A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Podemos ou la quadrature du cercle
La peau et le théâtre : sortir de la politique
Article mis en ligne le 3 avril 2016

par F.G.

■ En démocratie représentative, les illusions électoralistes ont cette particularité d’être recyclables à l’infini. Elles parviennent en toutes époques à attiser les passions tristes des peuples accablés. Il faut donc croire qu’elles sont aussi nécessaires à la vie des hommes que l’idée, obstinément démentie par l’histoire, qu’il suffirait, sans contrepartie de révocabilité, de déléguer ses espoirs de changement à qui prétendrait les incarner, à gauche, pour qu’ils se réalisent. Confronté à cette chimère, aucun discours abstentionniste construit ne peut résister : il ne touche que des convaincus, tandis que les autres, qui sont souvent nos alliés dans la rue, ne veulent pas l’entendre. Parce que l’entendre, ce serait admettre qu’il n’est aucun espoir possible de changement (réel) qui ne soit précisément lié à la remise en cause totale du système de représentation.

Depuis quelque temps, pourtant, des signes pouvaient laisser accroire que le cycle des illusions nécessaires était sur le point d’atteindre son point limite. Mais c’était ignorer que, pour conjurer le risque de se voir définitivement délégitimé, le système a plus d’un tour dans son sac à malices : l’un, efficace mais qui finit par lasser, fut de jouer le consensus démocratique contre la poussée d’une droite extrême qu’il avait lui-même sortie de sa boîte pour attiser la peur ; l’autre, plus subtil mais aussi plus récent, fut de s’inventer, à front renversé, une « gauche de rupture » capable de remobiliser un électorat populaire en déshérence que rien n’incitait plus, désormais, à voter pour les anciens partis de la « gauche de gouvernement ». L’un dans l’autre, l’objectif fut atteint : ramener au bercail de la communion représentative le spectateur démocrate ou « rupturiste ».

On imagine que la pathétique expérience de Syriza qui, en six petits mois, accepta d’appliquer, parfois en pire, la même politique qu’elle avait ardemment combattue dans les urnes, aura des effets décourageants sur l’électeur grec. Elle n’en a pas eu, en revanche, sur l’électeur ibère qui, sans excès mais en quantité suffisante, a reporté, en décembre 2015, ses suffrages sur Podemos, cette étrange galaxie d’ex-Indignés revenus du « mouvementisme » a-partidaire, pour permettre à cette nouvelle coalition politique de jouer dans la cour des grands. S’il est évidemment trop tôt pour tirer les leçons de cet « assaut institutionnel » – qui n’a eu pour effet jusqu’à ce jour que de relégitimer les combines politiciennes les plus recuites, et ce jusqu’à provoquer une dynamique scissionniste au sein du néo-parti en vogue –, il n’est pas trop tard pour revenir sur ce glissement de l’aspiration émancipatrice que portait le mouvement des Indignés du 15 mai 2011 vers l’illusion électoraliste qu’incarne Podemos. Et plus encore sur les effets, forcément dévastateurs pour tout mouvement social aspirant à l’autonomie, que ce glissement induit. C’est à cette nécessaire tâche que se livre Amador Fernández-Savater dans cet article que nous reprenons du site de la revue Ballast.– À contretemps.


[Ce texte est précédé du chapeau de présentation suivant : « Au pays des « Indignados » du 15 mai 2011 (le fameux mouvement « 15M »), où la lutte politique s’est voulue extérieure aux institutions et aux partis, le pari électoraliste – porté, notamment, par Podemos – ne fait pas l’unanimité dans les rangs de ceux qui, avec ou sans drapeaux, entendaient bien changer la donne. Le journaliste espagnol Amador Fernández-Savater propose ici un bilan à deux faces : une victoire et une défaite. Victoire, car plus personne, dans l’espace politique institutionnel, ne pourra ignorer ce soulèvement massif et faire litière de ses revendications on ne peut plus concrètes et utiles au quotidien de tous ; défaite, car, l’élan retombé dans les bras de la représentation et de la délégation de pouvoir, le peuple est retourné à son état de spectateur et de commentateur de la « vie politique ». Un appel à « reprendre l’expérimentation à ras le sol ».] [1]

