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José Peirats, son biographe et la méthode
Article mis en ligne le 1er février 2017
dernière modification le 11 avril 2017

par F.G.

■ Chris EALHAM
VIVIR LA ANARQUIA, VIVIR LA UTOPIA
José Peirats y la historia del anarcosindicalismo español

Traduit de l’anglais par Federico Zaragoza
Madrid, Alianza Editorial, 2016, 344 p., ill.

Dans une réponse circonstanciée aux allégations diffamatoires du prologuiste des Mémoires de José Peirats (1908-1989) [1], nous conseillions, en 2010, à nos lecteurs d’attendre, pour se faire une idée plus juste de ce personnage central du mouvement libertaire espagnol, la biographie annoncée de Chris Ealham [2]. On peut aujourd’hui juger sur pièces.

« Histoire de la vie d’un individu, cette biographie se veut aussi celle d’un agent collectif, la classe ouvrière dont est issu Peirats » – et plus précisément « sa partie la plus radicale » qui entra en « profonde osmose » avec « la CNT anarcho-syndicaliste » (p. 15). La perspective « particulariste » adoptée par l’historien fonctionne d’autant plus aisément que la vie de Peirats fut intimement mêlée à l’anarchisme ibérique de son temps dont la singularité indépassable – avant la guerre civile, du moins – tint à la symbiose qui s’opéra en son sein, et comme nulle part ailleurs, entre l’utopie dont il était porteur et la classe ouvrière, élargie à la petite paysannerie, qui était seule capable de lui donner sens et force pratique.

Connaissant son petit monde universitaire, Ealham se dédouane par avance du reproche, qu’il s’attend à subir, d’avoir versé dans l’ « hagiographie » – il suffit d’ailleurs de le lire pour se rendre compte, nous y reviendrons, qu’aucun défaut et faiblesse supposés de Peirats n’y sont oubliés. Cette mise au point ne l’empêche pas, cependant, d’assumer devant ses pairs l’admiration évidente que lui inspire Peirats. Dans le langage de l’Alma Mater, le reproche d’hagiographie s’applique exclusivement à l’histoire « militante », à savoir celle qui, pour le magistère, sert la cause plus que la science et, ce faisant, ne représente, à ses yeux, qu’une forme de propagande dépourvue de toute valeur objective. On connaît la musique et l’on sait, par expérience, ce qu’elle occulte : une nette aversion pour la radicalité, le moment révolutionnaire, le chemin de l’auto-émancipation et des métamorphoses. On comprend que l’atypique Chris Ealham, dont les sympathies pour l’anarchisme espagnol sont clairement affirmées, se sente donc obligé de préciser qu’il n’est pas plus neutre que les pontes du néo-libéralisme dominant, mais on doute que la précision ait quelque effet sur la caste. Son maître, l’historien britannique Edward P. Thompson [3], fut lui-même traité d’historien de contrebande par les officiels de son temps, ce qui ne l’empêcha pas de faire école.

S’il fallait définir ce qui fait de Peirats un personnage si attachant, ce sont d’abord les vicissitudes de sa vie et la manière dont, chaque fois qu’il y fut confronté, il les affronta avec une authentique force de caractère. Le récit fouillé de ses années d’enfance que nous offre Ealham est, sur ce point, très instructif. Fils d’ouvriers espadrilleurs natifs de Vall d’Uxó (province de Castellón), le jeune Peirats émigre, avec sa famille, à Barcelone, quand il a un peu plus de 8 ans. Très rapidement, il connaît le malheur intime : le décès de plusieurs de ses frères et sœurs et, pour lui-même, les premiers effets de la maladie de Perthes (non répertoriée à cette époque), qui se caractérise par une déformation du fémur avec érosion progressive du cartilage. Cette infirmité, Peirats s’en arrangera des années durant en souffrant, parfois le martyr, mais avec courage. Elle lui fournit vite la preuve du manque de sympathie humaine, surtout chez les enfants, pour le malheur des autres. Longtemps, il fut, pour eux, « le boiteux », mais le boiteux qui répond à l’insulte. À coups de poing. Boiteux ou pas, il commença à travailler dès son arrivée à Barcelone. Il fallait bien que les sous rentrent dans le très modeste foyer ouvrier de Poble Sec où ses parents continuaient de fabriquer des espadrilles que le gamin livrait, avec une de ses sœurs, aux donneurs d’ordres.

