■ Guillaume DAVRANCHE
TROP JEUNES POUR MOURIR
Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914)
Préface de Miguel Chueca
Montreuil-Paris, L’Insomniaque et Libertalia, 2014, 544 p.
Quand l’historien tisonne le chaudron social, celui où se configurèrent les rêves de lendemains qui pouvaient chanter, ses braises se muent souvent en cendres. C’est que la discipline qu’il pratique, parfois avec sérieux, et l’objectivité qu’il professe, toujours avec naïveté, demeurent rétives à saisir la part d’imaginaire combattant qui nourrit, par exemple, au début du XXe siècle et juste avant la Grande Boucherie, les feux d’une ancienne rage prolétarienne. On y voit généralement le prix à payer du savoir académique : il informe, mais il assèche.
Rien de tel avec ce livre – dont l’auteur n’est pas du sérail universitaire – qui chronique, au plus près des événements et des passions militantes qu’elle leva, une période historique mal connue, celle des cinq années qui préludèrent à l’effondrement de 1914. On dira même que Trop jeunes pour mourir, fruit de plusieurs années de recherche, constitue, du point de vue de sa construction, par la documentation réunie et par ses qualités évidentes d’écriture, un travail assez remarquable. C’est à L’Insomniaque et à Libertalia que l’on doit cette coédition soignée et richement illustrée d’une somme qui méritait bien qu’on conjuguât ses efforts pour lui donner forme.
Pour l’anarchisme ouvrier, l’année 1909 marque la fin d’une époque, celle des temps héroïques d’une CGT syndicaliste révolutionnaire à laquelle il avait beaucoup donné. C’est sur cette date que s’ouvre Trop jeunes pour mourir, et plus précisément sur le 24 février, jour de l’élection, par une voix de différence, du réformiste Louis Niel, représentant du Livre, au poste de secrétaire général de la confédération. Explosive est, du côté des révolutionnaires (syndicalistes et libertaires), l’ambiance qui règne à La Grange-aux-Belles, siège de l’organisation syndicale. Après Villeneuve-Saint-Georges, en août dernier, et l’arrestation de Victor Griffuelhes, Émile Pouget et Georges Yvetot, la conquête de la direction de la CGT par « l’arriviste » Niel sonne comme un coup de canon. Célébrée par la grande presse du lendemain comme signant le triomphe d’un « syndicalisme de la raison », la victoire de Niel sera pourtant de courte durée : en mai, l’impétrant, accablé, démissionnera de son poste, qui reviendra, en juillet, à Léon Jouhaux, alors proche des syndicalistes révolutionnaires.
Le vrai talent de l’auteur de Trop jeunes pour mourir réside dans sa capacité à nous restituer par le menu ce qui fit la particularité d’une époque où l’anarchisme social irradiait, et assez largement, en dehors de ses propres murs. Et plus encore de nous faire participer, à travers un récit très vivant de leurs affrontements, aux multiples débats qui agitaient alors les deux principales fratries libertaires de la CGT, à savoir les « syndicalistes révolutionnaires », d’une part, et les « anarchistes-syndicalistes », de l’autre. On pourrait, bien sûr, contester cette classification un peu artificielle établie par Davranche qui recoupe, de fait – sur un mode inversé, mais tout aussi subjectif – la distinction opérée, en d’autres temps, par Jacques Julliard entre « politiques » et « ultras ». Julliard préférait, à l’évidence, comme Maitron, les premiers aux seconds. Davranche, lui, penche nettement du côté de Broutchoux plutôt que de Monatte. Chacun ses choix, à condition que ceux-ci ne nuisent pas à la compréhension générale d’une complexe dialectique interne souvent rétive à la manie classificatrice des historiens en tout genre.
