■ Patrice THIBAUDEAUX
L’USINE NUIT ET JOUR
Journal d’un intérimaire
Préface d’Henri Simon
Bassac, Plein Chant, « Voix d’en bas », 2016, 224 p., ill. de l’auteur.
Compte tenu de la rareté de la voix ouvrière dans l’espace médiatique et éditorial, il serait inexcusable de passer sous silence ce témoignage de Patrice Thibaudeaux. Il s’inscrit dans la lignée de Daniel Martinez (Carnets d’un intérimaire), de Jean-Pierre Levaray (Putain d’usine, Tue ton patron, etc.), d’Henry Poulaille (Le Pain quotidien, Les Damnés de la terre, etc.), tous trois salués en début de récit par l’auteur, et prouve que l’écriture prolétarienne – malgré sa production quasi unitaire – continue d’abattre de très belles cartes.
Dans la même veine qu’Ouvrière d’usine ! Petits bruits d’un quotidien prolétaire de Sylviane Rosière, ce journal personnel a quelques saveurs particulières : celles de l’effort et de l’authenticité. De fait, prendre sa plume pour relater son quotidien après des journées d’usine éreintantes relève quasiment de l’exploit. Malgré des conditions peu idéales, Patrice Thibaudeaux nous fera ce cadeau : « J’écris tout cela après ma nuit, à 6 h, chez moi, après m’être douché et changé. Selon mon état de fatigue ces impressions seront plus ou moins longues, plus ou moins intéressantes. » Si sa chronique des premiers mois de 2012 a déjà paru sous forme de brochure non signée [1], cette nouvelle édition s’enrichit de lettres inédites et de quelques « journées d’usine » plus récentes (2016). On y trouve également des illustrations légendées de l’auteur et un glossaire des termes techniques en fin d’ouvrage pour aider les lecteurs les plus inexpérimentés ou éloignés de ce milieu à y voir plus clair sur les méthodes de travail utilisées. Un livre à la portée de tous, donc, dans lequel les fioritures langagières n’ont pas leur place.
C’est le quotidien d’un intérimaire dans une entreprise de galvanoplastie qui nous est ici relaté. Ce procédé consiste à tremper des pièces de toutes dimensions dans un bain de zinc en fusion pour les rendre inoxydables. Ainsi, les pièces acquièrent une durée d’existence plus longue. Inversement, pourrait-on dire, à celle des ouvriers qui, eux, évoluent dans un milieu dantesque en tentant de ne pas se laisser broyer par le passage du temps. Car à la lecture de ce récit, le premier choc éprouvé tient aux conditions, franchement « hostiles » à l’homme, dans lesquelles s’effectue ce travail.
Ayant déjà exercé dans cette usine vingt ans auparavant, P. Thibaudeaux savait pourtant ce qui l’y attendait. Il n’en avait « pas que des bons souvenirs : un accident à l’accrochage, un pied écrasé dont [il] supporte parfois encore, vingt ans après, les séquelles ». Pourtant, les raisons de ce retour – à reculons – sont simples à comprendre : une conjoncture économique difficile, le besoin de survivre, une famille à nourrir. Autant de facteurs qui le mènent à réintégrer l’usine et à multiplier les concessions : « N’ayant pas le choix, j’accepte, même si je m’étais juré de ne plus travailler la nuit… ». En détaillant ses journées, l’auteur nous plonge non pas dans un bain de zinc en fusion chauffé à 470°… mais presque. La pénibilité de son poste (l’accrochage, dit « l’accro ») est telle que, rien qu’en lisant la description qu’il en donne, le lecteur sent la sueur perler aux tempes. C’est un travail qui se fait de nuit, et à l’extérieur, isolé de l’usine. Dans le froid (15° sous zéro, parfois), dans la chaleur, qu’il pleuve ou qu’il vente. La tâche consiste à suspendre quantité de pièces de toutes dimensions et de tout poids sur des poutres. L’opération s’effectue avec des chaînes de manutention, des fils de fer à torsader et à la force des bras et des mains. Au point que les ouvriers qui se livrent à cette tâche en portent les stigmates : « Depuis des mois que je travaille dans cette usine, mes mains ont pris du volume, en particulier les index. Les anciens ont des mains énormes. » Ajoutez-y un sol glissant, en mauvais état, une « atmosphère humide et puante », des pièces rouillées saturées de graisse, le vacarme d’un environnement débordant de ferrailles et de bruits mécaniques, et vous imaginerez facilement ce que peuvent être neuf heures de travail endurées à « Galvano Goulag ». Un quotidien harassant que P. Thibaudeaux ne surcharge d’aucun pathos ni excès. Il le décrit tout simplement.