Sur un autre plan, ce gosse du petit peuple manifeste une telle curiosité intellectuelle, une telle appétence pour la lecture et pour l’étude que sa mère, Teresa – personnage pivot de la famille, nous dit Ealham –, finit par convaincre son mari de l’inscrire, malgré le sacrifice financier que cela suppose, à l’école du quartier. École municipale mais forcément sous mainmise des curés, comme toutes les écoles de l’Espagne cléricale d’alors. Une « école-prison », dira plus tard Peirats, qui s’en échappa dès que possible. Pour ses parents, le choix est donc simple : si, telle qu’elle est, l’école ne lui convient pas, il doit embaucher sur l’une des nombreuses bòbiles (briquèteries) de l’axe Sants-Collblanc-Les Corts. Ce qu’il fait sans barguigner, comme arpète. À 13 ans, il connaît son premier émoi social : une grève des apprentis dirigée contre le patron du chantier, mais aussi contre ses ouvriers – dont certains sont syndiqués à la CNT – pour exiger l’abolition des vexations et des brimades qu’on leur impose des deux côtés. Une grève de mômes, en somme, héroïque et ludique, mais perdue d’avance sans le soutien de la CNT. Jugée peu sérieuse, elle ne l’obtint pas et fut défaite. On peut penser que le jeune Peirats en fut meurtri, mais sa conscience sociale s’y aiguisa. Des déceptions, il en connaîtra d’autres, des défaites aussi, et plus considérables. Quant à sa condition d’ouvrier briquetier, c’est le seul titre de gloire que, des années plus tard, devenu journaliste et historien reconnu, il fit inscrire sur sa carte de visite.

Conscience sociale, d’un côté ; goût pour la culture, de l’autre. Une fois terminé son dur apprentissage, à 14 ans, Peirats adhère à la Société des briquetiers de la CNT barcelonaise, confédérée à la CNT, et, parallèlement, fréquente l’Athénée ouvrier rationaliste de la rue Alcolea (quartier de Sants), dont l’animateur, Juan Roigé, est anarchiste. Là s’ouvre à lui un monde infini, celui de la connaissance conçue et dispensée pour émanciper. Il apprend à apprendre et, ce faisant, il conquiert déjà sa liberté. Ealham excelle dans la description de la vie de ces quartiers prolétaires de Barcelone et de sa banlieue – ici, plus particulièrement celui de La Torrassa (Hospitalet) – où l’anarcho-syndicalisme fut dans l’Espagne des années 1920 le vecteur par excellence de cette conscience de classe et de cette pratique de la culture de l’auto-émancipation. Dans cette « cité sans loi », comme disait les défenseurs de l’ordre, Peirats apprit l’essentiel : la fraternité des pauvres, la décence de leurs combats et leur capacité infinie, une fois rassemblés, à transformer le monde.

Prosopographique, l’approche de l’auteur nous offre un tableau vivant du mouvement libertaire espagnol des années 1920 et 1930, cette communauté humaine ascendante où l’ouvrier conscient, syndiqué à la CNT mais bien plus que cela, émerge comme figure centrale d’une autonomie sociale conquérante. En ces temps où les passeurs étaient légion – Massoni, « père spirituel des briquetiers de Barcelone » et Roigé, athénéiste de Sants, pour Peirats –, la transmission opère naturellement, de rencontre en rencontre, dans la pratique et dans l’étude, dans le conflit aussi. À lire Ealham, on comprend ce qui fait la singularité de ce prolétariat militant si intimement convaincu de la justesse de sa cause qu’il la vit, au quotidien, comme une émancipation déjà palpable pour lui-même. Une sorte de gymnastique de la lutte et de la pensée qu’aucune avanie ne contrarie jamais.

Si Peirats fait figure de modèle dans cette fresque, c’est qu’il réunit, en lui-même, et parfois de manière contradictoire, cette double aspiration de l’anarchisme à l’émancipation individuelle et collective, et plus précisément le risque qui pointe quand l’individualisme – au sens noble du terme – s’émancipe de la question sociale en devenant mode de vie alternatif. La chose l’attire, mais il s’en méfie. Chez lui, le sentiment d’appartenance à une « classe pour soi », comme disaient les marxistes du temps où ils n’étaient pas devenus postmodernes, demeure constitutif de sa manière d’être anarchiste. D’un côté, il manifeste très jeune, comme on l’a dit, une attirance démesurée pour la culture de soi ; de l’autre, il ne voit dans cet apprentissage du savoir aucune manière de sortir de sa classe. D’où son refus obstiné, manifesté sa vie durant, de se définir ou d’être présenté comme « intellectuel » – de surcroît « organique ».