Les âmes et les cœurs

Comment comprendre la nature profonde de la gestion politique de la présente crise économique ? Je pense qu’on peut trouver une source d’inspiration dans quelqu’un qui fait autorité en matière néolibérale : Margaret Thatcher. En 1988, la Dame de fer énonce en toute franchise : « L’économie fournit la méthode, mais l’enjeu est de changer le cœur et l’âme. » Il me semble que c’est exactement à partir de ce point de vue qu’il convient de penser les politiques menées en Europe depuis 2008. Il ne s’agit pas uniquement d’une série de coupes budgétaires ou de mesures sévères d’austérité destinées à « sortir » de la crise pour retourner à l’endroit où nous nous trouvions, mais bien de redéfinir radicalement les formes de vie : notre relation au monde, aux autres et à nous-mêmes. Vu sous cet angle, la crise constitue le moment idéal pour la mise en œuvre d’un processus de « destruction créatrice » de tout ce qui, dans les institutions, le lien social et les subjectivités, fait obstacle ou défie la logique de la croissance et du rendement à l’infini – qu’il s’agisse de vestiges de l’État-providence, d’initiatives organisées ou spontanées de solidarité ou d’entraide, de valeurs non compétitives ou non productivistes, etc. Détruire ou privatiser tous les services publics de protection sociale et déprimer les salariés, c’est encourager l’endettement et la lutte au coude à coude pour la survie. Il en ressort un type d’individu pour lequel l’existence est une tentative constante d’auto-valorisation. La vie entière se transforme en travail.

Est-ce trop abstrait, conspirationniste ou même « métaphysique » d’avancer cela ? Au contraire, c’est tout à fait banal et quotidien – d’où le triomphe de cette entreprise de destruction. Un exemple parmi d’autres : que révèle le royal décret-loi 16/2012, approuvé par le Parti populaire, qui exclut des services de santé des dizaines de milliers de personnes ? Les militants de Yo Sí Sanidad Universal [2], qui luttent au quotidien, analysent ainsi cette mesure : il ne s’agit pas de réduire le nombre des radiographies ou l’effectif des chirurgiens, mais d’un changement qualitatif ; désormais, la santé n’est plus un droit pour tous, riches ou pauvres ; dorénavant, tout dépendra du fait que vous soyez assurés ou non. Le décret n’est que le moyen ; l’objectif est de reprogrammer l’imaginaire social en ce qui concerne le droit à la santé. Autrement dit, d’intégrer un nouveau mode de penser et de sentir, au quotidien – en acceptant des changements qui, la plupart du temps, masquent cette terrible réalité : les services de santé sont dorénavant le privilège de ceux qui le méritent. À chacun, alors, d’agir en conséquence : guerre de tous contre tous et sauve-qui-peut.

La peau...

Dans cette perspective, la fin de l’occupation des places du 15M représente un des moments politiques les plus intéressants de ces dernières années. Parce que l’immense quantité d’énergies concentrées dans l’espace-temps des places s’est redéployée en métamorphosant les différents territoires du quotidien. Des assemblées de quartier ont d’abord été créées, puis s’est levée une vague déferlante en défense du service public. La PAH (Plateforme des victimes des hypothèques) s’est développée, et puis démultipliée ; des milliers d’initiatives, presque invisibles, se sont mises à fourmiller partout : des coopératives, des jardins urbains, des « banques du temps », des réseaux d’économie solidaire, des centres sociaux, de nouvelles librairies, etc. On peut dire que l’événement du 15M a revêtu l’ensemble de la société d’une sorte de « deuxième peau » : une surface extrêmement sensible, dans et à travers laquelle chacun ressent comme lui étant propre ce qui arrive à d’autres, inconnus (l’exemple le plus probant est celui des expulsions ; mais souvenons-nous aussi de la dimension sociale qu’a prise la lutte du quartier Gamonal [3]). Un espace de haute conductivité dans lequel les différentes initiatives prolifèrent et résonnent entre elles sans se référer à aucun centre unificateur (ou du moins à des appellations telles que « 99 % » ou « 15M ») ; une pellicule ou un film anonyme où circulent des courants d’affects et d’énergies imprévisibles et ingouvernables, qui traversent allègrement les catégories sociales établies (sociologiques, idéologiques…). Nous commettrions une erreur en pensant cette « deuxième peau » avec les concepts classiques de « société civile », d’« opinion publique » ou de « mouvement social ». Dans tous les cas, c’est la société elle-même qui s’est mise en mouvement, créant un climat global de politisation qui ne connaît ainsi ni dedans ni dehors, ni tête ni base, ni centre ni périphérie.

