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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Reconstruire le projet d’émancipation
Article mis en ligne le 5 novembre 2016

par F.G.

■ Nous avons fait, à sa parution, grand cas, de l’excellent Désert de la critique [1], de Renaud Garcia. Favorablement recensé sur notre site, l’ouvrage a souvent suscité, ailleurs, des invectives plus enclines à disqualifier son auteur qu’à favoriser un débat sur les sévères et méthodiques critiques qu’il adressait aux divers adeptes du « déconstructionnisme » [2]. On pourrait gloser sans fin sur une telle attitude quand, de surcroît, celles et ceux qui l’adoptent se réclament, en matière de lutte contre « les dominations », d’un « postanarchisme » totalement gagné aux balivernes idéologiques véhiculées par les maîtres-à-déconstruire de la postmodernité. Là où l’anarchisme pensait « contre », le « postanarchisme » pense « avec ». Voilà sûrement un trait d’époque que les futurs historiens ne manqueront pas de relever comme signe d’une certaine forme de ralliement imaginaire de ce libertarisme éclaté et sans contenu au capitalisme ré-idéologisé par la postmodernité. Le reste est affaire de gestion, et les maîtres du monde s’y connaissent en la matière : quand on a renoncé à le transformer, un rien suffit pour déguiser n’importe quel délire personnel en signe extérieur d’une radicalité sociétale que la société marchande, toujours en quête de nouveauté et libre de tout préjugé moral, réinvestira avec profit. Ignorants de tout, ces performatifs du néant n’ont de la vie qu’une vision immédiatiste privée de la moindre perspective historique. Autrement dit, ils sont de ce monde tel qu’il est et tel qu’il les laisse peupler ses marges en y vivant à leur style, ce qui visiblement leur suffit.

Les trois textes que nous reproduisons ici sont extraits du n° 263 – octobre 2016 – de Courant alternatif, organe d’expression de l’Organisation communiste libertaire (OCL). Ils nous semblent contribuer, chacun à leur manière, à rétablir la critique sociale dans son rôle de reconstruction d’un projet collectif d’émancipation que la postmodernité a réduit en miettes.– À contretemps.


[Cette série de textes est précédée du chapeau suivant : « Les théories postmodernes doivent être critiquées, pas uniquement pour le plaisir de la joute intellectuelle. Ces idées à la mode exercent une réelle capacité d’influence dans les milieux altermondialistes, autonomes et alternatifs en nous proposant de passer d’une critique de l’exploitation, d’une critique du pouvoir qui s’exerce sur les exploités, à une critique des normes : la critique sociale revient alors à déconstruire toute norme, à desserrer l’ “étau” des règles de vie collectives, ce qui conduit logiquement à une recherche frénétique de la singularité, à une sorte d’exode pour échapper à toute contrainte. D’un anarchisme social lié à la lutte des classes on passe ainsi, à un “anarchisme mode de vie” déjà critiqué en son temps par Bookchin. Renaud Garcia, auteur du Désert de la critique (Paris, L’Échappée 2015), dans lequel il montre en quoi les théories de la “déconstruction” sapent la critique sociale, encouragent la marchandisation et le déferlement technologique et conviennent parfaitement à une société libérale et atomisée, est venu présenter son livre et animer un débat lors des rencontres libertaires de l’été organisées par l’OCL. » [3] ]

Intervention de Renaud Garcia

Le postmodernisme est un courant de pensée qui peut être assimilé à une mode intellectuelle qui a migré de l’Université et des sphères « radicales-chic » à certains courants de gauche qui peuvent fricoter avec le gouvernement mais aussi qui se réclament de l’anticapitalisme (Clémentine Autain, le NPA ou certains milieux anarchistes), en s’orientant vers une certaine critique tous azimuts de la domination.

Définition à minima

Si le terme de postmodernisme est très marqué au niveau universitaire, il demeure quand même assez flou. Par exemple, Fredric Jameson, un universitaire marxiste américain analyste de la pensée postmoderne, conclut après 600 pages [4] que cette dernière n’est pas quelque chose que l’on peut fixer une fois pour toutes et qu’il est par conséquent difficile de la définir. Il précise simplement que, selon lui, il s’agit d’une logique culturelle liée à un capitalisme tardif : avec la fin de l’étalon-or, l’hégémonie culturelle américaine se met en place entre 1945 et 1973. Le sens des choses, des productions humaines est alors dilué dans le fétichisme de la marchandise avec un effet de fausse distanciation. Les premières manifestations de ce postmodernisme, on les trouve dans l’architecture et on note une collusion entre l’art qui accepte sa propre marchandisation (Andy Warhol) et le commerce.

