■ Anarchiste hors les murs, André Prudhommeaux (1902-1968), à qui nous avons consacré un numéro thématique de notre bulletin, allia sans conteste deux qualités assez rarement conjuguées en milieu militant : une pénétrante capacité d’analyse et une aptitude jamais démentie à défaire les vérités contradictoirement admises par l’anarchie plurielle de son temps. C’est ainsi, nous semble-t-il, qu’il faut lire ce brillant texte de 1954, publié dans les Cahiers de « Contre-courant », où, sur la question des rapports ambigus que les libertaires entretiennent avec la politique, il renvoie dos à dos les « dilettantes » et les « agités » de l’anarchie pour définir une position de « juste milieu » : refuser de « confondre la lutte contre le gouvernement en exercice […] avec la résistance et l’émancipation vis-à-vis de l’État, qui est une lutte apolitique ou antipolitique », mais être capable, en parallèle, de penser les circonstances et les enjeux politiques d’un moment donné et, éventuellement, de déterminer quel est « l’ennemi n° 1 » et quels peuvent être les « alliés provisoires ». Quand on connaît l’intransigeance que l’auteur de ce texte manifesta, pendant la révolution espagnole, vis-à-vis du « circonstantialisme » de guerre qui conduisit les instances de la CNT-FAI à s’adonner – assez piteusement, d’ailleurs – à « l’art » politique jusqu’au sein de l’appareil d’État, on ne peut qu’admettre que Prudhommeaux était aussi capable de remettre indirectement en cause son radicalisme de l’époque. En atteste la manière dont il insiste, ici, sur le fait qu’une même prise de position n’aura jamais le même effet selon qu’elle implique, comme ce fut souvent le cas en Espagne, un mouvement libertaire suffisamment puissant pour influer, en vrai, sur le devenir politique d’une communauté humaine beaucoup plus large que celle qu’il représentait en propre ou, comme ce fut le plus souvent le cas ailleurs, par des mouvements anarchistes acculés à la marginalité et dégagés par avance de toute responsabilité réelle dans les destinées des pays où ils résident.
Les questionnements et les intuitions de Prudhommeaux – qui sont, bien sûr, de son époque – peuvent, plus généralement, sur certains points du moins, faire écho à notre présent, notamment quand il corrèle une certaine prédisposition anarchiste à l’outrance sans limite avec le « discrédit » que le mouvement libertaire risque de connaître « auprès des gens sensés » pour n’attirer à lui que « les imbéciles ou les fous ». Ou encore quand il insiste sur l’importance que jouèrent, dans l’histoire, l’« ambivalence révolutionnaire-réactionnaire » et les « retournements subits d’alliances » qu’elle favorisa, entre « rouges » et « bruns » par exemple. Ou, enfin, quand il définit l’intervention des libertaires dans la politique comme devant relever d’une « antipolitique clairvoyante quant aux réalités auxquelles elle s’oppose, et quant aux effets qu’elle peut avoir ». Une antipolitique « intelligente », donc, et « mesurée jusque dans son refus d’engagements inconsidérés ». Sans sombrer dans la facilité de l’anachronisme, il se peut, néanmoins, que le lecteur attentif s’enhardisse à faire le lien entre quelques-unes des observations critiques du subtil Prudhommeaux et les nombreuses billevesées que véhiculent certains anarchistes d’aujourd’hui suffisamment déconstruits pour avoir perdu tout sens de la mesure et du raisonnement.– À contretemps.
