■ G. L. [Gustav Landauer], De Zurich à Londres. Rapport sur le mouvement ouvrier allemand au Congrès international de Londres, Paris, Imprimerie Ch. Blot, rue Bleue, 7 (1896). Cet écrit a paru dans Les Temps nouveaux, en août 1896 (n° 15-16 et 18, signé « G. L. »). C’est le seul de Landauer qui ait été diffusé de son vivant à l’étranger où sa critique de la social-démocratie allemande rencontrait un certain écho. Son rapport fut traduit en anglais par Max Nettlau et en français par Doris Wess-Zhook. Une traduction italienne parut également en 1896, ainsi qu’une version portugaise en 1914. Voir Heiner Becker, « Gustav Landauer und die internationale anarchistische Bewegung », in : Michael Matzigkeit (éd.), « Das beste Sensation ist das Ewige… » Gustav Landauer Leben, Werk und Wirkung, Düsseldorf, Theatermuseum der Landeshauptstadt Düsseldorf, Dumont-Lindemann-Archiv, 1995, pp. 107-131.
Rapport sur le mouvement ouvrier allemand
au Congrès international de Londres
Ce rapport, présenté au Congrès international des travailleurs, à Londres, a pour but de donner, principalement aux socialistes des pays autres que l’Allemagne, une idée du mouvement ouvrier allemand tel qu’il se présente à nous, anarchistes, qui nous trouvons placés en plein mouvement ouvrier, en dehors cependant du parti social-démocratique.
Nulle part, dans nul autre pays que l’Allemagne, on ne voit un parti, une secte, se poser en seul représentant autorisé du prolétariat. Partout ailleurs, et surtout dans les deux pays – Angleterre et France – où, selon moi, le socialisme ainsi que la socialisation sont le plus avancés, on peut constater, subsistant côte à côte, des tendances différentes. La paix ne règne peut-être pas toujours entre elles, mais leur droit mutuel d’existence est toujours reconnu. Les velléités de présenter, en France, en Angleterre, en Italie, en Espagne et en Hollande, à l’instar de l’intolérante et autoritaire social-démocratie allemande, les théories de Marx ou de tel ou tel parti comme les seules dignes de considération, ont toujours pitoyablement échoué jusqu’à présent, et, grâce à la sagesse politique et au tempérament libertaire de ces nations, échoueront toujours. C’est seulement en Allemagne qu’il existe un semblable parti ouvrier, rigoureusement discipliné, et dont on voit la grande masse accoutumée à toujours danser docilement aux sons de la flûte qui se joue dans les régions supérieures du régiment du parti. Pour pouvoir le comprendre, il faut réfléchir, et reconnaître, avec grand regret, que l’Allemagne jouit de la triste renommée d’être le premier pays du monarchisme et du militarisme. Cet esprit militaire et césarien, cette dépendance et cette docilité des masses peuvent aussi s’observer à un degré très marqué parmi les populations les plus avilies, soumises à une extrême oppression, aux points de vue social, politique et économique. Et il faut malheureusement l’avouer ici sans détours, la social-démocratie allemande s’est entendue d’une façon très répréhensible à profiter de ce tempérament national et de cette dépendance des masses pour y établir une domination de parti extraordinairement pesante. Cette domination a bien souvent détruit les germes de liberté et de révolte.
Les chefs de la social-démocratie allemande, qui sont surtout des poseurs et des journalistes, ont très habilement su mettre leur parti en scène aux yeux de l’étranger, et faire passer le mouvement ouvrier allemand pour le plus considérable du monde. Pour moi, révolutionnaire et anarchiste allemand, je considère aujourd’hui de mon devoir, comme jadis à Zurich, d’arracher le masque ingénieusement bariolé, et de déclarer solennellement que l’éclat du mouvement ouvrier en Allemagne est tout extérieur et de surface ; qu’en réalité, le nombre de ceux qui aspirent de toutes leurs forces et avec une conscience éclairée et nette à une rénovation totale de la société humaine, à l’établissement d’une société socialiste libre, est infiniment beaucoup moindre que le nombre des électeurs social-démocrates.
