrico Maltini, professeur à l’université d’Agriculture, décédé l’année passée, et Gabriele Fuga, avocat pénaliste. Ce n’est pas un livre partisan même si les auteurs appartiennent à la mouvance anarchiste. Ce n’est pas un livre sectaire ; il est minutieusement documenté et ses pages ont un ton plus affligé que polémique. La volonté de comprendre prédomine, le doute reste permanent. Avec pour guide une attention particulière aux singularités – le bon Dieu, on le sait, se cache dans les détails, comme l’écrivait Flaubert.

Qu’y a-t-il au cœur de ce livre ? Un procès-verbal, peut-être. Le 8 octobre 1996, un officier et deux agents de la police judiciaire ont retrouvé, dans un dépôt de la via delle Circonvallazione Appia 132, à Rome, une énorme quantité de documents du Bureau des affaires réservées du ministère de l’Intérieur, les services secrets de l’époque : 400 dossiers, rien que sur le massacre de Piazza Fontana – disponibles depuis peu après avoir été numérisés par la Maison de la Mémoire de Brescia. Il s’agit de 150 000 fascicules d’actes d’instruction et de procédure : ce ne sont pas les fameux « cadavres dans le placard », mais il est sûr que, de n’avoir pas été retrouvées à temps, ces précieuses pièces de première main auraient risqué de finir au pilon sans laisser de traces. Leur découverte a, en tout cas, permis aux préfectures de Milan, de Venise et de Rome de rouvrir des enquêtes inabouties et d’interroger des protagonistes de ce tragique événement, jamais entendus jusqu’alors.

Certains, effrayés, menteurs, ont continué à se taire, à nuire par omission, comme dans un spectacle de Dario Fo. Mais d’autres, désormais à la retraite, dégagés de ce fait des ordres de leurs supérieurs et sans crainte pour leurs carrières, ont révélé des faits aussi inconnus que révélateurs.

Travaillant comme des chartreux sur les anciennes et les nouvelles pièces, les auteurs de ce livre sont parvenus à restituer le cas Pinelli dans un cadre plus large, non exhaustif, bien sûr, mais pouvant éclairer quelques-uns des trous noirs de l’affaire.

Aussitôt après le massacre de Piazza Fontana, quatorze fonctionnaires – haut gradés de surcroît – foncèrent à Milan avec, en bouche, le nom de l’assassin, Valpreda, cueilli à froid à partir des presque seules informations d’un indicateur. Parmi ces fonctionnaires : Silvano Russomanno, un ancien de la République de Salò (377e bataillon Flak), interné après la guerre à Coltano, camp de concentration des républicains – le prolongement de l’État – et Elio Catenacci, directeur supposé des « Affaires réservées ». Le véritable metteur en scène et chef effectif des services était Federico Umberto d’Amato, décédé en 1996, qui termina sa carrière comme critique culinaire à L’Espresso. En trente ans, autre mystère, D’Amato ne fut jamais interrogé par les magistrats. On sait à présent que, en plus d’avoir des liens avec James Angleton, chef du contre-espionnage de la CIA en Italie, il maintenait de très étroites relations avec Stefano delle Chiaie, leader d’Avanguardia nazionale et des conspirateurs fascistes. Ces informations, toujours niées par D’Amato (« je ne l’ai jamais vu »), sont aujourd’hui attestées par son second, Guglielmo Carlucci.

Quatorze fonctionnaires venus de Rome décidèrent donc de ce qu’il fallait faire, dictant la ligne à suivre, rédigeant les rapports que les flics de Milan, ensuite, signaient. Ces hommes-là, incognito, rôdaient via Fatebenefratelli [2], inconnus de ceux qui passaient alors par ce bureau. Les Romains n’avaient pas une grande considération pour les Milanais, complices obéissants. Seul le chef du bureau politique de la Préfecture, Antonio Allegra, lié à Russomanno, savait quelques vérités de plus que ses collègues ou subordonnés. Ce fut lui qui accompagna à Rome, par avion, le chauffeur de taxi Rolandi et qui le conduisit au Viminale [3] auprès du chef de la police, Angelo Vicari, faisant bien attention de ne rien dire, comme il aurait dû le faire, aux magistrats. Ce fut encore lui qui, les jours suivants, dit à Vicari que, « au moment des faits, Pinelli était adossé à la fenêtre » – un détail, écrivent les auteurs du livre, qui « balaye les plongeons et autres sauts félins rapportés par les sous-officiers présents, du lieutenant des carabiniers Lo Grano à Allegra et Calabresi eux-mêmes » (détentes félines, plongeons, sauts soudains et fulgurants). Pinelli fut probablement tabassé, frappé, violemment poussé vers la fenêtre, puis tomba.

Comment se fait-il que, à l’exception du lieutenant des carabiniers, aucun des hommes présents dans le bureau n’ait eu cette minime lueur de pitié qui aurait dû les inciter à descendre dans la cour pour voir cet homme ? Probablement parce que, dans le cabinet du commissaire Allegra, on devait en toute hâte décider de ce qu’il fallait faire et dire aux journalistes. « Gravement soupçonné de participation au massacre, Pinelli voyait s’écrouler ses alibis. Un fonctionnaire l’avait confondu et lui, avait pâli (…) Dans le bureau, on était en train de parler d’autre chose. Une pause, quand Pinelli eut un mouvement imprévu, bondit vers la fenêtre entrouverte, car le local était enfumé, et se lança dans le vide. Ce suicide était un aveu évident », déclara le préfet Guida.

Qui était présent dans le bureau du quatrième étage de la Préfecture de police de Milan ces jours et cette nuit-là ? Il est impensable que l’interrogatoire de Pinelli, d’une grande importance pour toute l’enquête sur le massacre, ait été confié au seul commissaire Luigi Calabresi, dernier échelon de la hiérarchie. Où étaient Russomanno, Catenacci et les autres haut-gradés des services : Alberto d’Agostino, Ermanno Alduzzi, Guglielmo Carlucci ? Qui a fait irruption dans le bureau, en typique faux-jeton de la police, en hurlant que Valpreda avait parlé ? Cette nuit-là, devant cinq journalistes, Calabresi a validé les mensonges du préfet Guida. Il n’eut aucun geste de désapprobation ni même d’amertume, ce qui n’exclut pas qu’il ait pu être utilisé comme bouc émissaire par ses supérieurs et que d’autres soient les vrais responsables.

En mai 2009, le président de la République, Giorgio Napolitano, a évoqué la figure innocente de Pinelli comme « deux fois victime : d’abord de très lourds soupçons sans fondements, puis d’une fin soudaine, absurde ». Mais cela ne suffit pas, il manque un jugement. Le Pinelli de Fuga et Maltini peut y aider. Nous sommes là en présence d’un mauvais feuilleton malheureusement véridique, bourré d’espions, d’agents doubles, de diables, d’anges, de traîtres à la patrie, de victimes, de policiers de l’illégalité, de figurants d’un État qui n’a pas eu le courage de se juger lui-même.

Corrado STAJANO
Corriere della Serra, 13 janvier 2017
[Traduit de l’italien par Carlo Cinita.]


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