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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Une investigation confuse et lacunaire sur Makhno
À contretemps, n° 18, octobre 2004
Article mis en ligne le 1er octobre 2005
dernière modification le 13 novembre 2014

par .

Ettore CINNELLA
MAKHNO ET LA RÉVOLUTION UKRAINIENNE (1917-1921)
suivi de Quarante jours à Gouliaï Polie
journal de Galina Andreevna Kouzmenko
Lyon, Atelier de création libertaire, 2003, 138 p.

Ettore Cinnella enseigne l’histoire de l’Europe de l’Est à l’université de Pise. Son Makhno et la révolution ukrainienne (1917-1921), déjà paru pour partie dans la revue pisane Rivista Storica dell’Anarchismo et aujourd’hui disponible en langue française dans une traduction d’Isabelle Felici, décline à l’infini le même postulat doublé de la même thèse. Le postulat, d’abord : « au fond », Makhno n’aurait pas différé « des autres petits dictateurs bolcheviques d’origine humble, qui avaient poussé comme des champignons avant et après la révolution d’octobre ». Comme eux, il se serait guidé à la seule « haine de classe », adonné au « culte de la violence », aurait manifesté une évidente « tendance à agir pour son propre compte » et ambitionné de « dicter sa loi sur son territoire ». La thèse, ensuite : Makhno se serait trompé d’alliance en choisissant les bolcheviks contre les nationalistes ukrainiens. Première conséquence d’une telle « cécité politique » : son « intransigeance » aurait empêché toute jonction entre les aspirations nationales d’une « intelligentsia démocratique et socialiste » – mais bourgeoise – et les aspirations émancipatrices des « masses rurales ukrainiennes ». Seconde conséquence : son « sectarisme » aurait finalement conduit Makhno à l’isolement et contribué à livrer l’Ukraine à ses pires ennemis, les « bolcheviks grand-russes ».

Pour le reste, Cinnella enquête, comme il dit... Au bout du compte, on ne retiendra pas grand-chose de cette investigation confuse et lacunaire, sauf sa prétention à dresser un portrait « raisonnable » du déraisonnable Makhno. C’est que le moderne historien-enquêteur, pour distanciée que soit son approche, s’est souvent contenté de puiser ici ou là des éléments de preuve pour étayer son postulat et fonder sa faible thèse. On lui reconnaîtra volontiers qu’il n’instruit pas toujours à charge, même si les quelques qualités militaires dont il crédite Makhno – capacité d’organisation, sens de la stratégie, courage physique – servent surtout à mettre en valeur ses défauts politiques. L’intérêt, évidemment excessif, que Cinnella accorde au journal de Galina, la compagne de Makhno, publié ici dans une traduction de Jana Prosperini, s’inscrit dans la même démarche. « Sans doute aucun document ne nous montre de façon aussi incisive, écrit-il, les tragiques contradictions de la Makhnovchtchina, ses élans héroïques, sa grandeur et sa misère. » Le problème, c’est que le journal de Galina – longtemps considéré comme un faux commis par les services de propagande soviétique tant il est accablant pour Makhno – montre surtout un batko perpétuellement « bourré » à la tête d’une « horde démente et sauvage » de « makhnovistes bourrés » s’amusant comme des gamins, sur leurs tachankas de malheur, à terroriser des paysans. Ainsi, un « document » que tout historien digne de ce nom aurait pris avec des pincettes, tant les rapports entre Makhno et Galina étaient tendus, acquiert pour Cinnella valeur de preuve finale.

En « avertissement » d’édition, Isabelle Felici, sa traductrice, laisse à penser que le regard distancié et extérieur de Cinnella suffirait à garantir la justesse de sa vision historique et que ce Makhno aurait l’avantage d’approcher « une vérité la moins distendue possible » sur un personnage qui, convenons-en, sécréta largement sa part de légendes et de calomnies. Lecture faite de ce mauvais livre, il nous reste à relever la naïveté de ce propos, car c’est toujours l’époque où elle s’exerce qui détermine le champ de vision de l’historien. La nôtre, médiocre en diable et sans passion, prône toujours la « vérité la moins distendue possible », celle qui a fini par faire aussi d’Orwell un donneur et de Silone un agent de Mussolini. Par souci précisément de la vérité relative et en finissant par oublier qu’ils furent surtout autre chose.

Ce Makhno participe évidemment de la même vision investigatrice, mi-policière mi journalistique. Elle est tout ce qu’on voudra, mais certainement pas idéologiquement neutre.

Gilles FORTIN