Et pourquoi s’agit-il d’un moment particulièrement intéressant ? Parce que le défi qui nous est lancé par le néolibéralisme (si bien synthétisé par la formule de Thatcher) y est relevé, autant sur le plan de l’étendue que de l’intensité. Une lutte portant sur les formes de vie que l’on souhaite et celles dont on ne veut plus s’exerce dans tous les recoins de la société, sans acteurs, moments ni lieux privilégiés. Dans chaque hôpital menacé de fermeture et dans chaque école soumise à des coupes budgétaires, devant chaque voisin en procès d’expulsion et chaque migrant sans couverture sociale à la porte d’un centre de santé, se pose la question : comment va-t-on vivre ? Cette question, elle ne se pose pas sur un plan rhétorique ou discursif, mais pratique, incarné et sensible. Ce qui nous importe et ce qui ne nous est pas indifférent, ce qui nous paraît digne ou non, ce que nous tolérons ou que nous ne tolérons plus. Voulons-nous vivre dans une société où quelqu’un peut mourir d’une grippe, être expulsé de sa maison, ne pas avoir les moyens de scolariser ses enfants… ?

Peau ouverte, peau dilatée, peau forte. Face à la guerre du tous contre tous et au sauve-qui-peut qui ne peut qu’attiser la logique du bénéfice par-dessus tout, la dimension commune de notre existence se met en mouvement : solidarité, attention et entraide, lien et empathie. Face à la passivité, la culpabilité et la résignation que sème la stratégie du choc, une étrange joie se propage un peu partout : « Nous sommes dans la merde, mais contents », m’a dit un jour un ami au cœur de ces journées d’assemblées, de marées humaines. Contents de partager le mal-être au lieu de ravaler ses larmes en privé, en allant jusqu’à les transformer en possibilités d’action. Ce « changement de peau » a produit en très peu de temps des réussites véritablement impressionnantes (que seuls des regards obtus refusent de voir) : la mise en cause de la légitimité des institutions politiques et culturelles qui dominaient l’Espagne depuis des décennies ; le changement global dans la perception de sujets clés comme les expulsions ; des victoires concrètes, comme celles de Gamonal, de la marée blanche [4] ou de la loi sur l’avortement de Gallardón [5] ; la neutralisation de l’émergence de fascismes à l’échelle macro et micro – un risque toujours latent en période de crise –, etc. Ces avancées ne sont pas dues à un type de pouvoir quelconque (institutionnel, économique, médiatique, etc.), mais bien à l’existence d’une force qui fait vaciller les aspirations de la société, se propager une autre sensibilité et se déployer de nouveaux affects. Cette force sensible est, et a toujours été, le pouvoir des sans-pouvoirs.

... et le théâtre

Où en sommes-nous aujourd’hui ? La lecture dominante qu’on a faite de l’impasse où se sont trouvés, au cours du second semestre de 2013, les mouvements post-15M postula qu’ils avaient atteint un « plafond de verre » : les marées se heurtent à un mur (le blocage institutionnel), mais ce mur ne cède pas. Aucun changement tangible n’est intervenu dans la politique d’ensemble du pays et son orientation générale : les expulsions, les coupes budgétaires, les privatisations et l’appauvrissement se poursuivent. Ce diagnostic portait en lui-même sa réponse : la voie électorale se présentait comme l’unique chemin possible pour sortir de l’impasse et briser ce « plafond de verre ». Podemos en premier lieu, les candidatures aux municipales ensuite – avec des formes et un style très différents [6] –, ont canalisé l’insatisfaction sociale et le désir de changement. (En Catalogne, c’est le processus indépendantiste qui semble dévier le mal-être pour le remettre sur d’autres rails, mais une analyse de cette situation précise dépasserait le cadre de cet article et les compétences de son auteur). Comment interpréter les résultats de ce « tournant électoral » ? Ma lecture et ma sensation sont assez ambivalentes : nous avons gagné, mais nous avons perdu. Nous avons gagné, parce que, presque sans ressources ni structures et malgré les campagnes de peur, les nouvelles formations ont rivalisé avec succès face aux grandes machines des partis traditionnels, en bouleversant une carte électorale qui jusque-là semblait immuable. À présent, il existe des chances raisonnables que les nouveaux gouvernements (municipaux pour le moment) se saisissent de certaines revendications de base des mouvements (sur les expulsions de logement, les coupes budgétaires, etc.) et remettent en cause, au moins en partie, les cadres normatifs qui reproduisent la logique néolibérale de la concurrence dans différents domaines de la vie quotidienne. Nous avons perdu, parce que les logiques de la représentation et de la délégation, de la centralisation et de la concentration qui ont été mises en cause par la crise et la pression de la rue lors du 15M se sont réinstallées dans l’imaginaire social.