Ealham fait donc erreur en usant, comme d’autres, à l’égard de Peirats, de ce concept gramscien que l’auteur de La CNT en la revolución española aurait récusé par les deux bouts. Il faut croire que l’Alma Mater a désormais ses références obligées. Juste est, en revanche, l’essentielle différence de position – et de pouvoir – que pointe Ealham entre Peirats, d’une part, et l’entreprise culturelle de la famille Urales, d’autre part, dont Federica Montseny, la fille, fut la dernière représentante. Peirats s’honorait, en ouvrier, de manier aussi habilement, et indifféremment, la plume que la truelle quand les Urales, vivant de leur production intellectuelle, s’auto-désignaient représentants exclusifs d’un anarchisme sui generis si peu réceptif à la question sociale – et plus précisément à la pratique anarcho-syndicaliste – qu’ils s’attirèrent très vite le soupçon de n’être que des « libéraux radicalisés » (García Oliver). Cela dit, dans un cas comme dans l’autre, le concept d’ « intellectuel organique » est inopérant, sauf à lui faire dire n’importe quoi. Pour Gramsci, l’ « intellectuel organique » reste défini par son rôle social, sa fonction, qui le lie organiquement à la domination en acte ou en projection. Partant de cette acception originelle du concept, on se demande en quoi, comment et pourquoi, même accolé au terme de « prolétaire », il pourrait se révéler d’une quelconque utilité pour caractériser le parcours d’un Peirats. Sauf à s’être perdu, avec Gramsci, dans les limbes de la postmoderne déconstruction où tout sert à tout puisque tout est relatif.

Anecdotique dans l’exemple précédemment évoqué, cette volonté de catégorisation révèle, plus globalement, une manie trop répandue chez les historiens, même les plus respectables. On sent, d’ailleurs, sous la plume de Chris Ealham, une authentique difficulté à faire entrer Peirats dans des cases préétablies. La raison en est simple si l’on admet qu’il demeura, sa vie militante [4] durant, irréductible au marquage idéologique : adhérent du groupe spécifique « Afinidad », il se méfia suffisamment tôt de la FAI pour y déceler tous les défauts qui finiront par la transformer en avant-garde de ses illusoires prétentions ; opposé aux « trentistes », il n’accepta pas que, par facilité, on en ridiculisât les positions ; attentif aux questions culturelles, il ne céda jamais au culturalisme suranné de la famille Urales ; rigoureux, et à certains égards pragmatique, il s’opposa aux penchants planistes des « Argentins » de Barcelone : Abad de Santillán et ses amis ; radical, il qualifia, sans ciller, le glissement insurrectionnaliste de 1932-1933 de « conspirationnisme de théâtre » et entra en lutte ouverte contre le groupe « Nosotros », héritier des « Solidarios », dont Peirats dénonça avec constance les dérives avant-gardistes, dirigistes et militaristes. En retour, le « trio de l’essence » (Ascaso, Durruti et García Oliver) – qu’il chercha à faire exclure de la FAI avant de comprendre qu’il n’en faisait pas partie, mais parlait en en son nom – lui tailla un costume de bilieux définitif et d’orthodoxe patenté. Bilieux, il pouvait l’être, mais « orthodoxe » sûrement pas. Peirats fut, en réalité, un hétérodoxe de tous les instants qui saisit assez vite que, sous ses divers masques et au nom des mêmes intangibles (mais modulables) « principes, tactiques et finalités », l’anarchisme pouvait aussi relever de l’école des vanités.