De fait, les « syndicalistes révolutionnaires » de la CGT se situaient dans une dynamique de dépassement de l’anarchisme – dont ils avaient éprouvé, pour nombre d’entre eux et au sens propre, les limites sectaires. À leurs yeux, le syndicalisme incarnait autre chose, l’expression même d’une autonomie ouvrière dont la construction – patiente – supposait, comme l’indique justement Davranche, de « faire prévaloir l’unité ouvrière sur ses propres références partisanes et même idéologiques ». C’est cette conviction qui les portait et, avec elle, l’idée que la CGT était la maison commune des exploités. Ils se percevaient comme minorité agissante capable de faire progresser, par son exemple et sa ténacité, la « conscience du malheur » de leur classe et son niveau d’implication dans la lutte pour son émancipation. Ce qui supposait de ne pas agir comme avant-garde d’une masse qui devait être guidée et ce qui explique sa méfiance du révolutionnarisme discursif. Le pragmatisme des « syndicalistes-révolutionnaires » relevait, en effet, d’une volonté assumée de rompre avec les tics anarchistes et blanquistes d’une radicalité sans lendemain, car incapable de fédérer autre chose que des défaites annoncées. De là à les ranger, comme a tendance à le faire Davranche, dans la catégorie des has been « révolutionnaires » d’une ancienne CGT désormais vouée à se perdre, avec leur complicité, dans les sables mouvants du « recentrage », il y a un pas que la raison historienne, si elle existe, aurait dû lui éviter de franchir. Nous y reviendrons.
L’époque choisie (1909-1914) peut faciliter, il est vrai, une lecture de ce type car, indéniablement, la CGT que scrute Davranche n’est plus celle qu’elle était entre 1902 et 1908. Elle a perdu de sa superbe, stagne, subit des revers et doute de sa propre force. Il n’en demeure pas moins que c’est autour d’elle que gravitent, hormis les « individualistes », les anarchistes de toutes tendances. Combatifs, teigneux même, ceux-ci apprécient davantage la prose exaltée de La Guerre sociale, dirigée depuis 1907 par l’inénarrable Gustave Hervé et son bras gauche Miguel Almeyreda, que celle, un peu fourre-tout, du Libertaire ou, trop rigide, des Temps nouveaux. En clair, les « compagnons » s’abandonnent plus facilement aux lyriques illusions que véhicule l’hebdomadaire de « concentration révolutionnaire » d’Hervé, celui qui vitupère, qui menace, qui apologise le Browning à longueur de pages. Organe d’expression d’un faux socialisme insurrectionnel, La Guerre sociale livre plutôt à ses lecteurs une ratatouille dont le principal ingrédient est la démagogie, mais elle est goûteuse (pour les adeptes du Grand Soir) et juteuse (pour ses propriétaires). C’est ainsi que ses ventes tournent autour des 50 000 quand Le Libertaire plafonne, aux mêmes dates, à 5 000 exemplaires.
Contrairement à la CGT qui, elle, se méfie naturellement des « braillards » et des « donneurs de leçons » du genre d’Hervé, les anarchistes stricto sensu mettent assez longtemps à comprendre que le pape du « quartier de l’encre » roule, en réalité et à sa manière, pour le Parti socialiste « urnifié », mais surtout pour sa propre cause. Il faudra qu’il en fasse beaucoup dans la dérive droitière pour que se dissipent enfin les sympathies que le Gustave s’était attirées chez les anarchistes. Entre-temps, nombreux sont ceux qui s’enthousiasment pour la Fédération révolutionnaire, regroupement créé en 1909 par les « hervéistes », qui accouche en octobre 1910, en pleine grève du rail, d’une Fédération révolutionnaire communiste (FCR) censée fédérer l’extrême gauche de l’époque, mais dont le principal effet – bienvenu – sera de détacher définitivement l’anarchisme social de l’hervéisme. En 1912, naît, sur des bases plus claires, la Fédération communiste anarchiste (FCA), qu’on peut considérer comme la première organisation spécifiquement anarchiste un peu consistante.