Électeurs : tel est le mot si imposant, surtout à l’étranger, et qui, en réalité, est devenu une fatalité, une véritable malédiction pour le mouvement ouvrier allemand. La tactique de la social-démocratie en Allemagne, qui a placé le parlementarisme au centre des intérêts politiques, a paralysé toute action indépendante du prolétariat, tout le travail d’éducation, la lutte pour les principes, et aussi surtout la lutte économique ; elle les a littéralement submergés. Les principaux efforts de la social-démocratie n’ont qu’un objectif : gagner des voix, et durant les campagnes électorales, toute l’action consiste à utiliser par tous les procédés démagogiques possibles l’ignorance des masses pour leur faire donner secrètement leurs votes aux candidats des social-démocrates. Une propagande véritablement socialiste, une agitation contre la propriété individuelle et contre toute exploitation est le moindre de leurs soucis, en temps d’élections. On y parle presque exclusivement des lois d’impôt, et de tous les projets possibles de réformes susceptibles de soulager le petit bourgeois – qu’il soit travailleur, artisan, paysan ou fonctionnaire, – en se servant des lois actuelles de la société bourgeoise. Ces lois, à la formation desquelles la fraction social-démocratique prend part au Parlement et dans les diverses commissions avec beaucoup de persévérance, ont eu simplement pour effet de renforcer l’État et la police, notez-le bien, l’État, allemand-prussien, monarchico-capitaliste actuel. Il semble de plus en plus que la social-démocratie d’ici a la conviction qu’il ne suffit que d’un élargissement de notre État policier, centraliste et inquisiteur en tout et partout, pour opérer la transformation de l’empire allemand et réaliser l’avènement, du fameux État futur.
Car non seulement la social-démocratie nie les principes du socialisme pendant la période d’agitation électorale, durant laquelle on fait appel aux passions sauvages des masses inéclairées, mais elle prend part aux travaux du Parlement absolument au point de vue de la société bourgeoise. Cela n’est même plus contesté. Bien souvent, et justement dans ces derniers temps, on a entendu les chefs de la social-démocratie déclarer qu’ils se contentent au Parlement de ne faire que des propositions radicalo-démocratico-bourgeoises, et qu’ils ne s’avisent point de prêcher à des sourds les théories du socialisme. Après cela, la question suivante surgit : pourquoi donc ces messieurs jettent-ils leurs perles aux pourceaux ? Pourquoi ne prêchent-ils pas plutôt à ceux qui accueilleraient avec avidité des paroles d’émancipation et de lumière, aux hommes et aux femmes de la classe opprimée ?
Dans la quantité de documents dont je dispose, – et que, si l’occasion s’en présente, je suis prêt à mettre devant les yeux du Congrès, – je ne veux choisir ici qu’un exemple, de date toute récente. Depuis quelques années, c’est-à-dire déjà depuis la reconstitution de l’empire allemand, l’intention s’est manifestée, parmi les classes dirigeantes, de créer un code bourgeois complet, c’est-à-dire de codifier les lois relatives à la propriété individuelle, aux relations d’affaires, aux associations, au mariage, à la famille, etc. Jamais une meilleure occasion n’eût pu se présenter de mettre en danger et d’ébranler les bases fondamentales de la société bourgeoise. Contre l’empire allemand, l’empire des riches, devait être affirmé l’empire mondial à venir, de liberté et de justice. On devait opposer le socialisme à l’idée véritablement ridicule de préparer un nouvel agencement des lois sur la propriété, aujourd’hui, à la veille d’une ère nouvelle, alors que les masses exploitées vont mettre fin à la propriété individuelle. Et quelles pensées grandes, nouvelles, vivifiantes et fertiles auraient pu être formulées à propos du mariage et de la famille ! Avant tout, n’aurait-il pas dû être dit que le mariage, l’amour, la famille, sont des choses qui n’ont rien à voir avec l’État ? Qu’elles regardent exclusivement les individus eux-mêmes ? Mais, qu’ont fait les social-démocrates ? Rien de tout cela ! Rien concernant les bases de la société actuelle, rien contre la propriété individuelle telle qu’elle est, rien contre l’outrecuidante prétention de régler les affaires individuelles par les lois de l’État ! Rien, rien, pas un mot de principes, pas un mot de socialisme en présence de cette occasion unique. Il ne faut pas croire cependant que les députés social-démocrates aient gardé le silence ; non ! Au contraire, prolixes et bavards superficiels, ils s’efforcèrent d’amender et de rapetasser ce projet pitoyable des classes possédantes. Ils ont disputé pendant des heures entières avec les orateurs bourgeois sur la facilitation du divorce, de la propriété particulière de l’épouse, etc. Ce fut un concours de juristes, mais non un tournoi entre deux conceptions entièrement opposées l’une à l’autre ; entre le passé vermoulu et condamné à mort, et l’avenir jeune et n’aspirant qu’à prendre son essor. Il n’est, au Parlement, ni place, ni voix pour l’avenir et le socialisme. La démonstration en a été faite une fois de plus, éclatante ; quant à ceux qui, d’après tout leur passé, auraient dû se montrer des socialistes, ils ont cessé de l’être, pour devenir des réformateurs bourgeois et des complices de la violence étatiste.