Autre dimension importante de ces « tranches de chagrin » : l’attention constante que l’auteur porte aux rapports humains. Car s’il faut, pour pouvoir tenir, s’adapter aux conditions physiques, déjà évoquées, que requiert la tâche, l’usine, c’est aussi une communauté humaine où les collègues de travail jouent un grand rôle. Ici, ce sont exclusivement des hommes (pas de femmes, et heureusement, au vu de la pénibilité du travail), des hommes qui ont, à en croire l’auteur, souvent recours à l’alcool et/ou aux drogues pour faire que passent plus vite les nuits de travail dans ce monstre d’acier. Un symptôme que l’on pourrait s’imaginer révolu dans notre époque aseptisée, mais qui est encore bien présent. Le quotidien de ces ouvriers de l’ombre est, tout au long du récit ou presque, accompagné par cette aide du pauvre (parfois du début jusqu’à la fin de la nuit). Une sorte d’antidouleur que l’on se prescrit pour diluer sa peine, alléger sa fatigue et oublier la tristesse d’une vie passée à la gagner : « L’Apache se trimballe avec une fiole remplie d’alcool fort sur lui, il picole de temps en temps. Idem pour Boris, avec du rhum. » Ou encore : « Soirée éthylique. Beaucoup de gars en état d’ébriété (environ la moitié de l’équipe de nuit de l’accro). » Un constat d’autant plus amer qu’il induit certains comportements : accès de mauvaise humeur et tensions entre collègues pouvant aller jusqu’à de violentes empoignades. Des relents d’« assommoir », en somme, qui dictent le tempo d’un quotidien plutôt sombre et qui mènent parfois jusqu’au point de non-retour.
Pour n’être pas nouvelle, toujours aussi révoltante est l’évocation des petites bassesses que doit subir un intérimaire de la part des agences d’intérim ou de l’entreprise : licenciement immédiat pour avoir fumé une cigarette, obligation de travailler trois mois consécutifs avant de toucher la prime de nuit, « oubli » de paiement d’heures travaillées ou de primes, etc. Tout au long de ce journal, P. Thibaudeaux dresse une liste éloquente de ces humiliations sournoises. En cela, il parlera sans doute à toute cette classe de travailleurs involontairement hyper-flexibles qui a (ou qui a eu) affaire aux « négriers de l’intérim ». À tout cela, il faut ajouter l’incertitude du travail du lendemain. Comme une épée de Damoclès, le couperet peut tomber rapidement pour ces intérimaires que l’on repère facilement grâce à leurs casques de chantier blancs : « Vendredi dernier, ils ont viré des intérimaires (baisse d’activité d’après la direction). Ils les ont prévenus le vendredi soir, peu avant la fin du poste, bonjour l’élégance ! » On ressent aussi l’appréhension des coups de téléphone annonçant l’arrêt sans préavis d’une mission par manque de boulot : « Certains pensent qu’on va revenir la semaine prochaine, d’autres non. Je ne suis pas optimiste. J’ai l’impression qu’ils vont nous lourder à la fin de la semaine, ces salopards ne nous disent rien, bien sûr. » Ou par inadéquation des dernières recrues à un travail physiquement très exigeant : « D’ores et déjà certains me disent que les nouveaux intérimaires ne font pas l’affaire et que le chef va les virer. Je ne réponds rien car personnellement je trouve cela injuste de les juger aussi vite. » Tout cela sans compter avec les combines des charognards des agences : « Ils nous arrêtent maintenant parce qu’ils ne veulent pas nous payer le lundi de Pâques (lundi prochain). Pour être payé un jour férié, il faut au moins avoir travaillé la veille, voilà tout. » Et P. Thibaudeaux de conclure : « Il n’y a pas de petits profits pour ces vautours ! » En bref, un climat d’incertitude générale façonné de toutes pièces par l’entreprise et les agences d’intérim, climat qui peut pousser les intérimaires à prendre le chemin du « chacun pour soi » pour ne pas se retrouver dans les wagons des fins de contrat ou pour prétendre à une future embauche. D’ailleurs, loin de mythifier la classe ouvrière, l’auteur dresse un tableau plutôt sombre où l’individualisme, cette tare contemporaine, prend de plus en plus de place. Par petites touches, pourrait-on dire, banales mais révélatrices : l’organisation manquée d’une quête pour le décès du père d’un collègue ou le sale boulot laissé volontairement par une équipe pour que la suivante s’en charge. P. Thibaudeaux pointe aussi, et avec une franchise quasi brutale, les rivalités entre les différentes équipes (matin, après-midi, nuit), et même en leur sein.
