■ José PEIRATS
UNE RÉVOLUTION POUR HORIZON
Les anarcho-syndicalistes espagnols, 1869-1939
Paris, Éditions CNT-RP/Libertalia, 2013, 480 p.
Dans son livre L’Espagne libertaire, Gaston Leval rapporte le propos d’un militant : « Maintenant, je peux mourir, j’ai vu réalisé mon idéal. » Leval ajoute : « Cela m’était dit dans une des collectivités de la région levantine par un des hommes qui avaient lutté toute leur vie pour le triomphe de la justice sociale, de l’égalité économique, de la liberté et de la fraternité humaines. Son idéal, c’était le communisme libertaire, ou l’anarchie. »
Quant à nous qui allons mourir sans avoir connu ce genre d’événement heureux, nous voudrions comprendre comment une telle révolution put advenir dans ce pays. Un autre livre, un des meilleurs, sinon le meilleur, relatant l’épopée libertaire espagnole, éclairera les plus jeunes ou ceux qui ignorent tout de la question, c’est celui de José Peirats : Une révolution pour horizon. L’auteur, un briquetier, un militant, se mua en historien d’excellence en alliant l’objectivité à la subjectivité et en faisant la nique aux professeurs d’université.
A contrario de la formule « Du passé faisons table rase », l’auteur plongea son regard dans les origines de la combativité des classes ouvrière et paysanne quand, dès 1869, fut constituée la section espagnole de la Ire Internationale (Association internationale des travailleurs) fortement influencée par les idées de Bakounine. De cette époque jusqu’à 1939, l’histoire suivit son cours, constellée de violences : violences directes du patronat et de ses pistoleros tandis que l’Église s’alliait aux militaires adeptes du coup d’État ; tous conjuguèrent leurs efforts pour tenter d’éradiquer ceux qu’ils nommaient « les anarchistes ». Ces derniers, de leur côté, rendaient coup pour coup.
Le livre est riche en informations. On suivra un long cheminement militant depuis l’arrivée, en 1868, d’un certain Giuseppe Fanelli, envoyé de Bakounine ; puis, bien plus tard, on apprendra comment la CNT (Confédération nationale du travail), après la prise du pouvoir des communistes en Russie, refusa les diktats moscovites : elle fut une des premières à dénoncer les exactions du nouveau régime.
Et on se retrouvera dans l’Espagne de 1936, quand le peuple se lança spontanément dans des collectivisations diverses, tant agraires qu’industrielles, tout en s’opposant par les armes au putsch de Franco. Le défi, alors, pour les anarchistes, était d’affronter au moins deux problèmes : la militarisation des milices et la participation au gouvernement. Ils étaient face à des « circonstances imprévues et impérieuses » ; il fallait, selon certains militants, faire le « sacrifice circonstanciel des principes ».
À l’époque, troubles, soulèvements, insurrections étaient monnaie courante. Pour autant, ce qui provoqua le déclenchement révolutionnaire fut la tentative de prise de pouvoir des militaires. N’attendant rien du gouvernement légal, l’obligation de se défendre provoqua d’un même mouvement une prise en main tant économique que sociale ; et cette conjoncture imprévue ouvrit la voie…
Ainsi y eut-il des ministres anarchistes qui reconnurent, certes tardivement, « qu’on ne peut réaliser, à partir du gouvernement, quelque œuvre révolutionnaire que ce soit ». Ainsi, on militarisa, Durruti déclarant, semble-t-il, dans une annonce bien peu libertaire : « Si nécessaire, nous décréterons la mobilisation générale, nous introduirons une discipline de fer. Nous renonçons à tout, sauf à la victoire. » [1] Peirats, à ce propos, écrit : « En ce qui concerne les milices anarchistes, il faut reconnaître que la guerre sur un champ de bataille classique et avec des fronts compacts n’était pas le terrain de lutte qui leur convenait le mieux. La forme de lutte préférée du peuple espagnol est la “guérilla”, et les anarchistes, courant 1938, pensèrent opter pour cette tactique traditionnelle. Mais il était trop tard. »
Rappelons que la conjoncture internationale était pour le moins défavorable. Mussolini et Hitler appuyaient les factieux. De leur côté, les démocraties craignaient la contagion révolutionnaire et, par mesure de prévention, instituèrent le principe hypocrite de non-intervention avec cependant des « navires de guerre anglais [qui] faisaient peser leur menace au large de Barcelone ». L’aide parcimonieuse de l’Union soviétique ne bénéficia qu’à ceux qui lui étaient soumis. Le camp « républicain » avait-il donc une chance de vaincre ? Et les libertaires avec leurs pratiques d’action directe, « en marge » de la légalité, pouvaient-ils s’imposer contre le régime républicain ? À terme, la révolution n’était-elle pas condamnée et la guerre perdue même si l’idée d’installer une « dictature anarchiste » effleura l’esprit de certains ? Devant une telle situation oserons-nous parler de dérive ?