Mais au-delà de ce flou il y a quand même trois thèmes récurrents : le simulacre, l’absence de l’histoire et la vie intense. Premièrement, à peu près tout ce qui nous entoure relève du simulacre. Le simulacre, c’est ce qui imite… une copie dont l’original va disparaître. Par exemple, une chanson à l’origine folklorique, reprise ensuite sur un vinyle, puis sur CD, puis sur MP3… Au bout du compte l’original a disparu, on n’a plus que des reflets. Et s’il n’y a plus que des simulacres, il n’y a plus de références ; s’il n’y a plus de références, il n’y a plus que de la parodie sans référent ultime. Le deuxième point est qu’il n’y a plus d’histoire, c’est une mode intellectuelle qui ne pense que le présent. La troisième idée est que les émotions relèvent toutes de l’intensité, et qu’il y a des sentiments qui deviennent inadéquats à la réalité postmoderne. Jameson analyse le cri, le tableau de Munch, et dit que ce tableau, qui exprime l’aliénation et l’angoisse face au monde moderne, ne pourrait plus être peint dans un monde postmoderne car il exprime des sentiments qui ne s’y retrouvent plus (sentiment d’être aliénés, angoissés face à des puissances détachées). On est simplement face à une vie intense ; l’euphorie est le sentiment premier de la postmodernité.

Ces trois fondements sont liés à l’essor des nouvelles technologies dans un monde de reflet et de spectacle (dans le sens de Debord).

Le discours de la French Theory

Le discours et les thèses d’un certain nombre d’universitaires français des années 1970 (Derrida, Foucault, Deleuze et Guattari, etc.) se sont exportés aux USA, où ils sont devenus des icônes dans les facs de lettres, puis sont revenus en France sous forme d’appareil critique dont vont s’emparer les milieux de gauche, notamment à la suite de l’effondrement du bloc soviétique.

Selon Derrida (en quelque sorte le dépositaire du mot déconstruction), toute référence stable, toute origine est une illusion, tout est en fait construit. Ce qu’on prend pour une origine est un effet de répétition où on a oublié ce qui était divergent, mineur, potentiellement perturbant pour la norme. Derrida s’attaque essentiellement à des textes philosophiques, de manière très intellectuelle, puis il étend la critique aux institutions. Par exemple, on habitue les gens à être carnivore, ce qui n’est pas anodin car c’est lié à une conception de la subjectivité en Occident : un sujet bourgeois maître de lui-même, qui ingurgite ce qui n’est pas lui, qui absorbe la différence et s’institue comme maître par rapport à toutes les expressions de la faiblesse (l’enfant, la femme, l’animal). La philosophie occidentale a construit un sujet essentiellement masculin, viril, carnivore etc. qui a toujours mis de côté les figures de la fragilité et de la faiblesse.

Deleuze et Guattari nous disent, entre autres choses reprises dans les milieux libertaires, que comprendre un texte n’est pas essentiel. L’important, c’est de sentir qu’on se connecte avec lui et ensuite on l’interprète comme on veut.

Quant à Foucault, tout dans son œuvre touche à la déconstruction, sans qu’il s’en revendique lui-même, comme sa théorie du pouvoir dans ses études sur la prison ou dans La Volonté de savoir. Il estime que le pouvoir a été mal compris par les marxistes et par les anarchistes au premier chef. Ces derniers auraient une conception rudimentaire du pouvoir : c’est l’État (ou le capital) et il s’exerce de manière verticale sur les individus qui auraient une capacité et des potentialités de s’y opposer en s’alliant collectivement et en menant une lutte au nom de principes abstraits du type plus de justice, plus de liberté. Selon Foucault, quand on est dans ce schéma on est dans l’erreur car on alimente la domination qu’on subit parce que le pouvoir ce n’est pas quelque chose d’extérieur à nous, il nous traverse, on est produits et construits par lui et c’est donc un leurre de vouloir s’opposer à l’État ou au capitalisme au nom de potentialités qui seraient réprimées… Impossible parce qu’il n’y a rien d’autre à retrouver en dehors du système.

