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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Guy Debord dans le passage du temps
Article mis en ligne le 24 octobre 2016

par F.G.

■ Laurence LE BRAS et Emmanuel GUY (coordonné par)
LIRE DEBORD
Avec des notes inédites de Guy Debord

Paris, L’Échappée, collection « Frankenstein », 2016, 440 p.

Classées « trésor national » en 2009 par le ministère de la Culture, l’acquisition des archives de Guy Debord fournit à la Bibliothèque nationale de France (BNF), dépositaire du fonds depuis 2011, l’occasion de consacrer à l’événement, en 2013, une exposition qui passa d’autant moins inaperçue qu’elle provoqua, en sus d’un vrai succès de curiosité, quelques ironies de la fausse critique concluant, de facto, à la définitive canonisation de l’archivé. C’est ainsi que les mordants chroniqueurs du spectacle et les fantasques blogueurs de l’anarchie sociétale, son autre face, arguèrent, de concert, que Debord ne serait plus jamais rien d’autre, désormais, qu’une poussière d’institution. Il faut bien admettre que l’arrière-saison est si rude pour l’intelligence que, dorénavant, les cons de tout bord s’y confondent sans qu’on les distingue forcément. C’est un trait d’époque qui n’aurait sans doute pas étonné Debord et qui, d’une certaine manière, confirme, post mortem, la pertinence de ses anciennes « considérations » sur les détestations que, pour son plus grand plaisir, il suscita, en son temps, chez les folliculaires du journalisme de base, mais aussi – et plus encore – chez quelques-uns de ses anciens inconditionnels des années post-situ. Renversés, inversés ou retouchés, aussi nombreux sont, en effet, les jugements négatifs qu’il provoque, aujourd’hui, chez les subversifs du clavier, avec l’aggravant que leurs verbosités interchangeables semblent, avec le passage du temps, avoir gagné en insignifiance.

Devenir « trésor national » en entrant de surcroît à la BNF – qui n’est quand même pas le Panthéon ! – avait de quoi chavirer, pour sûr, ceux qui supposèrent, du temps que les situationnistes croyaient avoir raison, que le « vivre sans temps mort » et le « jouir sans entraves » d’un printemps suffisaient à délimiter un horizon forcément indépassable quand il n’était qu’obstinément déplorable – et, en tout cas facilement récupérable par une société marchande en voie de profonde réinvention publicitaire. C’était évidemment ignorer que l’histoire ruse toujours, ce que savait, lui, le rusé Debord. Au vu de cette évidence, le classement de ses archives comme « trésor national » – comme patrimoine, donc – peut avoir quelque chose de réjouissant. Car si l’histoire ruse, la stratégie peut, elle, contrarier, à la marge, la logique spectaculaire. Après tout, savoir les archives de Debord à la BNF plutôt qu’à Yale, ce haut lieu de l’archivistique situationniste – qui en aurait payé le prix fort –, n’est pas, avouons-le, pour nous déplaire. Quitte à risquer le blâme des thuriféraires poussifs de la « brigade légère » qui eussent sans doute préféré qu’elles fussent brûlées par l’intéressé lui-même, un soir de beuverie sublime, dans sa rustique forteresse de Champot.


Il est probable que, dans la même veine de l’excès facile, ce Lire Debord subisse à son tour le reproche de n’être qu’une tentative supplémentaire de fétichisation normative d’un ancien maître en intransigeance. Pour qui n’a été, en revanche, qu’un lecteur simplement attentif, curieux, amusé ou passionné de Debord, il a tous les contours d’un événement. Un événement qui tient surtout, précisons-le tout de suite, à la publication, en première partie de ce lourd volume, de « notes inédites » de Debord – quelque 250 pages tout de même ! – puisées dans le fameux fonds BNF et intelligemment présentées et annotées par Laurence Le Bras et Emmanuel Guy. Les contributions colloquiales publiées en seconde partie d’ouvrage, qui font thématiquement écho à chacun des inédits de Debord, sont, elles, plus attendues, parfois convenues et souvent inégales. On s’y référera donc à notre guise et au gré de notre subjectivité, c’est-à-dire plutôt rarement.