Les anarchistes, semble-t-il, ne peuvent pas vaincre avec les armes de l’ennemi. Vaincre ? Cette question n’est pas la bonne, car il ne s’agissait pas de prendre le pouvoir politique… On voulait tout simplement faire la révolution, et on se retrouva avec l’obligation de faire la guerre.
Comme on peut s’en douter, l’action non-violente n’était pas dans les usages de l’époque. « Qu’on ne se méprenne pas, écrit Freddy Gomez dans sa préface, Peirats, dont l’anarcho-syndicalisme s’était frotté aux durs affrontements sociaux des années 1930, ne refusait pas le recours – ponctuel et collectif – à la violence – défensive ou offensive ; il critiquait, plus précisément, sa prise en charge minoritaire par des groupes ou des individus dont l’activité armée devenait non seulement une spécialisation, mais la raison d’être. » Dans la même veine, on peut lire des formulations pour le moins singulières : « Les “meilleurs terroristes de la classe ouvrière” [2] […] deviennent souvent, au lendemain d’une révolution triomphante, les policiers, les chefs d’armée et même les ministres de la Justice du nouveau régime » (Freddy Gomez). Ou encore, sous la plume de Peirats et à propos de l’activisme anarchiste armé dans les premières années du franquisme, cette fois : « Il ne s’agissait pas d’irriter le régime par des attaques violentes inopportunes. L’action violente menée à l’intérieur par des individus et des groupes, plus ou moins suicidaires, venus de l’exil, était, même à l’intérieur, mal appréciée, quand elle n’était pas condamnée à cause des réactions sauvages qu’elle provoquait chez la police. Cette action violente incontrôlée était menée par des individus qui n’étaient pas capables de faire autre chose et qui demain seraient sûrement un poids pour le syndicalisme réimplanté. L’activisme violent, outre le fait qu’il alimentait la chronique noire de la presse à sensation du régime, entraînait fournée après fournée les camarades vers les prisons et les bagnes, où les organismes de solidarité de l’exil ne pouvaient pas les secourir efficacement. »
Mais ce qui ne laisse pas de nous étonner, de nous interroger encore aujourd’hui, c’est quand dans les villages − comme si cela était tout naturel − on « proclamait le communisme libertaire ». Si, demain, sur la place de ma commune, j’allais faire une telle harangue, il est sûr que l’on me prendrait pour un dérangé. Or l’auteur développe l’idée que, en Espagne, « le collectivisme agraire avait été la forme d’exploitation traditionnelle ». Et il nous fait une description quasi exhaustive de ces collectivités agraires qui un peu avant 1936, et après, surgirent comme des champignons, profitant de la conjoncture provoquée par les militaires factieux.
« Hisser le drapeau rouge et noir à la mairie, proclamer le communisme libertaire, brûler sur la place les archives sur la propriété et annoncer publiquement l’abolition de la monnaie et de l’exploitation de l’homme par l’homme », tel était alors l’ordre du jour ! Il n’y avait là pourtant nul miracle − nombre de vieux compagnons nous l’ont souvent confirmé ; c’était le fruit d’une longue, obscure et patiente action de propagande sur plusieurs générations de militants. Tant à la campagne que dans les villes, ce moment inouï dura plus qu’un « bel été »... De nos jours, quel syndicat d’envergure envisagerait de se substituer au capitalisme et de supprimer l’État, sinon de l’ignorer ?
À la longue, en Espagne, les réalisations révolutionnaires mises en place n’auraient pu coexister avec la structure étatique qui, après s’être effondrée dans un premier temps, reprit lentement des forces. Avec des obstacles quasi insurmontables, les anarchistes n’ont certes jamais touché d’aussi près la réalisation de leurs idées. Seule la conjoncture globale se révéla néfaste. Que fallait-il faire ? Peirats écrit que la « seule solution consistait à marquer le présent d’une trace indélébile sans compromettre le futur de l’organisation. Les expériences révolutionnaires de type constructif, comme les collectivités, les créations artistiques et culturelles, les exemples de vie libre et solidaire sont le genre de traces indélébiles capables de survivre à la contre-révolution la plus féroce. Ne pas compromettre le futur en agissant positivement, cela signifie se maintenir en dehors du tourbillon des intrigues, éviter la complicité contre-révolutionnaire au sein des gouvernements, préserver l’organisation que l’on aime et ses militants du vertige de la vanité gouvernementale ou de la situation de nouveaux riches, éviter la contagion d’un petit monde de bas appétits, en conservant en point de mire ce lendemain éternel comme l’espace et comme le temps, où nous serons jugés sur nos œuvres et non sur l’éclat de notre capacité théorique ».
André BERNARD