C’est typiquement ce que signifie Jameson lorsqu’il dit que « la distance a été abolie dans l’espace du postmodernisme », autrement dit la possibilité de se mettre à l’écart en ayant un point de référence qui permette d’organiser une critique sociale et culturelle. Par exemple, une critique de type écologique va prétendre que, dans la nature, il y a des choses à préserver qui valent le coup d’être défendues face à la société industrielle ou au capitalisme. Selon les postmodernes, ça veut dire que vous préservez une référence critique extérieure et que donc ça ne peut marcher (ne serait-ce que parce qu’il n’existe quasiment plus de portions de « nature » qui n’aient été contaminées par l’activité humaine). Si vous dites que l’inconscient et le psychisme sont détruits ou déséquilibrés par la société actuelle, à leurs yeux ça ne marche pas car ils disent que tout ça a déjà été colonisé par la société dans laquelle on vit. Foucault nous dit que nous sommes pris, englobés dans quelque chose qui nous dépasse et dont nous sommes les produits.

Jusque-là on reste au niveau de la théorie, du discours philosophique. Le problème est que la théorie va se diffuser et animer tout un milieu de lutte, et l’on passe ainsi concrètement d’une critique de l’exploitation et de l’aliénation [5] à une critique généralisée de la domination, terme qui revient constamment dans leurs écrits.

Or, quand je suis dominé (selon l’acception du terme utilisée par la déconstruction), il y a en moi un aspect de ma singularité qui n’est pas reconnu et je suis face à des individus qui bénéficient de privilèges par rapport à moi. Par exemple, les omnivores exerçant une domination sur l’animal, un vegan porte dans sa singularité la lutte contre cette domination. Un hétérosexuel ou un homosexuel obéissent autant l’un que l’autre à un régime sexuel établi et normé. On peut considérer qu’ils portent en eux une domination ; ceux qu’on appelle les queers (au départ une insulte signifiant « bizarre », « louche », qui a été retournée contre les agresseurs), qui forment une partie d’un nouveau féminisme, considèrent que nous n’avons pas à passer par des orientations sexuelles codifiées mais qu’il faut tout le temps se réinventer en réinventant son genre (le genre est mouvant, plastique, sans référence). Même par la manière dont on se tient, comme un mec, comme une femme ou autre, on reproduit tout le temps notre genre comme sur une pièce de théâtre (cf. Judith Butler). Autre exemple : la domination des Blancs sur les non-Blancs (telle que le PIR [6] la considère) entre aussi dans ce schéma.

L’idée de mon bouquin c’est qu’à partir de ces conceptions va se développer une méfiance vis-à-vis de tous les concepts qui permettent de mener une lutte englobante et commune. La critique sociale se singularise. Par exemple, on va se méfier du terme de nature. Ce qui est bien sûr souvent justifié, car quand on dit « c’est dans la nature », on valide pour une éternité les rapports sociaux. La question est de savoir jusqu’à quel point se méfier, car il y a un seuil qui est toujours franchi avec la déconstruction. Certes la déconstruction a mis en évidence des oppressions, pas seulement de classe, qui n’étaient pas toujours vues et prises en compte dans le cadre marxiste ou anarchiste. Mais cette critique poussée au-delà de ce seuil conduit à diluer et à fragmenter les oppressions que nous subissons et qui devraient permettre de mener des combats communs. Ces multiples fragmentations peuvent se multiplier à l’infini autant qu’il y a de dominations.

C’est ainsi que naissent de nouveaux terrains contre la domination : le validisme (les gens en bonne santé sont privilégiés dans notre société), l’âgisme (Bonnardel [7] sur la domination contre les enfants – de quel droit un adulte peut-il imposer quelque chose à un enfant ?). À Marseille il y a un café uniquement réservé aux queers sourds ! (Ces derniers, en effet, cumulent les dominations, et sont à l’intersection de plusieurs dominations.), etc.