Les social-démocrates en Allemagne ont bien souvent donné la preuve, dans ces trois dernières années, qu’ils ont cessé de réveiller l’esprit de révolte engourdi au sein des masses, et de développer leur conscience et leur intelligence. Loin de là ! Ils ont tout fait pour faire obstacle aux démonstrations énergiques des opprimés ; ils n’ont su que dénigrer les tentatives de quelques-uns, de l’utilité desquelles on peut penser ce qu’on veut, mais dont il fallait du moins saisir la portée et qui, en raison des circonstances horribles dans lesquelles nous vivons, méritaient bien quelque excuse. Vaillant et Henry, qui ont, sans aucun doute, assumé la responsabilité de leurs actes avec courage, ont été jugés avec bien plus de sévérité et de haine par le Vorwaerts (l’organe central de la social-démocratie allemande), que par leurs sanguinaires juges bourgeois. Combien de fois les ont-ils appelés, dans le Vorwaerts, des maniaques, des fous, des frénétiques, quoiqu’il soit clair que, s’ils furent sans doute passionnés et prêts à tout, ils étaient en même temps des socialistes nettement conscients, et d’une intelligence clairvoyante. Mais la haine contre les anarchistes et la crainte que de tels actes de violence pussent nuire à leur parti ont étouffé en ces hommes tout esprit de justice, toute bonne volonté, voire même tout jugement. Pourquoi le Vorwaerts n’appelle-t-il pas des fous les criminels des sphères gouvernementales, militaires et bourgeoises ? Pourquoi ne décoche-t-il ses flèches empoisonnées qu’aux malheureux et aux opprimés, qui, dans le débordement de leur compassion ou de leur rage extrême, armés de leur haine froide et destructive, se sont laissé entraîner à opposer à la violence autoritaire la violence illégale ? Dans son jugement sur le Président Carnot qui a signé tant de sentences de mort, le Parti social-démocrate n’a aucune hésitation, pas plus qu’en son jugement sur Bismarck et Moltke. Mais Caserio est appelé, par le Vorwaerts, « un épileptique atteint de manie religioso-anarchiste ». C’est faire preuve d’une mesquinerie de sentiment et d’une lâche perfidie, qu’on ne saurait condamner avec trop de sévérité.
Et quelle fut l’attitude de la social-démocratie à l’occasion du jubilé militaire, de la glorification officielle de la guerre franco-allemande, durant plus de six mois ? D’abord on adhéra à la protestation générale des travailleurs. Mais dès que fut prononcée la déclaration par laquelle l’Empereur appela tous ceux qui se refusaient à participer aux fêtes militaires « une bande d’hommes indignes de porter le nom d’Allemand » « et une foule coupable du crime de lèse-majesté », la social-démocratie a battu promptement en retraite. M. Auer, membre du Comité directeur de leur parti, a fait un discours dans lequel il s’est défendu contre de tels reproches. Il a expliqué qu’il est très possible qu’à charge de revanche, la social-démocratie soit fidèle à l’Empereur, que les social-démocrates puissent participer avec plaisir à la guerre ; qu’il ne peut pas être question d’une restitution de l’Alsace-Lorraine ; que les ouvriers allemands ont lutté et versé leur sang pour l’unité de l’Empire ; et il ajoute textuellement : « Certes, ils auraient été d’étranges travailleurs ceux qui se seraient opposés à la formation d’un État National ! » Il retourne nettement au gouvernement les reproches d’inimitié, et il signale comme les vrais ennemis de l’Empire les adversaires du suffrage universel. Ce sont des paroles dignes d’un candidat ministre que celles que prononça Auer, et non pas celles d’un homme qui parle au nom d’une classe de producteurs opprimés, et souvent gravement outragés.