Partant de là, ce personnage complexe, et à bien des égards déroutant, ne peut que donner du fil à retordre aux historiens les mieux dotés. Cette gêne, on la ressent parfois sous la plume de Chris Ealham. Comme s’il s’était fait une idée à peu près juste du personnage – idée reposant sur un très sérieux travail de quête de sources, le plus souvent interprétées subtilement –, mais que quelque chose de ses motivations lui échappait dans la recherche des causalités qui déterminèrent, à tel ou tel moment de son histoire, ses choix ou ses non-choix. On citera un exemple : comme d’autres, Ealham peine à comprendre pourquoi, en temps de guerre, un opposant aussi déterminé que le fut Peirats à l’intégration de la CNT à l’appareil d’État, manifesta plus d’antipathie que de sympathie pour le groupe des « Amis de Durruti », entité à laquelle non seulement il n’adhéra pas, mais qu’il critiqua publiquement. Pour Ealham, ce refus de convergence constituerait d’abord la preuve des « limites de l’opposition de Peirats aux comités supérieurs » (p. 133) de la CNT-FAI. Bien sûr, l’historien ne joue pas sur le même registre que certains « durrutistes » d’ultragauche d’aujourd’hui pour qui Peirats n’aurait été, pour l’occasion, qu’un centriste sans panache. Il insinue la contradiction, mais n’explique pas le désaccord. Pour Peirats, cette convergence n’allait non seulement pas de soi, mais elle était impensable tant les « Amis de Durruti », dont il connaissait les postulats, représentaient, à ses yeux, une claire dérive bolchevisante de l’anarchisme. Pour le dire plus nettement, Peirats n’avait aucun doute sur le fait que, d’avoir réussi dans leur entreprise d’inverser le processus contre-révolutionnaire en marche – ce qui était de toute évidence improbable sans un ralliement massif des « cénétistes » –, l’application de leur programme en aurait fini avec l’idée même de révolution – et plus précisément avec l’esprit libertaire qui l’avait portée en juillet 1936. Quand on admet comme relevant d’une loi de l’Histoire l’hypothèse qu’une claire défaite est toujours préférable à une amère victoire parce qu’elle laisse les mains propres, on peut lui donner raison. Peirats fut un adversaire déterminé, courageux, constant de « l’anarchisme de gouvernement », mais il n’avait pas la naïveté de croire, comme les « Amis de Durruti » que cette aberration relevait essentiellement d’un phénomène hors-sol, d’un parasitage bureaucratique, d’une trahison des « élites » confédérales et faïstes. Il savait que, dans cette invraisemblable mutation, le poids de la guerre imposé par les « circonstances » y était pour beaucoup. Et que beaucoup des miliciens devenus soldats qui la faisaient au quotidien, dans l’attente ou la fureur des combats, adhéraient, par conviction ou par défaut, aux idées d’unité antifasciste et d’efficacité combattante. On ne trouvera pas d’explications simplistes, chez Peirats, sur une dichotomie fantasmée entre « base » et « sommet ». Ses conclusions étaient, en fait, beaucoup plus pessimistes. Et c’est en pessimiste convaincu que la révolution était définitivement perdue qu’il s’enrôla, à l’automne 1937, dans la 26e division (ex-colonne Durruti). Avec la conviction, écrit justement Ealham, que, à sa place de combattant, il pourrait au moins « être sûr de l’identité de l’ennemi » (p. 140).

Ce pessimisme, aussi structurant du personnage que son caractère malcommode, la longue traversée de l’exil allait évidemment l’amplifier. Cette période de la vie militante de Peirats, qui occupe une bonne moitié de cette biographie, fut, en effet, lourde de contrariétés. Mais elle eut au moins l’avantage, à l’orée des années 1950, de faire naître en lui l’idée qu’il était sans doute plus indiqué, pour sa santé mentale, de se consacrer à l’histoire de la CNT de la grande époque que de se perdre dans le labyrinthe infini des tristes passions bureaucratiques de son ersatz outre-pyrénéen. Dites comme ça, les choses paraissent simples, mais elles ne l’étaient pas. Plutôt le contraire. Et, sur ce point, le livre de Chris Ealham fourmille de détails sur les difficultés – matérielles, existentielles et de santé – que dut affronter Peirats lors de son premier exil « aux Amériques » et sur celles qui l’assaillirent, à partir de mars 1947, lors de son installation à Toulouse, capitale des vaincus. Quant à l’espace militant, son air s’y était considérablement raréfié depuis que la CNT s’était divisée, en 1945, sur des questions supposément tactiques – la meilleure façon de mener la lutte contre le régime franquiste –, mais recouvrant surtout des conflits d’intérêts beaucoup plus prosaïques pour le contrôle de l’organisation. De fait, naturellement, Peirats se trouva dans le camp dit des « Peaux-Rouges », ceux qui assuraient vouloir en revenir aux principes fondateurs de l’anarcho-syndicalisme des origines, mais dont, curieuse facétie de l’histoire, la figure la plus emblématique demeura Federica Montseny, la même qui, ministre en temps de guerre, avait prôné et obtenu des sanctions contre l’ « antiministérialiste » Peirats, rédacteur en chef d’Acracia, principal organe libertaire d’opposition à l’ « anarchisme de gouvernement ». Comprenne qui pourra. Peirats comprit, lui, que l’air était propice à la démagogie et aux reclassements idéologiques, ce qui ne l’empêcha pas de livrer combat contre la bureaucratisation de l’organisation, ses douteuses méthodes de financement, mais aussi contre la mythification d’une lutte armée désordonnée n’ayant d’autre effet que de livrer des résistants, le plus souvent enthousiastes, à une mort certaine. Et son combat fut gagnant puisqu’il se vit élire secrétaire de la CNT (en exil) lors de son deuxième congrès, en octobre 1947. Sur le niveau de conflictualité et les rapports de forces internes à la CNT de cette période, Ealham livre une analyse globalement juste quant aux positionnements de Peirats et aux priorités qui furent les siennes – notamment en matière de réunification avec « l’autre CNT », majoritaire en Espagne. Mais il minimise, ou sous-interprète, l’effet d’usure morale qu’un tel degré d’implication pouvait avoir sur un homme assez peu porté à jouir d’une fonction dont il ressentait plus volontairement la charge que l’avantage. Ce qui explique que, réélu secrétaire en mai 1950, il décida de passer la main pour se consacrer à la rédaction de son grand-œuvre : les trois tomes de La CNT en la revolución española [5], parus en 1951,1952 et 1953.