Bien ou mal intentionnée, la question sera sans doute soulevée sur la méthode consistant à rendre publics des fragments de réflexion formant ébauche sans que les projets qu’ils recouvraient n’aient, pour la plupart d’entre eux, abouti. Et elle se posera d’autant que l’on sait le soin avec lequel l’auteur de La Société du spectacle composa son œuvre, jusqu’au point final. Le puriste pourra y voir une forme d’exploitation du brouillon debordien, dont le principal risque serait de porter ombrage à sa réputation, pourtant bien établie, de prosateur de style. Le reproche serait admissible – et encore ! – si Debord n’avait été qu’un littérateur. Mais, pour son mérite, cette pauvre ambition lui fut d’autant plus étrangère qu’il se voulut d’abord ennemi déterminé de la société du spectacle et qu’il consacra tous ses talents à la décrire en espérant la détruire. Au bout du bout, et après avoir dit et fait l’essentiel, il cultiva, y compris dans son style, une forme de mélancolie historique dont rien ne dit, au demeurant, qu’elle n’était pas la suite logique de ses premiers assauts et la seule manière qu’il lui restait de maintenir vivante, en des temps de modernisation forcenée, l’ancienne tradition de l’émancipation. Pour Debord, qui avait le sens de la discrétion, du jeu et de l’histoire, l’archive était, selon toute évidence, une arme chargée de futur, mais aussi une chance de perpétuer des prolégomènes. C’est dans cet esprit, croit-on, qu’il archiva méthodiquement, opérant lui-même le tri entre ce qu’il jugeait nécessaire et superflu de conserver. Partant de là, les promoteurs et artisans de cet ouvrage considèrent, à juste titre, que la mise au jour de ces archives peut dire beaucoup sur l’œuvre et le temps de Guy Debord – dont ces « notes inédites » sont, in nuce, la part manquante –, et éventuellement, mais c’est moins sûr, sur cette sombre époque où l’ignorance s’apprend d’autant plus facilement à l’école que certains enseignants sont malheureusement nés avec.

La lecture de ces notes de travail atteste, en vérité, d’une pensée en perpétuel mouvement, jamais captive d’elle-même ou de sa réputation, toujours ouverte à la prospection large, foisonnante, inventive, capable de se dépasser surtout, au-delà des intuitions de telle ou telle période de son élaboration. On y voit Debord – l’homme qui se vanta de n’avoir jamais travaillé – infiniment penché sur son labeur, attaché jusqu’aux derniers moments de son existence à s’aventurer chaque fois plus avant sur le « vaste théâtre » de ses refus motivés, explicités, raisonnés, trouvant toujours de nouveaux angles d’attaque pour recadrer ou amplifier – « par tous les moyens, même artistiques » – sa vision critique d’un spectaculaire unifié tel qu’il était en train de devenir et tel qu’il est devenu aujourd’hui. Si ces inédits valent, c’est d’abord parce qu’ils nous instruisent sur la méthode Debord, sur ses points fixes, sur ses lignes de fuite et sur son extrême quête de rigueur critique. Sous sa plume – et ces ébauches le prouvent surtout par ses ratures et ses repentirs –, la pensée opère patiemment jusqu’à trouver le mot juste, l’exacte formulation, le dérapage calculé, l’envol polémique, la bonne chute.