Finalement, la force d’attraction électoraliste a fait plier la peau dans ce qu’on pourrait appeler un « volume théâtral », c’est-à-dire un type d’espace (matériel et symbolique) organisé autour des divisions dedans/dehors, acteur/spectateur, plateau/scène, scène/coulisses. Schématiquement, il s’agit là d’une manière de faire très rhétorique, fondée sur le discours, mettant au premier plan les « acteurs les plus doués » (leaders, stratèges, « politologues »), polarisée autour d’espaces et de moments bien déterminés (la conjoncture électorale, le programme et les promesses électorales) et focalisée sur la conquête de l’opinion publique (les fameuses « majorités sociales »). Cela a remplacé une façon de faire davantage fondée sur l’action, accessible à tous, s’exerçant dans des temps et des espaces hétérogènes, autodéterminés et en rapport étroit avec la vie matérielle (un hôpital, une école, une maison) ; une façon de faire qui s’adresse aux autres non pas en tant qu’électeurs ou spectateurs, mais en tant que complices et égaux avec qui penser et agir en commun. Si le 15M a mis au centre le problème de la vie et des formes de vie, l’ « assaut institutionnel » a remis au centre la question de la représentation et du pouvoir politique.

Chacune de ces options a ses conséquences. La division entre le « théâtre » et ceux qui n’en font pas partie affecte en retour les forces de mobilisation, tant en ampleur qu’en intensité, fragilisant ainsi la lutte contre le néolibéralisme. D’un côté, ce qui reste en dehors des murs du théâtre perd en valeur et en puissance et se révèle réduit et dévalué. Un exemple très clair : les mouvements deviennent l’objet d’une simple référence rhétorique, ou bien s’interprètent comme des revendications ou demandes à entendre, à synthétiser ou à articuler par une instance supérieure, ce qui efface alors complètement leur dimension essentielle de création d’un monde ici et maintenant – nouvelles valeurs, nouvelles relations sociales, nouvelles formes de vie. Le théâtre rend absent ce qu’il représente ; on perd ainsi la relation vive avec l’énergie créatrice des mouvements. D’un autre côté, ce qui se voit à l’extérieur du théâtre est une projection de l’intérieur. Je fais référence à quelque chose de très concret et de très quotidien : la réquisition complète de l’esprit social (pensée et regard, attention et désir) par ce qui se passe sur la scène. Combien de temps de notre vie récente avons-nous perdu à parler du tout dernier geste de l’un de nos superhéros/héroïnes (Iglesias, Monedero, Carmena, Garzón [7], ou n’importe qui d’autre) ? Avec la nouvelle politique, les œuvres et les acteurs changent, il y a de nouveaux décors et de nouveaux scénarios, mais on demeure, comme avant, des spectateurs, des commentateurs, des dispensateurs d’opinion rivés à nos écrans et perdant ainsi le contact avec notre centre de gravité : nous-mêmes, nos vies, nos problèmes, ce que nous sommes disposés à faire et ce qu’on a déjà fait, les pratiques qu’on invente plus ou moins collectivement, etc. Hypersensibles aux stimuli qui nous viennent d’en haut, indifférents et anesthésiés quant à ce qui arrive autour de nous (peau fermée). Et il ne sert à rien de critiquer ce théâtre : notre attention reste focalisée dessus, même quand elle s’y oppose.