À partir de ce moment-là, Peirats se reconstruit comme anarchiste de la marge. Son activité militante – considérable au vu de sa production – est essentiellement de plume, comme directeur de journal ou simple collaborateur. Quant à sa vie quotidienne, c’est celle d’un travailleur pauvre que la maladie n’épargne pas, mais qui s’honorera de ne plus vivre, même chichement, « de l’organisation ». En 1950, il a rencontré celle qui sera la compagne de sa vie, Gracia Ventura, qui l’aidera à stabiliser son existence en la recentrant sur l’écriture, son domaine de prédilection. Sur ces bases, le rôle de Peirats demeurera essentiel au sein d’un mouvement libertaire espagnol en passe de se réunifier.

C’est sans doute pour n’avoir pas saisi à sa juste mesure le caractère irrévocable de ce changement de cap du début des années 1950 que Chris Ealham reproche à Peirats de ne pas avoir accepté, au congrès de Limoges de 1961, sa nomination comme premier secrétaire de la CNT réunifiée. Il va même plus loin en interprétant son refus comme une « erreur fatale » (p. 193) dont les conséquences seront de rendre cette réunification impossible en ouvrant un champ de manœuvre infini à ses adversaires de toujours : le clan Esgleas-Montseny et ses affidés. Hormis le choix – cohérent – de Peirats, on peut douter que sa réintégration à l’appareil, pour l’occasion, ait pu inverser durablement un phénomène qui tenait pour beaucoup aux conditions mêmes où s’était scellée la réunification et, plus encore, aux évidentes contradictions qu’elle se révéla incapable de résoudre. On peut même penser que, de s’être afféré à cette très lourde tâche, Peirats – opposant déterminé à la ligne, même « sous-marine », de lutte armée – s’en serait démarqué frontalement – beaucoup plus, en tout cas, que ne le fit, sans en penser moins, le subtil Roque Santamaría, celui qui le remplaça comme secrétaire. Cette liberté à laquelle Peirats tenait par-dessus tout, cette manière de dire, parfois férocement, ce qu’il pensait de telle ou telle dérive obsessionnelle de l’anarchisme combattant, cette volonté de défétichiser l’histoire du mouvement libertaire espagnol en pointant ses nombreuses erreurs stratégiques et en déboulonnant quelques statues de Commandeur, seule la marge le lui permettait. Non par retrait sur l’Aventin – il continuait à militer à la base, à donner des conférences, à participer à des meetings –, mais en refusant d’être, désormais, coresponsable de rien qu’il ne pût accepter lui-même par conviction propre.