Les libertaires doivent-ils, ou non, prendre des responsabilités face aux événements politiques ? La question est controversée. À l’un des extrêmes, se placent les camarades qui, une fois pour toutes, prétendent « s’insoucier » [1] de ce qui se passe dans le monde, pour chercher en eux-mêmes leur équilibre et la satisfaction de leurs besoins. L’attitude a sa noblesse : c’est celle d’Archimède qui, au milieu de Syracuse mise à sac par l’ennemi, s’absorbait dans la solution d’un problème de géométrie ; les yeux fixés sur la figure qu’il avait tracée sur le sol, il mourut, dit-on, sans daigner regarder ses assassins. Mais la plupart de nos « insoucieurs » ne vont pas jusque-là ; ils se contentent en ouvrant les journaux qui leur parlent de tueries plus ou moins lointaines dans le temps ou dans l’espace, de lever les épaules en disant : « Qu’y pouvons-nous ? » Et, ce faisant, il me semble qu’ils renoncent gratuitement à un pouvoir très réel appartenant à tout homme de conviction et de caractère : le pouvoir d’influer, si peu que ce soit, sur les événements qui l’assaillent, en prenant position et en cherchant, par un acte d’intelligence créatrice, à sortir du fatalisme de la servitude universelle.
À l’autre extrême se trouvent ceux qui vivent dans la surexcitation perpétuelle des moindres fluctuations du jeu politique tel qu’il se pratique entre professionnels. Ils s’imaginent qu’ils doivent (ou peuvent) intervenir efficacement dans chacune des inextricables combinazione dont le sens, incertain pour les acteurs eux-mêmes, leur échappe presque toujours. À tout bout de champ, leur désir d’engagement, d’intervention active dans les événements, se traduit par des « révélations » feuilletonnesques, des « analyses » sensationnelles, des déclarations enflammées au nom des masses prolétariennes et populaires qui, on peut le dire ici, s’en « insoucient » totalement. Et ce sont des sonneries de tocsin éperdues, des cascades de complots dénoncés, des cahiers de revendications improvisés, des plans de révolution préconisés par tous les pays du monde, des manchettes annonçant chaque semaine la révolution sociale à Téhéran, au Caire ou à Caracas, et le Grand Soir à Paris pour le lendemain au plus tard [2].
Cette attitude de bluff et d’agitation perpétuelle est à mon sens plus dangereuse que l’autre car elle mène au discrédit rapide du mouvement auprès des gens sensés, et par-là même à une surenchère absurde de démagogie, à une mégalomanie qui ne sauraient retenir que les imbéciles ou les fous. À chaque parution du journal, on joue les oies du Capitole, on « mobilise les masses », on crie au meurtre, à la guerre, au fascisme, à l’émeute, au secours, à la lutte finale, précisément quand rien ne se passe, comme on alerterait les pompiers par fumisterie. Quant au jour où il se passe réellement quelque chose, l’on constate, le plus souvent, que les hurleurs de slogans ont disparu à moins que les attitudes ne se trouvent « inversées ». Alors les « organisateurs » reconnaissent soudain qu’il n’y a « rien à faire », s’insoucient, se débrouillent, changent leur fusil d’épaule, ou suivent docilement la pente de l’obéissance et du conformisme gouvernemental. Et ce sont les « dilettantes » – les cyniques ou les contemplatifs – qui sortent de leurs études ou de leur « tour d’ivoire ». À l’appel irrésistible de l’action dans les minutes où tout redevient possible, les militants et les agitateurs fatigués sont relevés par les forces vierges des inorganisés.
Des dizaines, des centaines de noms viennent à l’esprit lorsqu’on songe, par exemple, à ce que fut le comportement respectif des « politiques » et des « apolitiques » en face de la révolution populaire espagnole. Je n’en retiendrai qu’un : Camillo Berneri. Ce vagabond idéologique dans les sentiers de la psychanalyse, de la psychiatrie, de la philosophie des religions, de l’érudition historique, de la poésie intime et autres « futilités » de haute culture, a donné à la « guerre des classes » en Espagne, pendant dix mois, dix-huit à vingt heures par jour d’intense travail, au-delà des forces humaines, jusqu’à ce que les assassins de Staline lui règlent son compte voyant en lui la conscience qu’ils voulaient tuer.
S’il fallait choisir, je choisirais donc le dilettante qui, aux grandes heures, s’improvise serviteur et combattant de la cause qu’il aime, lui donnant sa santé, sa substance et sa vie ; au technicien de l’agitation à vide et du combat verbal à contretemps, qui trop souvent en cas de succès ne songe qu’à profiter au maximum des jouissances égoïstes qu’il estime bien dues à ses longues fatigues, ou qui, si les choses tournent mal, tire tout simplement son épingle du jeu de façon plus ou moins élégante.
