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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Sortie de route
Article mis en ligne le 23 décembre 2016

par F.G.
Jossot
Gustave Jossot/Abdul Karim



C’est en rentrant de l’école, française, laïque et républicaine, à 8 ans, que j’ai découvert que j’étais musulman. L’institutrice nous avait parlé des guerres de religion, de la Saint-Barthélemy et du conflit opposant les protestants aux catholiques. Je demandais à mon père dans lequel des deux camps nous nous trouvions ; ni l’un ni l’autre, me dit-il. J’apprenais que l’islam était la seule et vraie religion, et que seuls les musulmans avaient accès au paradis. J’apprenais aussi à cette occasion qu’il y avait aussi des juifs et des païens qui eux croyaient en une multitude de dieux aux noms bizarres.

Je suis retourné jouer aux petits soldats, et le lendemain, j’ai pu dire à mes copains de classe que je n’étais ni catholique ni protestant, mais je crois qu’ils s’en foutaient éperdument, et moi aussi à vrai dire. À cette époque-là, dans les années 1960, les musulmans en France étaient quasiment invisibles, les femmes ne portaient de foulards que lorsqu’il pleuvait, mais les non-musulmanes aussi, alors on ne faisait pas la différence. Mon père écoutait Radio Le Caire (« la voix de la Révolution arabe », j’ai encore le gingle en mémoire), sur ondes courtes ; ça crachotait et il fallait bouger l’antenne du poste sans arrêt dans tous les sens : on captait les discours enflammés de Nasser et les mélopées d’Oum Kalthoum. La guerre de Six-Jours et la défaite des troupes arabes devant Israël avaient traumatisé mes parents. Dans les cafés arabes de banlieue, on regardait des scopitones aux couleurs criardes de chanteurs algériens qui racontaient la douleur de l’exil, que mes parents ressentaient viscéralement, sans s’imaginer qu’une de ces chansons deviendrait un tube de la fin des années 1990.

Le fait d’être musulman, pour moi, c’était de ne pas manger de porc à la cantine, et pour mes parents de jeûner pendant le ramadan : c’était tout. Je me souviens de la charcuterie qui se trouvait sur le chemin de l’école, et de l’odeur très appétissante qui s’en dégageait et je pensais qu’il était vraiment bête de n’avoir pas le droit d’y goûter. J’étais jaloux de mes copains qui allaient au catéchisme et au patronage des curés, car ils avaient l’air de bien s’y amuser. Et puis ils m’ont raconté les cadeaux qu’ils avaient eus pour leur première communion, ou pour leur bar-mitsva ; moi je n’avais rien eu pour ma circoncision, en tout cas je ne m’en souvenais plus. Malgré tout, à Noël, mes parents nous offraient des jouets, et une fois, la maîtresse, qui devait être de gauche, m’a donné le sapin qui ornait la classe et on l’a installé chez nous avec les décorations et on était tout contents ma sœur et moi. Mon père m’emmenait avec lui le dimanche matin au café où il retrouvait ses copains devant le pastis et jouait au tiercé : je savais que l’alcool et les jeux de hasard étaient proscrits par le Coran mais mon père et ses copains ne semblaient pas en être plus malheureux que ça, et même ils s’amusaient bien ! Une fois, j’ai même été choqué : mon père avait rejoint ses copains au bistrot et ensemble ils levaient leur verre de vin rouge pour fêter la fin du ramadan ! Ce qui préoccupait mes parents, c’était surtout les difficultés de la vie quotidienne dans lesquelles nous nous débattions, et ce n’était certainement pas la religion qui allait nous permettre d’avoir un logement décent. À la maison il y avait bien un exemplaire du Coran, mais il y avait aussi un dictionnaire médical, L’Humanité, La Vie ouvrière (mon père militait à la CGT), et France-Soir pour le PMU. J’avais appris la profession de foi – « il n’y a de dieu qu’Allah et Mohamed est son prophète » –, que je récitais la nuit quand j’avais peur dans le noir et je croyais en un dieu unique et omniscient qui veillait sur moi et qui me guidait dans ce monde plutôt chaotique..., œuvre de ce même dieu en qui réside la perfection. Houlà ! Ça commençait à s’embrouiller, d’autant qu’à l’école j’apprenais que le monde n’avait pas été créé en six jours, qu’Adam et Ève n’étaient que des légendes et ainsi de suite.