Sur les discussions nombreuses qui agitèrent, en ces années d’avant-naufrage, diverses minorités révolutionnaires, sur les enjeux qui les animèrent, sur leurs divergences, sur leurs principaux protagonistes, sur les lieux qu’elles fréquentèrent, sur les luttes auxquelles elles participèrent avec constance et détermination, Trop jeunes pour mourir fourmille de détails d’une impressionnante précision et d’une belle amplitude. Sa chronique tient même de la fresque tant il apparaît évident, pour le lecteur, que, au-delà du sujet qui intéresse prioritairement son auteur – la façon dont les anarchistes tentèrent, en ces temps incertains, de s’organiser pour inverser le courant dominant –, ce qui se dessine sous sa plume, c’est le tableau pointilliste d’une époque où la résistance au bellicisme structura, avant que la réalité ne les défasse, une multitude d’activités. Bien sûr, Davranche est de parti pris. Il sait où il va, et sa longue quête le mène précisément là où il voulait aller : démontrer que, face à un hervéisme faussement insurrectionnel, à un Parti socialiste déjà gagné, malgré ses protestations, à la perspective d’union sacrée et surtout à une CGT par trop hésitante, les anarchistes-communistes regroupés au sein de FCA – devenue FCAR (Fédération communiste anarchiste révolutionnaire) à l’été 1913 – auront été « parmi les plus intransigeants adversaires de la guerre », ce qui, en soi, n’est pas contestable. Ce qui l’est, en revanche, c’est sa manière de distribuer les bons et les mauvais points en appliquant à cette histoire une grille de lecture par trop figée où la question de l’organisation demeure, comme pour tout communiste libertaire qui se respecte, déterminante. D’où sa propension à minorer ceux qui, par force, n’entrent pas dans cette problématique ou la contrebattent : les libertaires devenus syndicalistes révolutionnaires, d’un côté, et les « individualistes » de l’anarchie, de l’autre, qui se voient carrément caricaturés pour le coup. Le problème, c’est que, partant d’une approche aussi sûrement idéologique, on a toutes les chances de passer à côté de l’essentiel, c’est-à-dire des passerelles, des influences, des transferts qui s’exercèrent continuellement d’une sphère à l’autre d’un milieu/mouvement libertaire où l’appartenance organique ne fut jamais déterminante, même chez les plus organisés d’entre les anarchistes, et encore moins excluante.
Sur un autre plan, c’est encore, semble-t-il, l’idéologie, qui pousse l’auteur à sur-interpréter des pratiques pourtant assez peu répandues au sein de la CGT de 1909-1913. Nombre d’anarchistes (et pas seulement de la FCA) dénoncèrent alors, il est vrai, l’élection ou la nomination de « permanents syndicaux » jugées nocives à l’esprit d’un syndicalisme, perçu par eux-mêmes comme évoluant vers sa « fonctionnarisation ». À la lumière des dérives bureaucratiques qu’a connues, par la suite et dans des contextes politiques très différents, le mouvement ouvrier organisé, il est évidemment aisé de faire jouer l’anachronisme en validant a posteriori un argumentaire anarchiste relevant pour l’essentiel du refus de toute délégation. Mais on peut aussi y voir, en contextualisant le débat, l’expression d’une incapacité, anarchiquement pure, à saisir une donnée de base du syndicalisme révolutionnaire conçu comme pratique de l’autonomie ouvrière, et qui pourrait s’énoncer ainsi : au vu de son caractère de masse, la CGT ne pouvait évidemment pas fonctionner comme une fédération de groupes d’égaux. D’où l’insistance qu’avait mise Pouget à justifier « cette sorte de tutelle morale » exercée, dans le cadre de l’organisation syndicale, par les « conscients » sur les « inconscients » – c’est-à-dire sur ceux des syndiqués dont le niveau de culture et de lutte devait s’élever avant d’accéder à la conscience de classe, et donc à la conscience de leur émancipation. Cette approche, strictement a-idéologique, de la question sociale par les syndicalistes révolutionnaires se situait, à l’évidence, aux antipodes de celle des anarchistes, même syndicalistes, pour qui l’organisation de classe n’était souvent rien d’autre qu’un champ de manœuvre à conquérir et où expérimenter. Il va sans dire, mais on ne le dit pas assez, et pas ici en tout cas, que la subtile dialectique des premiers fut toujours mal comprise par les seconds. Quand les syndicalistes révolutionnaires pensaient l’articulation de la « double besogne » (la lutte pour l’amélioration quotidienne des conditions d’existence du prolétariat et celle pour son émancipation définitive du salariat) ou la question des alliances, les anarchistes leur reprochaient leur propension au « balancement », comme l’écrivit Henry Combes dans Le Mouvement anarchiste de septembre 1912, ou leur goût immodéré pour l’ « apaisement du clivage entre réformistes et révolutionnaires », comme le note sans chercher plus loin Davranche lui-même. Les positionnements respectifs relevaient, en réalité, d’une absolue divergence sur les perspectives. Pour Monatte et ses camarades – qui pensaient, sûrement à tort mais sincèrement, avoir trouvé dans le syndicat la forme d’expression la plus aboutie de l’autonomie de classe –, rien ne différenciait, dans leurs pratiques d’intervention au sein de la CGT, les anarchistes des autres partisans de la conscience séparée (car extérieure à la classe ouvrière). Ils y voyaient une prétention exorbitante, contraire à l’esprit de la charte d’Amiens et devant être combattue comme telle pour sauvegarder l’unité de l’organisation syndicale. D’un point de vue strictement anarchiste, communiste libertaire plus précisément, ce positionnement, original et structurant du syndicalisme révolutionnaire français, mérite rarement mieux que des jugements de valeur un peu hâtifs et souvent disqualifiants. Comme si, dans l’inconscient libertaire, ceux qui l’incarnèrent en se séparant de l’anarchie, demeuraient toujours inexcusables. Comme est inexcusable, d’une autre façon, Victor Serge, d’avoir cru, pour son malheur, que les vents de la steppe russe allaient balayer, le temps d’une révolution, les anciennes appartenances idéologiques.