Cette sensibilité s’accrut pendant la dernière phase de l’exil, qui couvrit la décennie 1965-1975. Ayant décidé de quitter la CNT après le sinistre congrès de normalisation de Montpellier (1965), Peirats en fut tout de même exclu, avec beaucoup d’autres, quelque temps plus tard. Comme quoi le vieil adage stalinien – « on ne quitte pas le parti, on en est chassé » – se pratiquait aussi chez « les chevaliers à la hache » confédérale. Triste époque déliquescente… Défait le lien organique, Peirats vécut sa propre dissidence – et plus encore la dissidence collective d’une importante partie du mouvement libertaire espagnol en exil – comme une chance de briser enfin le cercle infernal de l’asphyxie bureaucratique et de l’immobilisme. Dans ce moment de déshérence, la revue Presencia, tribune libertaire de libre discussion animée, pour l’essentiel, par des militants des Jeunesses libertaires, joua indiscutablement, comme l’indique Ealham, un rôle fédérateur, mais aussi d’impulsion critique, auquel Peirats ne fut pas insensible. Il lui donna d’ailleurs, sur dix numéros parus, sept contributions, ce qui n’est pas rien quand on sait que, sur le fond, il ne partageait pas, sur divers points fondamentaux, sa ou ses ligne(s) éditoriale(s) : le soutien aux naissantes « commissions ouvrières », l’intérêt accordé au néo-marxisme et la revendication de l’activisme (au sens propre du terme, cette fois) comme méthode de lutte. Étrangement, Ealham ne retient de ses collaborations, dont certaines sont pourtant brillantes, que leurs « ambiguïtés et [leurs] limites » (p. 207) ramenées pour l’essentiel à l’« anticommunisme » de Peirats. Venant d’un historien connaisseur de l’imaginaire libertaire des années 1920 et 1930 et des conflits internes au camp « républicain » pendant la guerre civile, on s’étonnera que l’anticommunisme réel des anarchistes espagnols puisse être interprété comme favorisant forcément l’ « ambiguïté » ou marquant la « limite » théorico-pratique de ses aspirations émancipatrices. Et, davantage encore, qu’il n’ait pas compris, que, pour l’occasion, Peirats s’était fait un devoir de « penser contre » l’opinion dominante – effectivement néo-marxiste – des animateurs de Presencia, mais en s’impliquant dans le débat. À sa place et de son point de vue. Ce qui confère, encore aujourd’hui, à cette revue un authentique caractère de tribune de libre discussion [6].

Créés en 1967 avec pour seule ambition de résister de manière collective à la vague purgative du bunker bureaucratique, les Groupes de présence confédéral (GPC) – devenus trois ans plus tard Groupes de présence confédérale et libertaire (GPCL) – n’avaient aucun lien, malgré la concordance temporelle des deux initiatives, avec la revue Presencia, comme le laisse à penser Ealham. Non qu’ils lui furent forcément hostiles, mais ils jouaient sur un autre terrain, ce que semble ignorer Ealham pour qui le concept de « dissidence libertaire » paraît suffisamment parlant pour ignorer les divers positionnements tactiques, stratégiques et idéologiques qu’il charria. S’agissant de deux projets différents, il n’y a, donc, aucune contradiction entre les « réserves » que Peirats manifesta pour la revue Presencia et l’ « enthousiasme » qu’il marqua pour la création des GPC – et, plus encore, en 1970, pour le lancement de Frente Libertario. Concernant la collaboration assidue de Peirats à ce mensuel [7], qui fut, sept ans durant, l’organe fédérateur de cette dissidence aux contours multiples, Ealham a raison de noter qu’elle lui permit, sans entrave d’aucune sorte, d’affiner sa critique de la bureaucratisation, depuis la guerre, d’une CNT qu’il s’agissait de reconstruire sur les bases d’un anarcho-syndicalisme suffisamment rénové pour être capable de retisser les fils de l’ancienne mémoire des luttes. Le pessimiste Peirats croyait-il réellement à cette perspective ? On peut en douter, mais il est sûr, en tout cas, que, durant les dernières années du tardo-franquisme et les premières années de ladite « transition démocratique », il y consacra l’essentiel de ses efforts. En vain, pour sûr, car aucune analyse sérieuse sur cette époque ne saurait ignorer l’adage de Marx selon lequel « l’histoire se répète en farce ». Grandiose, émouvante, multitudinaire, bouleversante, tonitruante, mais farce tout de même. Car, par obligation, cette CNT renaissant sur la seule base d’une mémoire populaire qui lui semblait, c’est vrai, acquise, du moins en Catalogne, manifesta très vite, par activisme infantile, sa double incapacité militante à renouer avec le fil rouge de son histoire d’avant-guerre et à se saisir, au présent, de la question sociale pour nourrir son projet émancipateur. D’où sa déconstruction rapide, en trois petites années, dans une incessante répétition de conflits internes dont l’effet le plus patent fut d’ouvrir, in fine, à diverses camarillas concurrentes le champ d’un pouvoir à prendre sur ce néant organisationnel. Ce qui se produisit en décembre 1979, avec le concours avisé des vieux briscards orthodoxes de l’Exil éternel, dans un congrès capharnaüm d’où la CNT sortit en ruines.