Les seuls moments où je baignais dans une atmosphère religieuse, c’était pendant les vacances au pays. Ma grand-mère maternelle nous accueillait en postillonnant sur nos visages pour écarter de nous les génies malfaisants ; avec les années et la progression des idées hygiénistes, et aussi à cause de nos mines dégoûtées, elle remplaça les postillons par un souffle d’air, tout aussi efficace contre ces sales petits génies. Elle portait sur elle un tas d’amulettes odorantes, brûlait de l’encens à tout propos et lançait des « sorts » à ceux qui l’embêtaient. Son monde était peuplé d’êtres légendaires : elle s’adressait quotidiennement aux ancêtres de la famille, comme s’ils étaient réellement là, à ses côtés, et elle leur vouait un culte sincère et naïf. Elle avait l’habitude de se rendre au cimetière pour invoquer l’esprit d’une ancêtre, sur la tombe de laquelle une modeste coupole blanchie à la chaux avait été érigée autrefois : là, elle allumait des bougies, versait de l’huile et de la farine, et chantait de vieilles litanies, oubliées de tous les autres membres de la famille. Un jour, peu après la « révolution » des mollahs en Iran, qui a marqué partout dans le monde musulman un retour à un islam plus rigoureux, les notables du village réunis en conclave décidèrent de faire détruire cette coupole, qu’ils jugeaient non conforme à l’orthodoxie musulmane. Ma grand-mère ne se démonta pas : sur les ruines de la coupole, elle traça un cercle de pierre, et continua ses rituels, au grand dam des bien-pensants. Je préférais de loin ces légendes aux textes orthodoxes. Mêlées de superstitions et de poésie, elles m’entraînaient à mille lieux de mon quotidien désenchanté et matérialiste. J’éprouve encore aujourd’hui une grande tendresse, empreinte de nostalgie, pour les souvenirs que m’ont laissés les femmes et les hommes de la génération de mes grands-parents, dont les croyances et le mode de vie se sont à jamais perdus.

Vers 16 ans j’ai découvert le soufisme, en écoutant une émission de France Culture consacrée à Al Hallaj, mystique crucifié au Xe siècle à Bagdad pour ses propos jugés hérétiques. J’ai lu quelques livres consacrés à la voie soufie, j’ai eu ma petite crise mystique, qui a duré quelques mois et s’est évanouie avec ma première cuite. J’aimais bien les cours de philo, j’y apprenais le doute, l’esprit critique, la liberté de pensée, toute choses incompatibles avec la religion. Ma religiosité fragile avait du mal à tenir devant ces contradictions, aussi j’évitais de trop m’y confronter. Et puis la fidélité à ma famille, la sensation d’être écartelé entre deux cultures que je pensais incompatibles, avec l’idée fausse d’être sur la défensive, ont fait que j’ai continué de me dire musulman, sans pratiques et sans convictions bien solides. Je rencontrais un jour un chauffeur de taxi d’origine tunisienne, qui m’emmenait vers Orly d’où je prenais l’avion vers le bled, et qui m’a dit sans détour qu’il était devenu athée, qu’il avait rejeté l’islam et qu’il s’en trouvait très bien. Cette affirmation m’a perturbé, dérangé et m’a mis mal à l’aise : je n’étais pas prêt à l’accepter, sans pouvoir la rejeter définitivement. Le doute s’était instillé en moi.

Durant l’été 1984, nous étions en vacances au pays en famille : c’était la première fois que nous y fêtions l’aïd el kebir qui tombait cette année-là pendant les grandes vacances. La veille du grand jour, j’avais demandé à mon père de me réveiller pour que je puisse me rendre avec lui à la grande prière de l’aïd à la mosquée, qui a lieu très tôt. Je n’y étais jamais allé avec lui. Lorsque je me levais, mon père était déjà parti, et à son retour je lui demandais pourquoi il ne m’avait pas prévenu : il m’a répondu que m’ayant trouvé endormi, il n’avait pas voulu me réveiller, que j’étais en vacances et que j’avais le droit de me reposer. Mes cousins, s’ils avaient le malheur d’être encore endormis à l’heure de l’office étaient brutalement sortis du lit par leur père. La tendresse que mon père m’a témoignée ce jour-là, sa tolérance et son peu de foi m’émeuvent d’autant que jamais plus je n’ai eu l’occasion de fêter avec lui l’aïd el kebir, la maladie devant l’emporter quelques mois plus tard. Paradoxalement, c’est peut-être là que s’enracine mon cheminement vers l’athéisme.

Les antennes paraboliques ont commencé à fleurir sur les toits des maisons du village de mes grands-parents. À côté des clips des chanteuses et bimbos européennes court vêtues, qui aiguisaient les frustrations de la jeunesse, se glissaient sur les chaînes moyen-orientales les prédicateurs barbus qui distillaient leur poison intégriste à longueur de journée. On voyait de plus en plus de barbes et de voiles, les mosquées faisaient le plein, il en poussait un peu partout dans le pays. Bref, l’ambiance devenait délétère. Le même mouvement se faisait sentir à Paris, et y trouvait un terrain propice : avenir bouché, chômage, dépit et frustration font les délices des curés et imams de tout poil.