Cela dit, je pense que c’est dans un « juste milieu » que réside la meilleure réponse à la question que je posais au début de cette étude. Non, le libertaire ne doit ni ne peut se désintéresser de ce qui se passe dans le monde et qui se résume par ce grand fait politique qu’est l’oppression de l’homme par l’État. Non, le libertaire ne doit ni ne peut perdre longtemps de vue que sa vie privée, son intimité intellectuelle et morale est compromise et menacée à chaque instant par l’inquisition, l’intervention, l’invasion subtile – tantôt prometteuse, tantôt menaçante, tantôt aveuglément brutale – des pouvoirs. Mais la réaction du libertaire ne peut être d’entrer dans le jeu des pouvoirs rivaux, de confondre la lutte contre le gouvernement en exercice – c’est-à-dire l’opposition politique – avec la résistance et l’émancipation vis-à-vis de l’État, qui est une lutte apolitique ou antipolitique, ayant ses principes, ses méthodes, ses moyens et ses résultats propres, entièrement distincts d’une opposition qui se propose le remplacement d’un gouvernement par un autre. En ce sens, le libertaire ne doit pas et ne peut pas faire de politique : la politique est son ennemie perpétuelle, et la vie privée (en marge de l’État et de ce qu’on appelle la « vie publique » au sens officiel ou oppositionnel du mot) est au contraire son point d’appui, sa forteresse, son domaine propre dont la défense et l’extension conditionnent tous ses rapports avec le monde de la politique.
Évidemment, ces rapports existent. Et le thème essentiel du présent exposé c’est précisément la portée politique, consciente ou inconsciente, volontaire ou involontaire, calculée ou spontanée, de l’attitude antipolitique libertaire sur la politique elle-même. Car à côté des motivations psychologiques qui mettent en jeu les réactions libertaires à la politique, autre chose sont les conceptions éthiques et finalités idéales qui justifient nos comportements, et autre chose encore est le résultat pratique, l’incidence sociale desdits comportements. Du double point de vue que nous adoptons provisoirement ici même, du point de vue général de l’évolution humaine et du point de vue particulier du devenir humain dans le milieu où nous nous trouvons, c’est cette incidence sociale qui importe. Elle doit donc être examinée en toute objectivité, sans vain désespoir et sans illusions.
Pratiquement une première distinction s’impose. Il existe des contrées où le secteur libertaire de l’opinion, de l’expression idéologique et du travail organisé est important ; où (par le nombre et la puissance matérielle, la force des traditions, la conformité avec le tempérament ethnique, le rayonnement culturel, etc.), le mouvement libertaire joue, ou peut jouer, un rôle de premier plan dans la vie publique et pèse d’un grand poids – qu’on le veuille ou non – dans les destinées du pays. Là, il est évident que le comportement individuel de tout libertaire et celui du mouvement organisé entraîne des conséquences générales beaucoup plus graves et, en quelque sorte, une responsabilité politique devant le « pays » et devant le « peuple » beaucoup plus grande qu’ailleurs. En pareil cas, de l’action ou de l’abstention du mouvement libertaire sur un terrain déterminé – élections, grèves, insurrection, etc. – peuvent dépendre de profondes modifications du régime politique, économique et social, la victoire ou la défaite de blocs rivaux en temps de paix, d’armées en temps de guerre, l’existence d’une ambiance plus ou moins généralisée de prospérité ou de désespoir, de libéralisme ou de servitude totalitaire.