La lecture que Chris Ealham fait de cette période et du rôle que tenta, un instant, d’y jouer Peirats, est lacunaire. Trop anecdotique, en tout cas, pour susciter la moindre piste de réflexion sur les causes, réelles ou supposées, de cette renaissance-effondrement dont la seule originalité historique fut, finalement, d’avoir été concentrée sur une très courte unité de temps. Pour Ealham, tout tient au choc culturel – et donc générationnel – qui se produisit, en 1976, entre l’idée sclérosante que se faisaient de la CNT les « vieux » militants, dont Peirats, et celle, parfois incongrue mais enthousiaste, que s’en faisaient les tenants d’un assembléisme sans limites. Clair exemple d’explication obscurcissante, car, à s’en tenir à ce schéma simple et infiniment ressassé, on ne comprend rien aux divers positionnements qui, dans le camp des « jeunes » et dans celui des « vieux », recoupaient des divergences réelles – pratiques, stratégiques et même d’interprétation historique – sur ce que pouvait ou devait être la CNT. En gros, d’un côté, un syndicat de lutte de classe de type nouveau, mais intrinsèquement lié à son histoire, autour duquel se structureraient des fronts d’intervention sur les diverses problématiques de la domination ; de l’autre, un mouvement global, c’est-à-dire non strictement syndicaliste – et classiste –, ouvert à toutes celles et ceux qui, à partir d’une approche « sociétale » pré-postmoderne, luttaient contre « les dominations » – et accessoirement contre l’exploitation. L’ « assembléisme », qui n’est qu’une méthode de fonctionnement, n’a rien à voir là-dedans. On pouvait être « assembléiste » et syndicaliste. Comme on pouvait être « dirigiste » et mouvementiste. Quant à l’idée de réexporter à l’identique, dans une Espagne profondément modifiée par trente-cinq ans de franquisme, les anciens schémas d’intervention et d’action directe de la CNT des temps héroïques, elle n’effleura que quelques esprits plus dérangés que scléroses, car plutôt jeunes et vaguement « insurrectionnalistes ».

On dira que, quels qu’en fussent les débuts, la fin de l’histoire eût été la même. À voir. Ce qui est parfaitement repérable, analysable, interprétable, en revanche, c’est qu’aucune organisation naissante (ou renaissante) ne peut se permettre, sans risquer l’hémorragie à court terme, de consacrer l’essentiel de son temps à s’autodéfinir sans jamais oser trancher franchement entre les deux termes d’une alternative. Or, c’est précisément ce qui s’est passé en 1976 et 1977, et c’est aussi ce qui explique que les « Journées libertaires de Barcelone de juillet 1977 », entreprise contre-culturelle par excellence, marquèrent à la fois le point d’orgue de cette renaissante – mais très confuse – CNT et le prélude à son irrémédiable déclin. Car vient toujours un temps où, faute de perspectives tangibles, les militants se lassent. Surtout quand le débat pour l’autodéfinition devient combat et finit en pugilat. Alors, et alors seulement, quand les rangs s’éclaircissent, quand la démoralisation a produit son effet, on peut ramasser la mise, pauvre mise au demeurant qui n’intéressa que quelques jeunes apprentis bureaucrates et quelques vieux gardiens d’un temple voué à l’autoperpétuation de leur ancienne gloire.

Sur toutes ces questions, qui impliquèrent Peirats et finirent par réactiver son pessimisme – pour le coup définitif –, Ealham ne perçoit pas les efforts réels qu’il fit, comme d’autres « vieux » militants, pour tenter d’offrir des perspectives méthodologiques à une CNT reconstruite sur une base purement mémorielle et émotionnelle. En revanche, et c’est un point qui mérite d’être développé, Ealham insiste beaucoup sur son déphasage culturel et sur son incapacité chronique à saisir les dynamiques et sensibilités libertaires de l’époque.