Peu à peu, mon petit vernis religieux se lézardait : mes amis étaient pour la plupart non croyants, et nos aspirations nous menaient vers la volonté de changer la société et de vivre aussi librement que possible nos désirs, que nous savions déjà limités par les contraintes matérielles et sociales. Alors y rajouter une contrainte religieuse, pas question ! Et en grandissant, j’ai eu plus d’assurance quant à mon identité : j’ai accepté pleinement ma part française. J’ai fait mien l’héritage de Rabelais et de Diderot aux côtés d’Ibn Khaldoun et d’Omar Khayyam ; je passais sans encombre d’Oum Kalthoum à Georges Brassens, de la musique arabo-andalouse aux lieds de Schubert. Et c’est grâce à Khomeiny que j’ai définitivement largué les amarres.

C’est la fatwa du barbu contre Salman Rushdie qui m’a permis d’affirmer clairement mon athéisme, mon rejet de toute forme d’oppression, y compris religieuse. Bien que n’ayant jamais été contraint par ma famille qui ne m’a jamais imposé quelque pratique que ce soit (prière, jeûne, etc.), je me suis senti libéré, comme si un poids m’était ôté d’un coup. Je n’avais pas le sentiment de trahir qui que ce soit : je gardais pour les miens le même attachement, pour les origines de mes parents la même reconnaissance.

J’ai pu lire depuis des témoignages d’ « ex-musulmans » : certains ont rompu non seulement avec la religion mais aussi avec leurs origines en se plaçant dans le camp « occidental » contre le camp « oriental », apportant consciemment ou non une force d’appoint à ceux qui veulent escamoter la lutte des classes et la remplacer par le prétendu choc des civilisations. D’autres disaient avoir rompu après avoir découvert la violence, bien réelle, des textes coraniques et de la tradition musulmane. Est-ce à dire que si ces textes étaient tout miel et fleurs, ils n’auraient pas décroché ? La religion est un instrument de pouvoir, et les circonstances historiques de la naissance de l’islam en sont un parfait exemple ; tout instrument de pouvoir est basé sur la coercition et la violence. Je sais par l’apprentissage, et non par croyance, que le destin de l’homme est celui qu’il se forge par lui-même, par ses désirs et ses luttes, en association avec ses semblables et ses égaux, contre toutes formes d’asservissement et d’endoctrinement ; qu’il n’y a pas d’autre monde que celui-ci et qu’il nous appartient de le rendre vivable afin que nul prophète, nul guide suprême ne vienne nous promettre ses chimères contre une foi aveugle et la démission de la pensée.

Quand je me tiens devant la tombe de mon père, entre les deux oliviers qu’il avait désignés pour son dernier repos, je me rends compte du chemin que j’ai parcouru – et qu’il avait initié. Je lui en serai reconnaissant à jamais.

MORIEL

Apostille.– J’ai écrit ce texte, en 2008, en réponse à une enquête portant sur les motivations et parcours de vie d’athées issus de familles musulmanes. Alors qu’on pouvait croire que la question religieuse était, sinon résolue, du moins renvoyée à la sphère privée, hors du champ social, on assiste, en fait, à son retour bruyant dans les débats et dans l’actualité. Les crispations autour de la question de l’islamophobie, qui n’épargnent pas les milieux libertaires, avec les accusations de racisme visant les critiques de l’islam, ajoutent à la confusion ambiante. Cette confusion est savamment entretenue par une certaine extrême gauche, qui sous couvert de lutte contre la situation d’exclusion et de relégation des populations issues de l’immigration, n’hésitent pas à manier des concepts les plus critiquables, comme ceux de « race » et d’ « identité ». Ces discours, s’ils ne parviennent pas à mobiliser aussi massivement les populations cibles (habitants des quartiers populaires issus de l’immigration) que ne le souhaitent leur instigateurs, parviennent toutefois à avoir un écho médiatique, et à créer des clivages et des dissensions qui viennent fragiliser un peu plus un milieu d’extrême gauche et libertaire déjà bien affaibli, depuis une grosse trentaine d’années, par l’offensive capitaliste.
S’il n’en est qu’une condition nécessaire, car non suffisante, l’athéisme revendiqué a de tout temps accompagné les luttes d’émancipation de la classe ouvrière. Que l’on songe à la Commune de Paris ou à la révolution espagnole, entre autres... En finir avec l’aliénation religieuse est indissociable du projet révolutionnaire. Réaffirmer aujourd’hui cette évidence, en l’ancrant dans la mémoire des luttes passées et dans la perspective de l’émancipation sociale et individuelle, est plus que jamais nécessaire.– M.


Jean Lebedeff


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