Si tout n’est pas forcément bon à prendre, du moins à nos yeux, dans ces inédits où s’exerce « la dialectique du sérieux et du ludique, du poétique et du politique » [1] chère à Debord – on pense notamment à cette courte saynète intitulée « pièce de marionnettes » [2] –, l’essentiel vaut indiscutablement le détour. Comme ces « Bases politiques de mai 1963 » [3] où Debord s’interroge, très sérieusement pour le coup, sur les conditions nécessaires au développement de « l’état-major général » (l’Internationale situationniste), conçu comme « détonateur », à partir d’un contenu théorico-stratégique cohérent qui fera sa marque de fabrique pour les années à venir. Au passage, on notera la clairvoyante différenciation qu’il introduit entre exploitation et aliénation en précisant que « l’exploitation est plus dure à la mine qu’au commissariat au plan. Mais [que] l’aliénation est plus grande chez un planificateur intelligent que chez un mineur intelligent (par définition il y a partout des imbéciles qui représentent la victoire égalisatrice du principe d’aliénation porté par le capitalisme) » [p. 24]. De même, on y constate que, déjà en 1963, Debord décelait les risques de mortelle diversion que portait en elle la contestation parcellaire des dominations – dont Foucault n’était pas encore le théoricien admiré, mais qui pointait déjà, structurellement, dans les marges de l’académisme et, avec lui, le nihilisme de la déconstruction devenu, depuis, pensée dominante, en son centre, avec les ravages qu’on sait.

« Mai 88 » [4] se présente comme une note devant servir de base à une préface sur un projet d’anthologie sur mai 68. Vingt ans après l’événement et à l’heure du ralliement massif de ses anciens caporaux à l’idéologie de la « fin des idéologies », Debord n’y adopte pas une démarche commémorative, mais se place dans une perspective de réactivation, « preuves » à l’appui, de ce « beau moment […] où se [mit] en mouvement un assaut contre l’ordre du monde » [5]. Cette volonté de résistance à l’oubli cultivé par les « faux-témoins revenus de la fausse position révolutionnaire » (p. 42) qui fut la leur en mai 68, s’y double, en réponse à un article de Claude Roy [6], d’une ébauche de réflexion prometteuse sur l’idée d’échec des révolutions – et de celle de Mai, en particulier, qui, comme chacun sait, n’en fut pas une. Pour le cas, Debord n’y voit aucune défaite du « romantisme » situationniste. Et il précise : « Le fait que nous n’avons pas gagné ne veut pas dire que nous nous sommes trompés. Notre but n’a jamais été de “gagner” dans cette société. Et tout montre que justement ce sont les vainqueurs qui se sont trompés. (p. 41) »

Au-delà de leur intérêt proprement documentaire concernant deux projets ayant, eux, abouti, les « Notes pour la préparation des films La Société du spectacle et In girum imus nocte et consumimur igni » [7] offrent une réflexion générale sur ce que le moyen cinéma n’a jamais cessé d’être pour Debord : une forme de « communication ordinaire », mais « prioritaire » du point de vue de la critique. Si particulièrement dévastateur, son « langage cinématographique », qu’il conçut très tôt comme une arme, s’affina progressivement sans jamais s’éloigner de son anti-spectaculaire intention première. Ce qui s’y ajoute avec le temps, notamment dans In girum…, c’est la mélancolie historique qui naît de son passage, une mélancolie insoumise, de celle qui ne renonce à rien de ses modalités critiques, même dans un monde qui s’effondre de ne pas avoir été radicalement transformé. Étalées sur quinze ans, ces « notes » – qui sont évidemment beaucoup plus que des notes de travail – débordent largement le strict cadre du cinéma (ou de l’anti-cinéma) pour s’interroger, in fine, sur la meilleure manière de représenter, à travers sa propre existence, ces « non-moments » de l’histoire, comme disait Walter Benjamin, où prennent sens la liberté humaine et, avec elle, la possibilité d’enrayer le progrès sans fin de la servitude.


La mélancolie historique incite à se tenir, à l’écart de son propre temps, en position de guetteur d’anciennes errances. Elle caractérise pour beaucoup la démarche de Debord. Son goût pour la dissolution des avant-gardes, sa manière de préférer l’ombre à la lumière et la remarquable constance qu’il mit à décourager par tous les moyens ses propres admirateurs, constituent autant de preuves de sa paradoxale aptitude à apparaître tout à la fois comme le plus moderne des théoriciens révolutionnaires de son époque et comme le nostalgique laudateur d’un passé dont il traquait les effervescences oubliées. C’est dans cette perspective que se situent trois inédits – « Notes pour un ouvrage sur la Fronde » [8], « Projet de dictionnaire » [9] et « Notes pour le projet “Apologie” » [10] – dont on ne dira jamais assez combien ils font trame pour saisir cette particulière aptitude de Debord à contrarier, en amont et en aval, la marche du temps.