Les effets

Nous arrivons là sur le terrain de la pratique. Quand on veut déconstruire, on lutte contre les essences et contre tout discours essentialiste. On considère que rien n’est naturel puisque construit. Par exemple, il n’existe ni féminin ni masculin, il n’y a que des individus qui jouent le rôle de… (performatif, dit Judith Butler)… Chacun performe son genre chaque jour. Le problème, c’est que les déconstructionnistes reproduisent à l’infini des normes et des sous-catégories. C’est particulièrement visible dans le discours des « indigènes de la République » qui vont parler de Blancs, de non-Blancs, de Français de souche etc. Au nom d’un discours postcolonialiste, ils reproduisent des catégories dans un cycle qui n’a pas de fin. Et si vous critiquez ça, vous allez être considéré comme quelqu’un qui veut maintenir la société et les dominations telles qu’elles sont – et donc, au choix, un totalitaire, un réactionnaire ou un fasciste.

C’est ce qui m’est arrivé à Saint-Jean du Gard où je présentais mon livre. Deux jeunes femmes m’ont interpellé me reprochant d’avoir mentionné qu’une des têtes pensantes du féminisme queer avait changé de sexe – ce qui était, selon elles, une notation de type homophobe et transphobe… Et je n’ai plus vraiment pu continuer la discussion avec d’autres personnes présentes et intéressées à d’autres questions…

Un autre exemple : à Paris, une bibliothèque anarchiste – La Discordia –, qui organisait un débat sur l’islamophobie (janvier 2016) a vu son local couvert de tags et sa vitrine cassée avec l’explication qu’y seraient véhiculées des théories racistes et homophobes et qu’elle serait donc une courroie de transmission des idéologies du pouvoir. C’est qu’ils refusent d’utiliser des concepts (comme islamophobie) issus du discours postcolonial, issu lui-même des travaux de Foucault sur l’histoire et la race. Une position tout à fait justifiée car ce n’est pas une phobie de l’islam qu’on a en France, mais tout simplement une phobie basique et bas du front de l’Arabe.

Prenons un extrait du livre Les Blancs, les Juifs et nous [8] de Houria Bouteldja : « Ce sont les effets du patriarcat blanc et raciste qui exacerbent les rapports de genre en milieu indigène ; c’est pourquoi un féministe décolonial doit avoir comme impératif de refuser radicalement les discours et les pratiques qui stigmatisent nos frères et qui dans le même mouvement innocentent le patriarcat blanc. » Au bout du compte, cela veut dire que, si les autorités françaises arrêtaient de faire des contrôles au faciès, les frères non blancs se conduiraient de manière un peu plus respectueuse des femmes non blanches parce que ces dernières deviennent finalement le réceptacle de leur frustration… Cela conduit à légitimer la tolérance du viol… en milieu indigène !

Ce genre de raisonnement produit trois effets :

■ Un effet psychologique qui est dévitalisant pour les militants… Ça devient épuisant, car derrière tout ça il y a une course à la radicalité… Je cumule plus de dominations que toi et j’ai donc plus de légitimité à parler. Il existe, en plus, des injonctions à ne pas parler, à se mettre en retrait parce qu’on n’est plus légitime si on n’est plus en première ligne. Par exemple moi-même : je ne peux pas parler de ça puisque je suis blanc, relativement bien intégré, prof, homme… on peut allonger la liste.

■ Politiquement la déconstruction poussée à ce point n’est plus pertinente parce qu’on ne cherche pas à établir un front commun pour des revendications qui seraient universalisables (je ne dis pas universelles, ce qui voudrait dire imposées dogmatiquement), que tout le monde pourrait reprendre, ce qui est suspect à leurs yeux.
Les postanarchistes pensent ainsi que, si vous proposez ne serait-ce qu’une esquisse de projet de société organisée différemment, vous êtes potentiellement un totalitaire parce que vous allez inévitablement vouloir conformer les gens au modèle prescrit. Ne valent que des expériences multiples et variées pour avancer à tâtons dans l’ici et le maintenant. Toute projection, ne serait-ce qu’utopique, est suspectée d’être dangereuse. Une approche qui finalement épouse assez bien le mouvement de fragmentation produit par le libéralisme.