Comme exemple classique de ces responsabilités décisives du mouvement libertaire en face du peuple ou du pays, prenons la péninsule Ibérique et, dans l’ensemble de la péninsule, le complexe Catalogne-Aragon-Levant. Là les anarchistes et les syndicalistes de la CNT, pendant la guerre civile, constituaient la charpente maîtresse de l’économie publique et de la défense contre les factieux. On ne peut certes prétendre que les organisations CNT et FAI, à elles seules, étaient en mesure de protéger, de nourrir et d’équiper les provinces du Nord-Est, mais je crois qu’il était absolument impossible aux organisations « gouvernementales » coalisées (de l’Estat Catala au POUM en passant par les républicains plus ou moins autonomistes ou fédéralistes, le PSUC, les socialistes les Rabassaires et l’UGT) de protéger, nourrir et défendre, sans la CNT-FAI, le complexe Catalogne-Aragon-Levant. À ma connaissance, tous les observateurs objectifs des événements de 1936-1939 sont d’accord sur ce point. Il en résultait nécessairement qu’en face de la rébellion franquiste et de l’impuissance gouvernementale, l’attitude de la CNT-FAI était dictée impérieusement par un choix : le choix d’un ennemi n° 1, et celui d’alliés provisoires. D’où le programme que j’ai essayé à l’époque de dégager dans un article de L’Espagne antifasciste intitulé « L’inutilité du gouvernement » et qu’on trouvera reproduit par J. Peirats [3], dans le premier tome de son livre, comme manifeste anonyme adopté par le mouvement libertaire espagnol. À mon sens, le problème consistait à contribuer à sauver la république espagnole et son régime républicain libéral par les mesures antiétatiques, révolutionnaires et substantiellement libertaires imposées par la pression des faits et la nature même des événements. Et de fait ces mesures se sont imposées spontanément non seulement en secteur libertaire, mais de proche en proche aux autres secteurs de l’opinion antifasciste et anticentraliste, dans la mesure même où ils s’efforçaient effectivement d’œuvrer pour la défense des libertés civiles et pour le salut commun. Le point principal de tout ce programme était la condamnation pratique d’une défensive basée sur les conceptions militaires-gouvernementales, et l’adoption d’une offensive sociale à l’échelle de tout le pays en généralisant l’exemple donné en Catalogne ou ailleurs : prise en main des terres par les paysans, des usines par leur personnel, des services publics par les syndicats et les communes, enrôlement de milices populaires volontaires portant la guérilla derrière les armées factieuses, etc. Je reste persuadé que sur ce plan la victoire eût été possible, et quand je dis la victoire j’entends non seulement la défaite de Franco et celle de la réaction intérieure militariste, policière et cléricale, mais encore le recul décisif de l’étatisme et de l’autoritarisme sous toutes ses formes. Il s’agissait de transformer de plus en plus la société ibérique, hiérarchique et fermée sous le bieno negro [4], en société ouverte admettant les expériences sociales volontaires les plus hardies, et la mise en pratique par des collectivités locales du droit d’ignorer l’État. Quant à l’internationalisation de ce principe à la faveur du mouvement concomitant d’occupation des entreprises dans une série de pays occidentaux, elle constituait, évidemment, un élément indispensable de la consolidation et de l’épanouissement des forces libertaires en Espagne et dans le monde.
Mais je ne veux pas m’attarder à des perspectives qui débouchent, hélas, dans une spéculation abstraite sur les « possibles non réalisés », dans ce qu’on nomme l’uchronie par analogie avec l’utopie. Je me contenterai de faire remarquer que, de fil en aiguille, tout le mouvement libertaire international était voué à partager et à étendre les responsabilités du mouvement libertaire espagnol – même dans les pays où les anarchistes n’étaient qu’une infime minorité, apparemment sans aucune influence sur le devenir social – ou à subir le contrecoup d’une défaite sans précédent.
Mais ceci m’amène à une seconde distinction nécessaire, relative aux incidences politiques de l’existence d’un secteur libertaire dans un pays où ce secteur occupe une position de minorité apparemment insignifiante. J’aborde ici le cas des pays de libéralisme politique relatif où les libertaires ont la possibilité de se réunir et de se manifester par la parole et par l’écrit, réservant pour plus tard celui des régimes et dictatures plus ou moins totalitaires.