On sait que la Fronde – cette période de fortes commotions qui agita la France de Louis XIV entre 1648 et 1653 – intéressa beaucoup Debord. On sait aussi qu’il éprouva une forte attirance – littéraire et ludique – pour Jean-François Paul de Gondi, futur cardinal de Retz, l’un de ses principaux protagonistes et génial mémorialiste. Cette révolte fort complexe, les historiens peinent encore à la caractériser : première révolution bourgeoise, pour les uns, dernière tentative de résistance de la noblesse féodale au pouvoir d’État monarchique, pour les autres, elle prit, dans les deux cas et parallèlement à ses objectifs avoués ou cachés, de claires allures de soulèvement populaire et barricadier.

Au-delà de l’insaisissable « vérité » historique de la Fronde, ces notes, dont on ignore quel réel projet elles nourrissaient dans l’esprit du Debord du début des années 1960 (peut-être une préface), illustrent assez précisément, en tout cas, le rapport nostalgique qu’il entretenait déjà avec l’histoire, et plus particulièrement avec celle des révoltes condamnées à périr d’inactualité. Car tout concorde, sous sa plume, à faire de cette sédition des « féodaux-rebelles » de la Fronde l’expression admirable d’une résistance sans avenir possible au passage d’un monde en voie de déclin à un autre monde – « monarchique-capitaliste » – en voie de consolidation. Dans « ce complexe de querelles contraires », écrit Debord, c’est un « style de vie » qui se jouait et qui allait forcément se perdre. Comme s’étaient perdus les chevaliers errants du Moyen Âge, tout devait disparaître, avec le temps irréversible de la monarchie absolue, des anciennes formes d’une sociabilité baroque, ludique et vivante. On pressent dans cette approche originale et si peu marxiste de la Fronde, un goût prononcé pour le contretemps historique et une belle faiblesse pour l’anachronisme sans lendemain. Et l’on se dit que la néo-althussérienne prétention à traquer le moment d’une supposée « rupture épistémologique » entre le Debord des années 1960 et celui de la fin des années 1980 s’effondre d’elle-même à la lecture de ces « Notes pour un ouvrage sur la Fronde », écrites en parallèle, ou à peu près, de La Société du spectacle, dont la relecture est toujours conseillée – notamment celle de sa cinquième partie (« Temps et histoire ») où la Fronde est citée comme exemple d’un temps où « toute liberté historique particulière a dû consentir à sa perte » (thèse 140) [11].


Ce qui pointe, chez le Debord des années de jeunesse – parfois contradictoirement, il est vrai –, et se renforce nettement avec le passage du temps, c’est bien l’idée, jugée évidemment « réactionnaire » par n’importe quel progressiste de gauche, qu’aucun projet émancipateur digne de ce nom ne saurait faire abstraction d’une réflexion sur la « vie bonne » – et donc d’une critique radicale de la civilisation – la nôtre – que la société du spectacle a rendue possible et, pour beaucoup, désirable. C’est avec cette intention que Debord s’attela, dans les années 1980, à un « Projet de dictionnaire » qui se situait dans l’ancienne perspective critique situationniste de l’analyse de ces mots de la domination spectaculaire qui, « employés presque tout le temps, utilisés à plein temps, à plein sens et à plein non-sens, [restent] par quelques côtés radicalement étrangers » [12]. L’idée avait déjà germé, en 1966, dans l’esprit du situationniste Mustapha Khayati avec l’intention lexicale, d’inspiration encyclopédiste, de libérer le langage des « mots captifs » du pouvoir.