Ces remarques n’enlèvent rien, cela dit, au plaisir évident, presque jouissif, que l’on ressent à lire cette chronique alerte et instruite d’un temps peu connu où le combat de classe, encore sous forte influence syndicaliste révolutionnaire, pratiquait l’offensive avec science et détermination en maniant la « machine à bosseler » et la « chaussette à clous » contre les « renards » (les briseurs de grève) et « Mamzelle Cizaille » (le sabotage) contre les patrons et l’État. Nombreux sont les exemples que nous fournit Davranche de cette lutte sur plusieurs fronts : la grève (ratée) des postiers et la mobilisation pour Francisco Ferrer, en 1909 ; l’affaire Aernoult-Rousset, la campagne antiparlementaire, la grève des midinettes et celle des cheminots, en 1910 ; la grève du bâtiment et la lutte contre la vie chère, en 1911 ; le mouvement contre les bagnes militaires et la grève générale d’avertissement, en 1912 ; la lutte contre la loi des trois ans et l’agitation antimilitariste, en 1913 et 1914. Derrière ces luttes, diverses, rudes, inventives, combatives, il y a tous les espoirs qui les portent et toutes les solidarités qu’elles charrient. Comme si, chaque jour, il fallait se convaincre que le sort du monde n’était pas joué, que la guerre, qu’on sentait bien sûr venir, pouvait être arrêtée par un front de classe capable de transcender les frontières, de défaire les patriotismes et de lever les aspirations internationalistes.
Il y a dans ce livre une évidente volonté d’en finir avec la seule explication de la démission et de la trahison comme causes de l’effondrement du mouvement ouvrier à la veille d’août 14. Et, parallèlement, un désir profondément ressenti de revaloriser le labeur militant incessant de celles et ceux qui, minoritaires mais extraordinairement actifs, tentèrent, contre vents et marées, à l’intérieur de la CGT ou sur ses marges, de résister au rouleau compresseur de la militarisation des consciences, en marche depuis l’été 1911, quand la rivalité coloniale entre Paris et Berlin sur la question marocaine faillit mettre le feu aux poudres. Parmi ces combattants de l’impossible, les anarchistes de la FCA, que beaucoup de lecteurs découvriront à cette occasion, soutinrent la position « grève-généraliste » de la CGT en cas de déclaration de guerre, mais agrémentée de la menace de « saboter la mobilisation ». C’était, bien sûr, comme souvent chez les anarchistes, faire peu de cas de l’immense conjonction des forces qui allaient contribuer, chacun dans son registre et en suivant sa partition, à attiser la fièvre patriotique, cette peste émotionnelle qui allait finir, en ces temps maudits, par embraser le prolétariat presque tout entier. Si la CGT tenta bien de convaincre les syndicats allemands de la justesse de son mot d’ordre, les vents mauvais d’une histoire déjà dévastée soufflaient en sens contraire. Désespérément. L’honneur des anarchistes fut de tenir jusqu’au bout. Comme celui de Monatte fut de démissionner de la direction de la CGT quand celle-ci accepta l’ordre de mobilisation générale.
Manfredo GENZ