■ Enfin, le raisonnement postmoderne a pour effet de disqualifier une certaine critique sociale et culturelle en renvoyant les ouvrages comme le mien à des catégories dépassées de la modernité, à quelqu’un qui mène des combats d’arrière-garde au nom de valeurs dépassées comme la lutte contre l’aliénation, les conflits entre classes sociales, l’exploitation. C’est ce que me reproche Tomás Ibáñez qui considère que je ne sais pas appréhender la situation culturelle dans laquelle nous nous trouvons – un monde liquide, avec un maillage serré de nouvelles technologies – et que j’applique une grille d’analyse déphasée. Pour lui, l’avenir de la critique, ce sont, par exemple, les hackers, ceux qui infiltrent les réseaux, qui vont épouser le mouvement de ce néo-libéralisme qui s’étend pour le subvertir de l’intérieur.

À l’inverse, je pense qu’il y a pas mal à faire en revenant vers les impensés de cette critique déconstructionniste, notamment un qui me semble majeur : l’idée que, si tout est construit et si la nature – ou une forme de nature résiduelle – n’existe plus en nous, alors tout ce qui nous vient de la technologie, de la haute technologie, qui nous permet de nous hybrider avec les machines est bienvenu, car ça accélère notre désidentification, cette fascination de n’être jamais le même. Beaucoup d’auteurs déconstructionnistes sont assez enthousiastes vis-à-vis des prouesses techniques (Derrida ou Negri, qui appelle au transhumanisme).

Quitte à passer pour ringard, il serait bon de revenir au fait que la condition humaine est aussi une condition corporelle, que nous sommes des êtres incarnés qui avons besoin d’un certain milieu stable pour exercer leurs capacités. D’où la critique de la technologie et du monde artificiel de la marchandise et l’idée qu’on peut trouver des référents pour critiquer le système. En revenir à des gens comme Illich, Debord, Marcuse qui maintiennent l’idée toute simple qu’il y a des vrais et des faux besoins, alors que, pour un déconstructionniste, il n’y a pas de distinction entre les deux.

De la déconstruction, de l’intersectionnalité et du postmodernisme
(contribution au débat)

Contrairement au cochon tout n’est pas bon dans la déconstruction, l’intersectionnalité et le postmodernisme. Il y a certes des bons morceaux. Certains ouvrent même des portes intéressantes pour la compréhension du monde comme il va, d’autres tendent à n’être qu’un ravalement d’évidences déjà anciennes. Mais il en est de franchement inconsommables pour les communistes libertaires que nous sommes.

Il n’est évidemment pas question de nier l’intérêt qu’il peut y avoir à comprendre ce par quoi nous sommes traversés. L’explosion sociale de mai 68 a, par exemple, ouvert des espaces qui ont permis l’émergence et la prise en compte de certaines oppressions qui ne relevaient pas d’une stricte et simplificatrice division en classes sociales au sens économique du terme, et qui n’avaient pas été suffisamment prises en compte, et parfois même niées, par le mouvement ouvrier traditionnel, marxiste ou anarchiste. C’est ainsi qu’à la fin des années 1960 et au début des années 1970, on discutait des rôles sociaux, de l’inné ou de l’acquis en abordant ce qui est devenu l’intersectionnalité mais en faisant ressortir l’exploitation capitaliste et la domination patriarcale. Le courant féministe portait la lutte des classes dans ces analyses (tout en refusant de considérer que les femmes étaient une classe sociale, du moins dans l’acception habituelle de ce terme). Mis à part quelques courants hippies, mystiques (qui ont toujours existé) ou anarchistes individualistes, il s’agissait sans doute de se changer soi-même (se déconstruire ?) mais tout en changeant la société.

Or les thématiques spécifiques qui enrichissaient l’ensemble il y a encore une quinzaine d’années sont devenues progressivement problématiques et ont débouché sur des rapports conflictuels entre les différents particularismes. On a pu constater cela aussi bien dans le mouvement des squats que dans celui dit des banlieues. À l’époque de la marche des beurs, en 1981, ce qui était dominant était la volonté de « vivre ensemble ». Dans les squats se côtoyaient, certes avec plus ou moins de bonheur, des gens marqués par des identités différentes.

Il s’est opéré une sorte de basculement vers l’envers de ce qui pouvait être le projet au départ. Au lieu d’un élargissement de la critique, c’est une sorte d’interdiction de la critique appliquée à d’autres qui s’est mise en place. Par exemple une femme qui remet en question les présupposés de la déconstruction, sera au mieux accusée de n’être point une vraie féministe, au pire de n’être qu’une femme dominée par ses camarades masculins. Plus généralement la critique tend à n’être pas autorisée à celles et ceux qui, sur tel ou tel sujet, seraient situés ici ou là. Idem si on est blanc ou pas assez noir, valide et non handicapé, etc.