Malgré tout, le journal de P. Thibaudeaux contient aussi quelques notations positives sur son vécu de travailleur intérimaire. Par exemple, quand il décrit ces nuits de bonne humeur partagée où les rires et les chants agissent comme autant de brisures du quotidien, ces moments de cohésion durant lesquels on se sent moins seul, cette euphorie des vendredis qui contraste avec la morosité des lundis. Ou encore, ces manières spontanées de récupérer une part de plus-value en bois de chauffage ou en quittant le boulot avant l’heure, une fois la tâche accomplie. Dans cette équipe « des grandes gueules et des gros cœurs » subsiste encore, nous dit P. Thibaudeaux, une fierté ouvrière. Et il note que, pour l’essentiel, les « intérimaires qui font l’affaire sont des fils d’ouvriers devenus ouvriers eux-mêmes ». « Ils en ont – dit-il – la culture et la mentalité (entraide, solidarité, courage, générosité, et l’amour du travail bien fait en dépit de leur condition d’exploités). » Contre vents et marées, ces hommes luttent chaque jour qui passe pour gagner maigrement, mais dignement, leur vie ; une forme d’abnégation sans doute essentielle pour leur permettre de tenir. Cette entraide ouvrière qui « fait chaud au cœur » transcende les statuts, et même les sympathies : « Si j’ai terminé mon travail, j’aide systématiquement les types à la bourre (je n’oublie pas les fois où c’était moi qui étais à la bourre), quels qu’ils soient, les braves types comme les “connards”. » Comme une trace du passé qui n’aurait pas été complètement effacée sous les piétinements de l’individualisme programmé, cette solidarité laisse à penser que tout n’est peut-être pas désespéré.
Ce témoignage sur l’exploitation moderne vaut aussi par la description du comportement hautain d’une direction qui, sans surprise, joue sa partition. Tout y passe : la journée d’intégration, le baratin sur la ponctualité, la solidarité et l’esprit d’équipe, sans oublier les médailles du travail ou les réunions inutiles. Autant de clichés réchauffés pour finalement n’autoriser que trente minutes de pause (non payées, bien sûr) aux employés pour manger un casse-croûte dans les vestiaires. Cherchez l’erreur… Le passage consacré aux « réunions “sécurité” » est à cet égard saisissant de justesse : des consignes dispensées par « deux pantins des bureaux » aux « discours moralistes » qui « n’ont jamais touché un bout de ferraille et nous donnent des leçons ». Dans ce genre de situation, c’est vrai, on préfère retourner au boulot plutôt que de rester là, assis sur une chaise, bien au chaud, à supporter sagement cette comédie fatigante, bêtifiante et absurde dispensée par des gens qui « ont réponse à tout quoi qu’il arrive ». On le sent dans ce livre : un fossé se creuse irrémédiablement entre deux mondes.
S’il fallait apporter un bémol, ce serait sur l’absence de tout un pan de l’existence des protagonistes de ce journal : leur vie privée, leur vie en dehors du travail. Des histoires personnelles sont dévoilées, certes, mais on aurait aimé en connaître un peu plus sur l’articulation entre la vie familiale et la vie sociale de ces hommes, sur leurs occupations extra-professionnelles, ou encore sur leur mode de consommation général, autant de précisions qui auraient peut-être apporté davantage à ce témoignage. Mais sans doute Thibaudeaux a-t-il préféré s’en tenir là par pudeur (ce que l’on peut comprendre aisément) ou parce que son objectif n’était simplement pas là.
Un dernier mot, enfin, sur l’objet-livre. Comme tout ouvrier qui aime le travail abouti, il convient de saluer sa fabrication en elle-même. Une belle édition, une couverture sans artifice, agréable au toucher, aux couleurs sobres, à contre-courant des modes et des codes, et qui offre un atout supplémentaire à cette « voix d’en bas » dont on aimerait amplifier l’écho. Un bel objet, donc, un livre qui respire, qui conserve les traces du quotidien comme autant de cicatrices sur les paluches des prolétaires. Une expérience de lecture dont on ne ressort pas indemne, mais que l’on se doit de vivre et de diffuser le plus largement possible pour élever, ne serait-ce qu’un peu, les consciences. Mais qu’on se le dise, il fait bien sombre au pays des Lumières.
Damien GALLÈNE