La topographie conventionnelle des partis dans les pays de vieille tradition parlementaire nous présente soit les catégories françaises de gauche, de droite et de centre, soit les catégories anglo-américaines de parti au gouvernement et de parti dans l’opposition, formules stables se faisant face et échangeant leurs rôles à des intervalles de plusieurs années, parfois même de plusieurs dizaines d’années. On sait qu’en Angleterre l’alternance est presque automatique entre les deux grands partis actuellement existants : le parti « travailliste » succède à chaque nouvelle législature au parti « conservateur », et réciproquement ; aujourd’hui, ce qui reste du parti « libéral » est incapable de jouer un rôle d’arbitre et c’est l’usure de l’équipe politique au pouvoir qui intervient dans les déplacements, d’ailleurs peu sensibles, de l’orientation politique générale. Il en est de même, à quelque chose près, de la politique américaine qui a pour règle du jeu le remplacement à peu près total tous les cinq, dix ou quinze ans, de l’administration républicaine par l’administration démocrate, entraînant un changement presque complet du personnel de l’État. Celui-ci n’est pas constitué, comme en France, de fonctionnaires pratiquement inamovibles mais de gens qui passent du secteur privé au secteur public et réciproquement. Sur le rythme pendulaire des Anglo-Saxons, l’influence de l’esprit d’opposition antigouvernementale est très puissante, mais l’influence libertaire, c’est-à-dire antiétatique, est à peu près nulle. En fait, quoi que fassent les anarchistes de ces pays, leur mouvement est dégagé de toute responsabilité dans le devenir politique du pays. Il se valorise sur le plan éthique et institutionnel soit par l’objection individuelle de conscience, soit en maintenant dans toute sa pureté la revendication jeffersonienne d’un minimum d’intervention bureaucratique et d’un maximum de libertés civiques, religieuses et morales. L’Allemagne de Bonn, avec son bipartisme relatif (gouvernement démo-chrétien et libéral et opposition social-démocrate) semble se rapprocher de ce type grâce au mépris des Allemands actuels pour les idéologies, et à leur empirisme d’importation américaine et anglaise.
Dans les pays latins, tels que la France et l’Italie, la situation se présente déjà différemment. Là il existe un éventail très fluctuant de partis rendant possible des combinaisons diverses. En particulier on peut parler de trois forces distinctes : les deux extrêmes et le centre ou « troisième force ». L’extrême gauche est représentée par l’opposition communiste et apparentée ; l’extrême droite par l’opposition nationaliste, cléricale ou fascistisante. Comme oppositions, ces éléments sont partie du système parlementaire, mais, comme candidats au pouvoir, les partis extrêmes représentent un danger mortel pour la constitution démocratique à laquelle serait substituée une dictature à tendance totalitaire. Le jeu libéral n’a donc de sens que dans les limites des variantes gouvernementales qui vont du centre-droit au centre-gauche ; pratiquement du libéralisme conservateur au socialisme réformiste. Toute oscillation qui irait au-delà détraquerait le système et serait irréversible. Les fluctuations de l’opinion et particulièrement de l’opinion opposante extrémiste, qui gonfle ou dégonfle les partis du mécontentement aigu, se font, bien entendu, vivement sentir dans l’instabilité gouvernementale endémique des démocraties italienne et française. En temps normal les extrêmes s’équilibrent, et le rôle d’arbitre, avec les « responsabilités gouvernementales » – si l’on peut ainsi parler – appartiennent aux partis « modérés ». En France, aux socialistes anti-communistes, radicaux, démo-chrétiens, paysans et indépendants ; en Italie aux partis qui vont de Silone et Saragat à Pella, Fanfani et Scelba. Comment l’influence des libertaires, et du secteur de l’opinion qui sympathise avec eux, se traduit-elle en pratique, en cet an 1954 ? Comme un élément d’appoint de l’extrême gauche face à l’extrême droite, et de l’opposition face au parti gouvernemental. Non pas sans doute sur le plan électoral – vu l’abstentionnisme électoral des anarchistes et anarchisants – mais sur le plan revendicatif, syndical et social. Le résultat apparent le plus clair est que le libéralisme centre-droit est légèrement défavorisé par rapport au réformisme socialisant du centre-gauche, et que le cléricalisme est plus ou moins tenu en échec, mais au profit d’un étatisme « laïc ». L’étatisme, remarquons-le, n’est nullement exclusif de la fronde antigouvernementale. La plupart des fonctionnaires des degrés inférieur et moyen sont à la fois étatistes par situation et frondeurs par mécontentement, et leur esprit revendicatif s’exerce naturellement dans le sens de l’accroissement des tâches administratives, des effectifs bureaucratiques, des contrôles et services publics, du budget, etc. Il y a donc un certain paradoxe dans le fait qu’en temps normal, l’influence politique pratique du mouvement libertaire organisé s’exerce plutôt dans le sens de l’élargissement que de la restriction des fonctions de l’État, tout en étant un élément d’opposition au gouvernement et d’opposition plus ou moins virtuelle au régime.