La rhétorique déconstructionniste, telle qu’elle s’exprime à l’heure actuelle dans les milieux dits de gauche radicale, induit de facto la réapparition du sentiment de culpabilité dont on sait qu’il est au cœur du fonctionnement tant des religions que du stalinisme. Et qu’à ce titre il doit être combattu comme instrument du maintien du pouvoir et de l’aliénation des individus. Entre culpabilisation et responsabilité collective, le cousinage est germain. Ainsi Houria Bouteldja, dans Les Blancs, les Juifs et nous, suggère que si tu es né français et blanc, quel que soit ton engagement passé et présent contre le colonialisme, que tu le veuilles ou non, tu es en partie responsable et coupable.

Le « d’où parlez-vous ? » se trouve ainsi perverti et détourné de son sens le plus évident, à savoir que votre histoire, le lieu où vous vous trouvez socialement et intellectuellement ont une influence sur votre discours et vos actes, souvent à votre insu. Cette prise en compte, au lieu d’être un élément de compréhension et d’explication pour faire plus de place au libre arbitre, devient chez les déconstructionnistes un élément de pouvoir, d’exclusion et de culpabilisation.

L’éthique commune à tout ce qui globalement faisait le mouvement ouvrier (socialistes, communistes, anarchistes, syndicalistes, etc.) portait sur la nécessité d’unir les opprimés en mettant en avant les points communs qui les constituaient. À l’inverse l’effort de la bourgeoisie consistait à favoriser tout ce qui les opposait et à les diviser. Le postmodernisme (et ses déclinaisons déconstructionnistes et intersectionnalistes) tend, à présent, à diviser davantage encore.

Comment ce glissement a-t-il pu se produire ? La simple French Theory (voir intervention de Renaud Garcia) n’a pas pu, à elle seule, produire ces dégâts. Elle aurait pu rester sagement dans les murs de l’Université – en dehors de la société réelle ! Il se trouve simplement qu’elle a rencontré une réalité socio-économique culturelle qui a produit des disciples dans le monde militant. Ce retournement a accompagné le vide politique qui s’est installé dans les années 1980 et s’est renforcé avec l’implosion des pays dits communistes. Un libéralisme triomphant mettant en scène l’idée que le capitalisme était la fin de l’histoire, le meilleur système possible, a fermé la porte à tout espoir concret et collectif, installant un « no futur » dans l’espace culturel et politique de la contestation de plus en plus tourné vers l’individualisme.

Le holisme a laissé la place au fractionnement infini, les classes sociales disparaissaient, la lutte des classes encore plus ! Pendant ce temps, la bourgeoisie qui, elle, voit plus clair, se délectait. Warren Buffett, « l’homme le plus riche du monde », déclarait en 2005 : «  Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. »

Il ne faut pas perdre de vue que les producteurs des différentes variantes du postmodernisme sont des universitaires, c’est-à-dire des gens qui sont salariés pour produire de la nouveauté, qu’elle soit réelle ou simple ravalement de productions anciennes. On sait que, dans le système universitaire, pour faire son trou ou simplement y rester, il faut trouver le bon créneau de recherche qui peut être soit dénicher un sujet pas ou peu étudié (c’est rare !), soit coller aux basques d’un semi-mandarin en travaillant pour lui, ou encore reprendre à son compte des choses connues en les repeignant aux couleurs de la modernité. Et, à ce jeu, les théories postmodernes sont hautement pourvoyeuses de possibilités. Plus on détricote les rapports sociaux et plus on produit de sujets ; et plus il y a de sujets, plus il y a de créneaux de recherche pour gagner sa croûte. C’est, entre autres, ce à quoi ont servi les studies [9] qui peuvent, comme les petits pains, se multiplier à l’infini puisque la segmentation du corps social est théoriquement possible jusqu’à déceler pour chaque individu une oppression spécifique qui se trouverait au carrefour des appartenances et des influences qui le constituent (intersectionnalité).

Jusqu’ici tout va bien ?

« Il y a dix ans, dans la même réunion qu’aujourd’hui, si on avait dit ” blanc ”, les gens auraient cassé le mobilier. Aujourd’hui, grâce aux Indigènes de la République, grâce à Houria, on peut dire “les Blancs”. »
Éric Hazan.