Ainsi, l’un des reproches récurrents que l’historien adresse au militant Peirats a trait à son « homophobie »... C’en est au point que cette insistance, qui finit par devenir troublante, pose une question de méthode, de méthode historique s’entend. Précisons : l’anachronisme, en histoire, révèle toujours une incapacité à penser le passé avec les catégories du passé, c’est-à-dire à partir des imaginaires qui le nourrissaient et des limites qu’ils révélaient. L’anachronisme est d’autant plus condamnable qu’il introduit dans le dispositif d’appréciation de l’historien des jugements moraux qui sont ceux de son temps – et non du temps sur lequel il se penche et qu’il se doit, parce que tel est son rôle, de contextualiser. Il n’est pas douteux que Peirats était, sinon « homophobe », du moins captif des préjugés qui prévalaient très majoritairement, en matière de sexualité, dans le mouvement ouvrier, toutes tendances confondues, des années 1920 et 1930. Pour les mêmes raisons, pendant la guerre civile, Peirats devait être aussi un peu « anti-gitan » et « anti-arabe » au prétexte, stupide mais assez répandu dans le camp républicain, que le Gitan était l’homme de sa seule cause et l’Arabe le mercenaire de Franco. C’est ainsi, il faut faire avec. Dans l’après-68, la revendication homosexuelle devint publique, visible et collective, mais les mentalités tardèrent à s’adapter. Peirats, comme beaucoup d’anarchistes de sa génération, la traita par le mépris – ce qui n’est, bien sûr, pas bien. Comme preuve irréfutable de son incurable « homophobie », Ealham cite une correspondance privée de septembre 1977 où Peirats se laisse aller, en référence aux « Journées libertaires » barcelonaises de juillet, à des appréciations douteuses sur la « fête sodomite ». Et l’historien en conclut que Peirats était décidément un homme de l’ancien temps définitivement insensible aux aspirations de la « nouvelle gauche ». Fondé là encore sur la seule indignation morale, le jugement ignore tout du contexte où ces propos ont été tenus – et plus précisément le niveau paroxystique qu’avait atteint, au sein de la CNT, l’affrontement entre deux lignes radicalement antagonistes : l’une, sociale, de lutte de classe et l’autre déjà « sociétale », c’est-à-dire opposant le différent au commun.

Quoi qu’en eût pensé Peirats, la question homosexuelle n’avait qu’une incidence secondaire dans les débats internes, mais, quoi qu’en pense Ealham, elle ne fut pas pour rien dans le glissement progressif vers une sectorisation infinie de thématiques « différentialistes » dont la prolifération contribua naturellement à la déconstruction de la CNT comme syndicat. D’autant que le « quotidiennisme » s’y était imposée comme idéologie légitimant un changement de paradigme où la « question sociale » finissait par être assimilée à un archaïsme – ce même archaïsme que Chris Ealham impute à Peirats pour disqualifier, non seulement son « homophobie », mais sa vision classiste d’une CNT qui n’offrait, il faut bien le reconnaître, aucun attrait, comme syndicat, aux jeunes petit-bourgeois radicalisés qui la rallièrent, en nombre, en 1976 sur d’autres bases que celle de la lutte contre l’exploitation. À lire ce dernier chapitre du livre d’Ealham, on ne comprend pas grand-chose à ce qui relève, pourtant, d’une mutation aux effets ravageurs prolongés. Car il apparaît clairement, avec le recul du temps, que ce délire « différentialiste », directement issu du gauchisme culturel de l’après-Mai 68 et qui a largement contribué à l’implosion de la renaissante CNT, est aujourd’hui devenue aussi majoritaire dans l’anarchisme contemporain que dans la société du « spectaculaire intégré » – celle du « faux sans réplique » et du « présent perpétuel », qu’analysa très pertinemment Debord dans ses Commentaires sur la société du spectacle (1988).

On sort de la lecture de ce livre avec l’impression contradictoire que, tout en cherchant à rehausser la figure de Peirats comme militant ouvrier et historien de son temps, son auteur a, pour partie, raté sa cible, surtout dans sa seconde partie, en cédant à quelques travers, déjà pointés, de cette détestable époque : un manque de rigueur évident dans l’exposé des motifs, une certaine prédisposition au jugement moral, un penchant prononcé pour l’anachronisme, une incapacité à comprendre la réalité caché des conflits ouverts. Toutes choses qui n’enlèvent rien à l’intérêt qu’il y a à le lire, mais limite sa portée générale. Car si cette biographie demeure, sans aucun doute, la meilleure qui lui fut consacrée, Peirats méritait sans doute mieux que ce qu’elle inspire, ou insinue, de ses faiblesses supposées, notamment pendant son exil et dans l’après-franquisme. Qu’on s’entende bien : Peirats n’était pas plus qu’un autre, que tous les autres militants anarcho-syndicalistes espagnols de son temps, exempt de faiblesses ou affranchi de tout préjugé, mais ces faiblesses et préjugés étaient intrinsèquement liés à son époque. De même que les faiblesses d’analyse et les préjugés moraux de son biographe sont évidemment liés à la sienne, à la nôtre. La différence, c’est que le militant est par nature de son temps – ce qui explique qu’il soit désormais devenu activiste et qu’il tourne en rond autour de ses chimères – quand l’historien doit être, lui, du temps de l’histoire dont il est chargé de démêler les fils.

Freddy GOMEZ


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