Le rôle politique le plus utile, à mon sens, que joue dans ces conditions le secteur libertaire, est non pas politique au sens propre du mot, mais éducatif. Il consiste à mordre sur l’extrême gauche politique tout en combattant les menées d’extrême droite. En détachant, d’une part, du parti communiste – étatiste et totalitaire –, pour les amener sur le terrain antiétatique, les éléments qui se placent sur le terrain de l’opposition « ouvrière » menant à la dictature dite « du prolétariat », en constituant, d’autre part, une force vigilante tendant à s’opposer, par la grève et l’action directe, aux menées de la droite fasciste et cléricale, les libertaires, dans les périodes de « normalité », contribuent efficacement à préserver les libertés fondamentales de l’individu, et cela d’autant plus qu’ils s’abstiennent de toute intrusion directe dans la politique d’opposition simplement « antigouvernementale ».
Ce rôle, toutefois, suppose l’existence d’une certaine stabilité, d’un certain équilibre politique qui, de nos jours, sont perpétuellement menacés. Toutefois la menace ne vient pas de la « nette division du monde en deux blocs ». Un monde ou un pays divisé en deux partis opposés qui s’équilibrent et se neutralisent presque automatiquement, jouit par là même d’une sécurité relative et tombe très difficilement dans les aventures de la guerre civile ou internationale. Celle-ci éclate au contraire presque immanquablement lorsqu’il existe une possibilité d’erreur et de surprise, de « prise en traître » d’un protagoniste par le jeu d’une coalition ou d’une neutralité inattendue. Les exemples de cette nature nous sont aujourd’hui familiers et pourraient être multipliés à l’infini. En 1914, l’Europe centrale attaque la France et la Russie, croyant à tort être assurée de la neutralité des Anglo-Saxons. En 1939, les Occidentaux comptent fermement sur la Russie pour s’opposer à l’axe Berlin-Rome-Tokyo ; par un coup de théâtre diplomatique, Molotov s’allie à Ribbentrop. Presque sans coup férir, les deux compères se partagent l’Europe continentale cependant que le Japon s’annexe les colonies européennes du Pacifique et de l’océan Indien. Il faudra la résistance inattendue de l’Angleterre, la « querelle d’Allemand » cherchée par Hitler à Staline et l’effort gigantesque des USA, qui semblaient neutres, pour rétablir la situation. Sur le plan politique intérieur, il en est de même. À l’origine de chaque coup de force réussi de l’histoire contemporaine il y a un retournement subit d’alliances.
