■ Michèle RIOT-SARCEY
LE PROCÈS DE LA LIBERTÉ
Une histoire souterraine du XIXe siècle en France
Paris, La Découverte, 2016, 360 p.
Enseignante d’histoire contemporaine et d’histoire du genre à l’université Paris-VIII-Saint-Denis et membre du comité de rédaction de la Revue d’histoire du XIXe siècle, Michèle Riot-Sarcey est une spécialiste reconnue du XIXe siècle politique, des utopies et du féminisme [1]. Avec Maurizio Gribaudi, elle a déjà publié 1848, la révolution oubliée (La Découverte, 2008, 2010), dont Le Procès de la liberté peut se lire comme un prolongement.
Contrairement à la Commune de Paris, la révolution de 1848 n’a pas marqué durablement l’imaginaire – et encore moins la mythologie – du mouvement ouvrier [2]. Si les massacres du 22 au 26 juin sont bien connus, les journées de février – du 22 au 25 – et les épisodes qui se déroulèrent entre ces deux dates bénéficient rarement d’une attention digne de leurs caractères fondateurs. Tout au plus, et jamais sans trop s’attarder, évoque-t-on le communisme d’inspiration chrétienne d’Étienne Cabet (1788-1856), les fantaisies saint-simoniennes ou les utopies fouriéristes, plus rarement le socialisme républicain de Pierre-Henri Leroux (1797-1871) ; et encore plus rarement, ce peuple de Paris, ouvriers, journaliers, portefaix, compagnons, domestiques, artisans et petits boutiquiers tenant échoppe, cette sans culotterie en somme qui, en 1830 déjà s’insurgeait, armes à la main et au nom d’idéaux hérités de leurs pères : l’esprit de liberté, l’égalité entre tous – qu’elle soit sociale, économique, juridique ou politique – et, ne l’oublions pas, la fraternité dans les mœurs sans laquelle rien de tout cela ne serait possible, avec en toile de fond, de manière explicite, l’idée que le principe de libre association devait constituer l’assise de toute démocratie (directe). Et pourtant, nous dit Michèle Riot-Sarcey, la « révolution oubliée » de 1848 porte en elle une dimension libertaire qui ne sera pas vraiment reconnue par les organisations « d’avant-garde » qui, au lendemain de sa défaite, parleront au nom « du peuple ouvrier », transformant en abstraction ce qui fut sa réalité : l’autonomie dont elle fit preuve, sa capacité d’auto-organisation (les associations) et l’héroïsme de ses combattants sacrifiés sur l’autel de la République bourgeoise – celle que Thiers rétablira en 1871 en massacrant, une fois de plus, le petit peuple des faubourgs. La Sociale, la République sociale, sera une aspiration vivante, mais noyée dans le sang des massacres (juin 1848 et mai 1871) qui borneront sa route. Au-delà du simple romantisme de la barricade et du Paris insurrectionnel, l’enjeu politique d’une démocratie ouvrière demeurera, pour les syndicalistes révolutionnaires du début du siècle suivant un modèle à suivre ou – diront certains – à réinventer, malgré la pesanteur d’un appareil doctrinal de plus en plus grisé par sa propre capacité à produire une théorie qui prendra le pas, presque en terme d’horizon eschatologique, sur une réalité réifiée, érigeant l’histoire en juge suprême [3].
De 1791 [4] à la Commune de Paris de 1871, en passant par l’insurrection lyonnaise de 1834 – cette « révolte des canuts » qui fut l’un des premiers grands mouvements sociaux de remise en cause des nuisances de la grande industrie triomphante –, se développe un cycle révolutionnaire dont les élans et les espoirs nourriront, jusqu’à la défaite de la révolution espagnole de 1936 [5], l’imaginaire de ceux qui luttèrent pour établir les conditions de son exercice. Un cycle qui lia, pour son honneur, la revendication de la liberté à la résolution de la question sociale. Car, si la liberté relevait d’une dimension individuelle, elle était aussi comprise comme devant être l’expression d’une pratique collective propre à assurer l’exercice de l’autonomie ouvrière. Ni Dieu ni maître, « ni césar ni tribun ». Avant que le désir de « liberté » ne devienne, comme aujourd’hui, un argument marketing, un slogan utilisé aussi bien par les marques que par les professionnels de la politique, l’aspiration à la liberté fut au cœur des luttes pour l’émancipation sociale, son moteur en quelque sorte. Leur faiblesse fut de s’en remettre à l’État et de faire trop peu de cas des forces considérables que l’économie capitaliste était capable de mettre en œuvre pour dominer et assujettir le social à sa seule finalité : l’enrichissement des détenteurs du capital alors en plein expansion [6]. À la liberté universelle – qui pourrait s’exercer individuellement et collectivement dans un souci de justice, dans l’honneur auquel chaque membre de la communauté a le droit – répondit la liberté d’entreprendre et de s’enrichir au détriment des plus faibles, un alibi en somme. La question qui traversa le siècle fut celle du pouvoir politique, négligeant le fait que, l’économique écrasant le social, il se mettait à son service. Là se situe sans doute la cause des défaites successives du mouvement ouvrier qui, faute d’en avoir, plaça cette question au cœur de ses aspirations. En abandonnant aux ambitions politiciennes le soin de parler et d’agir à sa place, il s’en remettra à la régulation du marché, s’aliénant ainsi au salariat – comme s’il suffisait qu’il fût juste, encadré par des lois, pour qu’il ne soit pas la substance de la valeur d’échange qui, à la fin de ce siècle, établira son absolu et incontestée domination, jusques et y compris dans l’intimité du travailleur, fût-il syndiqué. D’où venait l’illusion que l’on pouvait composer avec lui, lui faire entendre raison en somme ?
L’accès à la liberté de toute la communauté humaine – le genre humain [7] – sera écrasé sous le rouleau compresseur de la révolution industrielle et de la philosophie du progrès. L’idéal qu’incarna le progrès technique, un idéal qui fut aussi celui du mouvement ouvrier des décennies suivantes, se substitua à cet autre idéal, celui d’une liberté universelle construite sur les fondements d’une fraternité et d’une égalité inaliénables. Le ralliement de ses théoriciens à cette conviction entraînera la soumission au fétichisme de la marchandise. C’est la liberté individuelle, avantageuse pour la domination du capital, qui justifia que l’on évinça la liberté collective consubstantielle à l’égalité, la justice et l’honneur pour tous. Les associations ouvrières en percevaient très clairement la menace. L’individualisme favorisant, selon leur propre terme, la « décomposition sociale » [8], elles pressentaient à quel point cette « liberté » était favorable à l’enrichissement du plus petit nombre, mais deviendrait, dans un contexte de paupérisation croissante (les années 1840 furent terribles pour le prolétariat), une source d’oppression pour la grande masse des ouvriers [9].
Dans ce processus historique, à l’ère des révolutions, la liberté n’aura cessé d’être encadrée et contrôlée, rognée et finalement réduite à l’exercice du pouvoir économique.
Tandis que le « libéralisme » prônait la libre soumission, le socialisme dans sa forme moderne tel qu’il émergea dans les décennies qui suivirent, notamment sous l’influence de Blanqui, privilégia le « parti » d’une avant-garde conspirationniste qui captera les instances du pouvoir aux profits de ses membres et permit à certains de faire une carrière politique. En oubliant que la liberté ne se donne ni ne se délègue, mais se conquiert, « dans le lieu même de l’exploitation, de l’oppression et de l’aliénation de la personne humaine », il trahira l’aspiration des révolutionnaires de ces temps héroïques, mais oubliés.
Jean-Luc DEBRY