■ Quand tombe Barcelone, le 26 janvier 1939, les premières colonnes de réfugiés marchent, depuis quelques jours déjà, vers le frontière française, sise à une centaine de kilomètres vers le nord. L’hiver pyrénéen est froid, glacial. Sur les routes encombrées de charrettes à bras, de véhicules brinquebalants, de civils – femmes, enfants, vieillards – en partance vers un avenir plus sûr, de combattants encore armés – mais pourtant désarmés par l’ampleur de leur défaite après trois années de résistance au fascisme (la seule de cette ampleur en Europe) –, se configure une Retirada (retraite) de grande ampleur qui dura plusieurs semaines et concernera quelque cinq cent mille réfugiés.
De l’autre côté des Pyrénées, en terre de droits de l’Homme donc, le radical-socialiste Édouard Daladier, chef du gouvernement, et les radicaux Georges Bonnet, ministre des Affaires étrangères, et Albert Sarraut, ministre de l’Intérieur, attendent, inquiets, l’arrivée aux frontières de cette horde qu’ils sentent grossir de jour en jour. Ils l’attendent et la redoutent d’autant qu’ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’ils font en faire. L’administration suivra ; elle est faite pour cela. Et, en effet, elle fera ce qu’ont attendait d’elle qu’elle fît : trier les hommes, séparer les familles, humilier un peuple qui avait représenté le dernier espoir de l’Europe, entasser les réfugiés sur des plages de mépris où rien n’avait été prévu pour les abriter, les nourrir, les aider à reprendre des forces. Le scandale fut total : une abjection française.
En ce début d’année 39 de tous les dangers, Henri Calet travaille comme correcteur à La Lumière, hebdomadaire « d’éducation civique et d’action républicaine ». Il y écrit aussi, un peu, quand l’événement l’exige. L’Espagne antifasciste, pour Calet, ce fut un combat, l’un des rares peut-être auxquels il ne fallait pas, à ses yeux, se dérober. Il s’y impliqua donc à la mesure de ses forces, dans le soutien aux intellectuels notamment.
Le court texte de lui que nous donnons ici vaut témoignage, nous semble-t-il, d’une volonté d’époque – qui fut certainement partagée à « gauche » – d’accueillir le plus humainement possible toute la misère du monde que les vaincus d’Espagne trimbalaient avec eux. Depuis, la misère du monde a changé maintes fois de visage et de continent. Ce qui n’a pas changé, en revanche – et qui remonte à dates fixes des bas-fonds de l’âme humaine –, c’est la lâcheté de ceux qui préféreront toujours leur sécurité à leur honneur.
Est-il possible qu’on renvoie à la mort les réfugiés d’Espagne qui demandent asile ?
Des bruits ont circulé ces derniers jours. Des bruits infamants. Avant d’accepter l’entrée en France de quelques milliers d’enfants espagnols, le gouvernement français aurait exigé le versement préalable d’une importante somme d’argent. Nous ne retiendrons rien de cette information que nous voulons tenir pour invraisemblable. Il ne se peut pas qu’il y ait des hommes pour débattre les termes d’un tel marché – « tant par tête à sauver… » Cela est impossible.
Mais quoi qu’il en soit, aujourd’hui, demain, dans les heures qui viennent, des réfugiés catalans afflueront et nous demanderont asile. Nous voulons penser qu’aucune équivoque ne pèsera sur cette question et que le gouvernement a pris déjà ses dispositions pour que soit accueilli dignement, humainement et sans restriction, le douloureux exode. Le devoir est strict, tout simple, sans mots, sans phrases.
Devant les femmes et les enfants de Catalogne qui tentent encore d’échapper à la mort, devant les veuves, les orphelins, les blessés, devant ce deuil et ces douleurs, devant un peuple qui fuit l’oppression, devant eux tous, la frontière doit s’ouvrir grande.
L’Histoire montrera peut-être une France d’ombre, peureusement calfeutrée et pratiquant la non-intervention dans une guerre injuste où des hommes tombaient aussi pour elle. L’Histoire devra montrer une autre France plus vraie. Une France apitoyée et secourable qui panse, qui guérit, qui apaise.
Nous y tenons pour notre honneur.
Henri CALET
La Lumière, 27 janvier 1939.
Repris dans Europe, novembre-décembre 2002.