On ne peut malheureusement pas encore donner tort à l’éditeur, classé à l’extrême gauche, du dernier pamphlet explicitement antisémite d’Houria Bouteldja – Les Blancs, les Juifs et nous –, qui n’a pas suscité de réaction à la hauteur de son caractère ignoble. Les catégories et le vocabulaire de l’idéologie racialisatrice, repris depuis quelque temps dans les organisations et milieux politiques qui vont de l’extrême gauche jusqu’aux libertaires, sont en train de devenir la norme et d’instaurer une hégémonie. Ce vocabulaire s’est imposé insidieusement, sans être ni discuté ni argumenté. D’ailleurs, nombreux sont ceux qui sont dans l’incapacité de soutenir politiquement ces positions intenables, à part à coup d’affirmations tautologiques et de fausses évidences. Un glissement sémantique a déjà largement opéré : les termes de « race », « Blancs », « non-Blancs », « racisés », « racialisation », « décolonial » sont devenus du jour au lendemain des catégories d’analyse jugées pertinentes, nécessaires, et sont même promues comme instruments d’une perspective d’émancipation, là où nous y voyons une faillite catastrophique.

Dans une époque de crise généralisée propice à la confusion, dans laquelle prospèrent des courants contre-révolutionnaires menaçants, voire meurtriers, comme les rouges-bruns, les boutiquiers racistes Soral et Dieudonné ou différentes variantes de l’islam politique, certains ne trouvent donc rien de mieux à faire que de ressusciter la théorie des races en réhabilitant les assignations culturelles, sociales et religieuses dans la droite ligne de l’ethno-différentialisme de la Nouvelle Droite. Le retournement est allé au point que le simple questionnement de l’idéologie racialiste devient impossible, tant dans les réunions publiques que sur les sites Internet des milieux militants, qui opèrent à cet endroit une véritable censure. L’ensemble prospère et tient notamment par un chantage à la culpabilité que manient très bien les tenants de cette idéologie. Ironiquement, aujourd’hui, refuser les termes de « race » ou d’« islamophobie » expose à l’infamante accusation de racisme, visant à étouffer ainsi toute possibilité de débat, de critique et de refus. Certains anarchistes en sont rendus à proscrire le slogan « ni dieu ni maître » sous prétexte d’« islamophobie » et certains marxistes pensent que, pour être antiraciste, il est urgent d’ajouter la « race » à la classe. De fait le terme de « race », qui était jusqu’à peu l’apanage de l’extrême droite, se retrouve aujourd’hui à toutes les sauces. La promotion des identités, le communautarisme culturel ou religieux n’ont jamais eu d’autres fonctions que de maintenir la paix sociale.

Le clivage à l’œuvre autour de ces questions se doit donc d’être clarifié et travaillé de manière réfléchie. À plus forte raison dans la situation actuelle, le racialisme ne peut mener qu’à la guerre de tous contre tous. Cette offensive politique est lourde de conséquence pour tous et, d’un point de vue révolutionnaire, c’est un point de rupture. Où en serons-nous dans quelque temps si elle s’avérait victorieuse ? Tôt ou tard, il va bien falloir choisir son camp, et le plus tôt sera le mieux.

Assemblée en mixité révolutionnaire et non-mixité de classe
(été 2016)

■ La lecture des dernières livraisons du Monde libertaire (n° 1782, 15 octobre-15 novembre 2016) et d’Alternative libertaire (n° 266, novembre 2016) corrobore ce glissement progressif de l’anarchisme – même institué – vers les thématiques de la déconstruction, notamment sur la question du « genre ». Si, pour parler comme l’enthousiaste Tomás Ibáñez, son « impétueuse résurgence » passe par une « redéfinition identitaire » inscrite dans un présent où le hacker, le queer et le Comité invisible dessineraient désormais les contours de la nouvelle subversion, il n’est pas inutile de rappeler que, ce faisant, l’anarchisme se déprendrait de toute singularité libertaire authentiquement critique et transformatrice pour n’être plus – institué ou pas – qu’une des expressions postmodernes du nihilisme contemporain. Et, dès lors, il ne serait d’aucune utilité pour reconstruire, avec d’autres, un projet souhaitable d’émancipation sociale et humaine pour notre temps.– À contretemps.


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