En Italie, le Duce profite de la neutralisation réciproque du libéral bourgeois Giolitti et du mouvement semi-insurrectionnel des ouvriers italiens pour jouer les troisièmes larrons et s’emparer du pouvoir. En Russie, Lénine avait agi de même. Après avoir opposé les soviets à la constitution et Kornilov à Kerenski. En Allemagne, c’est par la rivalité et la complicité « paradoxales » de Staline qu’Hitler a triomphé de la République de Weimar. Et l’on peut dire sans exagération qu’en Espagne comme en Allemagne le communisme a servi à la fois de prétexte et d’auxiliaire au fascisme. L’élément conservateur-libéral, à l’échelle nationale et internationale, croyait à la neutralisation réciproque des partis extrêmes de droite et de gauche, il pensait par là conserver sa possibilité de manœuvre. En fait le partage des dépouilles démocratiques était déjà décidé et, tout en s’observant avec méfiance, les totalitaires de droite et de gauche allaient trouver l’occasion d’un coup de Jarnac commun contre les libertés populaires. Et faut-il rappeler le 6 février 1934 qui vit communistes et fascistes se ruer ensemble vers le Parlement français pour mettre fin à la Troisième République, laquelle comptait béatement sur leur antagonisme irréductible ?
Est-il besoin de dire que les mêmes éléments, coalisés dans les mêmes circonstances, se sont retrouvés hier encore sur les Champs-Élysées pour conspuer le gouvernement Laniel et acclamer le maréchal Juin ? À chaque tournant de l’histoire récente, la guerre des partis ou la guerre des États surgit presque toujours de la coalition inattendue de forces qu’on jugeait adverses, ou de l’intervention, dans un sens ou dans l’autre, de forces qu’on jugeait neutres, et ce n’est presque jamais l’existence de contradictions stables, permanentes et équilibrées, d’intérêts antagonistes ouvertement proclamés qui occasionne la catastrophe. Ce n’est pas la lutte spontanée des classes, c’est l’existence de partis militarisés, fanatisés et disciplinés, capables par conséquent de foncer sans crier gare sur l’ami et l’allié de la veille, de se coaliser avec l’ennemi d’hier, et d’accomplir brusquement n’importe quel « tournant », qui constitue le danger essentiel qui menace la civilisation. Cette ambivalence révolutionnaire-réactionnaire qui est l’apanage par excellence des formations tendant au totalitarisme, doit être familière aux anarchistes, qui en furent si souvent les dupes et les victimes. Aussi ne pouvons-nous concevoir le rôle politique conscient des minorités libertaires, dans un pays comme la France ou l’Italie, que comme un rôle de vigilance attentive pour opposer l’action directe, la désobéissance civile, la grève et la résistance individuelle et collective sous toutes leurs formes, à chaque empiètement des totalitaires de gauche ou de droite contre les libertés civiles et les droits fondamentaux du peuple travailleur.
Qu’il s’agisse d’un putsch militaire comme celui de Kapp-Luttwitz à Berlin en 1920, d’une opération combinée de factieux et de démagogues comme le 6 février 1934 à Paris, ou d’une combinaison de l’un et de l’autre comme les 17-19 juillet 1936 à Barcelone, la tactique défensive qui correspond à notre idéal, à nos méthodes et aux moyens dont nous disposons sera toujours la même. Elle a porté ses fruits puisque tous ces coups de force ont été vaincus, par la spontanéité des élites libertaires et par la rapidité du réflexe libertaire dans le peuple.
Quant aux offensives économiques et sociales des paysans pour la terre, des ouvriers pour la possession réelle des instruments de production, des opprimés pour la fin des occupations militaires et coloniales, il va sans dire qu’elles ne sauraient nous être indifférentes.
Lorsque tel est le cas, notre rôle est d’accentuer la conscience et le caractère responsable des actions spontanées surgies du peuple ; et, dans le cas contraire, il nous appartient de préconiser les voies et moyens adéquats à la conquête et à la défense de la liberté pour tous. À cela, selon moi, se borne l’intervention directe des libertaires dans la politique. Pour le reste, c’est une antipolitique clairvoyante quant aux réalités auxquelles elle s’oppose, et quant aux effets qu’elle peut avoir – donc intelligente et mesurée jusque dans son refus d’engagements inconsidérés – qui peut et doit être préconisée comme guide de notre conduite sociale.
André PRUDHOMMEAUX [André Prunier]
Cahiers de « Contre-courant », n° 4, pp. 65-72,
supplément à Contre-courant, n° 55, novembre 1954.