Presque vingt ans après, Debord ne pouvait que constater que « tout ce qui est emporté par le spectacle voit sa langue ancienne en perdition » (p. 155). Si ces notes portent loin, c’est qu’elles dévoilent le cœur d’un dispositif de néantisation langagière dont nous vivons aujourd’hui les désastreux effets : le « langage du faux » a imposé un « faux langage » considérablement appauvri et incapable, désormais, d’exprimer la moindre nuance. Aux autodidactes, ceux qui se faisaient « par eux-mêmes », se sont substitués des « médiadidactes », des « télédidactes » incapables de penser parce que dépourvus de cette capacité même. Et Debord de préciser : « Le nouveau langage est une arme de la non-pensée, comme la nouvelle cuisine, la nouvelle architecture ; le nouveau en général dans notre siècle signifie régression. (p. 161) » Vendu comme marchandise, le « langage le plus sot » s’est donc imposé comme le seul disponible, sa plus simple expression relevant de l’inarticulé, du « borborygme », de l’ « animalité ». Cette particulière dégradation du langage, insiste Debord, s’applique à l’ensemble des spectateurs d’un monde dont le spectacle « [sélectionne] les imbéciles [13] presque en tous lieux (des journaux à l’Université, de la politique à l’art). Mais plus : les imbéciles y deviennent ainsi exemplaires. Ils tendent à devenir les seuls exemples. Donc, le spectacle étend les bases de l’imbécillité, de l’ignorance, de l’incompétence » (pp. 181-182). C’est ainsi que, d’un côté, « on peut être au pouvoir sans savoir parler » (c’est-à-dire sans être capable de penser) et que, de l’autre, le peuple n’a plus « nulle part de parole » car, pas plus que ses maîtres, il ne sait parler. L’organisation de l’ « oubli » – il faut « qu’il ne reste aucun souvenir de rien » –, la progressive proscription « des livres et de la conversation » par des « machines » devenues « prothèses de la pensée », la soumission obligatoire au « discours audiovisuel », la destruction de la langue, l’infantilisation généralisée du monde : telle est, pour Debord, la « pensée du spectacle » en acte, celle où « les spécialistes de la décision ne peuvent plus être que des spécialistes de l’erreur » (p. 193). Qui dira, sans ciller, que tout cela n’est pas arrivé en ce nouvel âge de la confusion où chacun zigzague au milieu des décombres d’un monde si méthodiquement déconstruit qu’il a atteint une sorte de perfection dans le déplorable ? « Jamais l’humanité n’a été réduite, notait-il au mitan des années 1980, à un “égoïsme” aussi étroit, à aussi courte vue, à un hédonisme de pacotille aussi désespéré. (p. 195) » Qui pourrait lui donner tort, vraiment ? Même si le prix à payer est celui de la lucidité désespérée, celle-là même qui lui faisait admettre, ailleurs, mais à peu près à la même époque, qu’il est des temps « où l’on discerne moins la révolution qui monte que la société qui descend » [14].


Avec Panégyrique (tome premier), paru en 1989, l’intention de Debord était claire : prendre le spectacle – et sa logique récupératrice – à contrepied en se livrant, soi-même et sans retenue, à sa propre apologie. Brillante, l’entreprise désarçonna : ses anciens panégyristes n’y virent qu’une preuve de sa supposée mégalomanie et ses plus irréductibles calomniateurs se réjouirent de pouvoir enfin le ranger dans le carré de tête des plus belles plumes de son temps. Avec Panégyrique (tome second), album paru post mortem (1997), Debord se donnait enfin à voir – lui-même, ses amoureuses, quelques amis et les lieux qu’il avait aimés – à travers une suite d’images souvent floues et sans autre support textuel que des citations. Point d’orgue facétieux d’un parcours d’insaisissable, l’ouvrage désarçonna encore, mais sans excès. Les morts ont acquis des droits, y compris pour leurs plus irréductibles adversaires, ce qui aurait bien fait rire Debord.