Rouvrir la peau

Pour résumer, le néolibéralisme n’est pas un « régime politique », mais un système social qui organise la vie entière. Ce n’est pas un « robinet » qui fait couler ses politiques vers la base et qu’on peut simplement fermer en conquérant les lieux centraux du pouvoir et de la représentation : il s’agit d’une dynamique de production des affects, des désirs et des subjectivités (« La finalité est de changer les cœurs et les âmes ») en œuvre dans une multitude de domaines. La voie électorale-institutionnelle a ainsi ses propres « plafonds de verre ». C’est peut-être cela que nous pouvons apprendre du feuilleton tragique de Syriza : à l’intérieur des cadres établis de l’accumulation et de la croissance, la marge de manœuvre du pouvoir politique est très limitée. Changer pour d’autres modèles (pensons par exemple à la décroissance) ne peut pas se « décréter » d’en haut : cela requiert au contraire toute une redéfinition sociale de la pauvreté et de la richesse, de ce qu’est la bonne vie et le désirable, que seuls « ceux d’en bas » peuvent susciter. Pour cette raison, constituer le pouvoir en destituant la force (passer de la peau au théâtre) est catastrophique. Ce sont toujours les nouveaux processus de subjectivation, les nouveaux changements de peau qui redéfinissent les consensus sociaux et ouvrent le champ des possibles, même pour les gouvernements. Il s’agit alors de rouvrir la peau (la tienne, la mienne, celle de tout le monde).

Au niveau intime, cela exige de chacun de nous qu’il résiste à la capture de l’attention et du désir, de la pensée et du regard par les logiques représentatives et spectaculaires. Si le théâtre joue chaque jour le spectacle du mariage funeste entre le pouvoir politique et les moyens de communication (y compris, malheureusement, les médias alternatifs, tout aussi hypnotisés par la « conjoncture »), nous le reproduisons tous, dans n’importe quelle conversation entre amis ou en famille, lorsque nous le laissons organiser le cadre de nos questions, préoccupations et opinions : populiste ou mouvementiste ? Confluence ou unité populaire ? Untel ou untel ? Il faut inverser ce mouvement centripète et fuir de tout centre : centri-fuir. Récupérer son axe. Partir de nous-mêmes. Regarder autour. Au niveau général, il s’agit de reprendre l’expérimentation à ras le sol et à hauteur des formes de vie : penser et essayer de nouvelles pratiques collectives, inventer de nouveaux outils et moyens pour les renforcer et les développer, imaginer de nouvelles cartes, boussoles et langages pour les nommer et les transmettre. Si l’on porte le regard vers soi et non vers l’extérieur – en cherchant un impact sur le pouvoir politique –, l’impasse de 2013 était en grande partie due à une inadéquation radicale entre nos schémas de référence (formes d’organisation, images du changement, etc.) et ce qui était en train de se passer.

Bien sûr, cela est et restera une longue route, difficile, frustrante parfois, mais aussi réelle et en ce sens satisfaisante. Parce que la promesse qui nous est lancée depuis la scène d’un « changement » qui ne va rien exiger de nous, sinon d’aller voter pour le bon parti le jour des élections, n’est rien d’autre qu’une mascarade. Être à la hauteur du défi néolibéral passe par le déploiement d’une « politique expansive » : non pas réduite ni restreinte à des espaces déterminés (médiatiques et institutionnels), à des temps déterminés (la conjoncture électorale) et à des acteurs déterminés (partis, experts), mais bien plutôt étendue au niveau de chacun, collée à la multiplicité/matérialité des situations de vie, créatrice de valeurs capables de rivaliser face aux valeurs néolibérales de la concurrence et du succès. Le mot « politique » en lui-même ne suffit plus pour nommer une telle chose, tant il nous trahit toujours en déplaçant le centre de gravité vers le pouvoir, la représentation, l’État, les politiciens, le théâtre. Il ne s’agit pas d’opérer un changement de régime, mais d’alimenter un processus multiple d’autodétermination de la vie. La politique est la méthode, mais le défi, c’est de changer nos âmes et nos cœurs.

Amador FERNÁNDEZ-SAVATER
[Origine : < http://www.revue-ballast.fr/incarnation-de-la-politique/ >]

Post-scriptum : Sur le même sujet, on lira avec profit le texte de Tomás Ibáñez, « Innovation ou Reset ? Le pénétrant arôme de l’éternel retour » – publié dans le n° 34, automne 2015, pp. 105-114, de la revue Réfractions –, disponible en PDF.