La publication de ces « Notes pour le projet “Apologie” » – rédigées pour certaines dès les années 1960 et courant donc sur presque trente ans – indique que, sous une forme ou sous une autre, l’idée de ce Panégyrique venait en tout cas de loin. Même si Debord en avait évoqué la possibilité dans son « premier tome », ces notes attestent qu’il aurait bien dû comporter, comme suite directe et logique à son entrée en matière, un nouveau volet (défini ici comme tome III) visant à « éclairer les points obscurs » du premier et à en préciser ou à en développer, sous la forme de scolies, certains passages (qu’il a listés et qui sont nombreux).

Une fois encore, le principal intérêt de cet inédit tient au dévoilement de la méthode de travail de Debord – ce va-et-vient permanent entre notes de lecture, citations à reprendre ou à détourner, auteurs à citer, fragments déjà composés, questionnements non résolus –, mais aussi à la volonté qui habite son auteur de faire œuvre de sa vie (ou de son histoire). De toute cette accumulation de notes émergent les motifs – sa « pauvreté », son « nihilisme […] séduit par l’histoire », « le poker comme exemple », sa « culture comme […] espace », « Paris comme exemple », la « conduite de l’Internationale situationniste comme opérations », une « réflexion distanciée (non apaisée) sur le jugement du passé », ses « rêves » – dont Debord voulait faire, en manière de « justification » de ses choix, la matière de ce nouveau volume. D’autres thèmes y percent : la passion amoureuse, la poésie, la révolution, mais surtout le temps qui passe – « ce temps [qui] va devoir s’arrêter » (p. 251).

C’est toujours la mélancolie qui encre obstinément la plume de Debord. Cette mélancolie singulière, exigeante, scrupuleuse, qui naît d’un passé anéanti en s’entêtant à aimanter sa lumière. Comme une clairière dans une forêt obscure. Qu’une réflexion soit fondée en raison historique, conclut le Debord émouvant de la fin, ne saurait impliquer qu’elle devrait être étrangère à la couleur de la vie et à la manière dont elle fut vécue par quelques êtres, dont lui, qui désiraient si intensément la changer. Là, tout s’applique à dresser, en pointillés, l’autoportrait d’un homme qui avait finalement compris très tôt qu’il n’était nul « remède », mais un « chagrin » assuré, à « réfléchir trop tard » aux effets cumulatifs et dévastateurs que la domination absolue de la marchandise et du spectaculaire feront peser sur la société post-humaine qui est la nôtre.

Dans la nuit de cette époque singulière où nous tournons désespérément en rond, la collection des notes inédites que nous offre cet indispensable ouvrage apparaît comme une évidente incitation à lire (ou à relire) l’œuvre de Debord. Ne serait-ce que pour comprendre en quoi l’ignorance et le mensonge ont proliféré à ce point depuis sa disparition. Pour tenter de reconstruire aussi, s’il n’est pas trop tard, à partir de ses intuitions, les fondements d’une critique sociale enfin capable d’ouvrir l’esprit, à la lumière d’un passé dont le spectacle n’a même plus idée, sur des aubes encore possibles.

Freddy GOMEZ

POST-SCRIPTUM

Nous avons listé, ici, par ordre de parution, les principales recensions consacrées aux ouvrages de ou sur Guy Debord – notamment les volumes de sa "Correspondance" – dans les colonnes de notre revue papier (2001-2014). Elles sont toutes désormais consultables en ligne. Les voici :

« Relire Debord »,
"À contretemps", n° 6, avril 2002, pp. 8-12.

« La vie ne cesse d’attendre le moment de sa contre-offensive »,
"À contretemps", n° 11, mars 2003, pp. 19-21.

« De la proie à l’ombre : fin d’époque »,
"À contretemps", n° 19, mars 2005, pp. 19-21.

« L’art du repli et le goût de déplaire »,
"À contretemps", n° 24, septembre 2006, pp. 13-15.

« Ludimus effigiem belli »,
"À contretemps", n° 26, avril 2007, pp. 27-28

« Toutes choses ayant leur temps… »,
"À contretemps", n° 31, juillet 2008, pp. 24-25.

« Du contrôle à la gloire, et vice versa : actualité de Guy Debord »,
"À contretemps", n° 40, mai 2011, pp. 12-14.




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