Et quelle fut l’attitude des social-démocrates à propos de la manifestation du 1er mai ? À Zurich, on résolut de proclamer, comme une démonstration, la cessation du travail. Quelques mois plus tard, il fut déclaré à la presque unanimité, par les délégués à la conférence du Parti social-démocrate à Cologne, qu’il est impossible de propager actuellement la cessation générale du travail dans les conditions économiques présentes et on admit que seuls doivent chômer ceux des travailleurs qui peuvent le faire « sans nuire aux intérêts du travail ». Tout cela n’est que couardise et insanité. Les conditions économiques en Allemagne sont exactement les mêmes qu’en Autriche : comment une chose possible en Autriche serait-elle impraticable en Allemagne ? L’expli-cation d’une attitude si pitoyable, la voici, tout simplement. Il s’agissait de dissimuler la distance qui sépare les électeurs soi-disant social-démocrates des manifestants du 1er mai. On pourra alors se convaincre fermement que la social-démocratie a, à la vérité, de nombreux électeurs, mais que ceux-là sont loin d’être des socialistes énergiques et actifs. Outre cela, les chefs redoutent en général toute action indépendante des masses. Car ces masses pourraient enfin arriver à cette conviction qu’elles doivent avant tout s’organiser et agir en toute indépendance et qu’il ne leur sert de rien d’avoir des « représentants » au Parlement. Tout ce qui vient d’en bas, ne convient pas aux social-démocrates ; ils pensent résoudre la question sociale par la « table verte »,la tribune, et l’attirail des lois.
Je ne veux pas entrer en ce rapport dans des détails, car il faut être bref, puisque aucun de nous n’a en ce moment le temps d’en composer un plus étendu. Mais je dois encore ajouter que cette même aversion pour l’action des masses peut se remarquer aussi au cours des grèves. Bien que non seulement la grève du 1er mai ne se fasse pas, que non seulement la grève générale soit traitée continuellement d’idée ridicule et – suivant Auer – d’« imbécillité générale », mais qu’en même temps, par exemple en France, presque toutes les sections du mouvement ouvrier adhèrent à la grève générale, les chefs de la social-démocratie allemande donnent des preuves très nettes, à l’occasion de toute grève d’importance, qu’ils ne les voient pas d’un bon œil, et ils emploient toujours tous leurs efforts pour les terminer. On a pu le constater d’une manière frappante et écœurante lors de la grande grève des manufacturiers, qui eut lieu au commencement du printemps 1896, principalement à Berlin, mais aussi dans d’autres villes. Comme il arrive d’ordinaire, en des occasions semblables, quand il fallait encourager les ouvriers, et préparer la grève, on ne pouvait voir aucun des chefs des social-démocrates. Mais, en Allemagne, on y est déjà habitué ; au Parlement, à l’occasion de n’importe quelle proposition de loi, ces messieurs sont toujours là. Mais est-il question de luttes indépendantes, économiques de la classe ouvrière, on les cherche presque toujours en vain. On les a trouvés, cependant, dès le commencement de la grève des manufacturiers, mais parmi ceux qui, par toutes sortes de vagues insinuations, ont essayé de déconseiller la grève et de l’empêcher. Mais ils n’y ont pas réussi ; la grève de ces manufacturières et manufacturiers recevant un salaire dérisoire a commencé néanmoins, et a pris des proportions que personne n’attendait. Rien qu’à Berlin, plus de 20 000 hommes prirent part à la grève, et, de jour en jour, le nombre s’agrandit. Mais, tout à coup, une terminaison tout à fait imprévue ! Les chefs social-démocrates de la grève firent la paix avec les entrepreneurs, sans même consulter les ouvriers : aucune des réclamations modérées des ouvriers ne fut accordée. À ce moment, quelques anarchistes de Berlin entrèrent en ligne ; ils distribuèrent un manifeste dans lequel ils conseillaient aux travailleurs de continuer la grève, et de ne pas mettre bas les armes au moment où leur mouvement était sur le point de prendre du développement.
En effet, plus de la moitié des participants décidèrent, dans quatorze meetings, de continuer la grève. Alors, le Vorwaerts commença une telle campagne de rapports mensongers, de soupçons et d’insultes sans nombre, qu’il ne fut plus possible de maintenir l’entente au sein des masses sans expérience et inorganisées, composées de femmes pour la plupart. Ce fut une désertion générale préparée et commandée par la social-démocratie allemande. Celui qui eut à supporter ces insultes misérables, simplement parce qu’il préconisait par des raisons bien fondées la continuation de la grève, eût pu vraiment alors connaître la haine, si son optimisme et sa confiance n’avaient pas été imperturbables. Les gens qui usent de leur autorité pour agir ainsi, au détriment de la lutte des opprimés, ont d’excellentes raisons de prendre soin, avec un fanatisme furieux, que ceux qui sont résolus à les clouer au pilori international soient exclus des congrès internationaux. C’est parce que les social-démocrates nous redoutent, nous, les anarchistes allemands, qu’ils luttent avec tant de haine et d’intolérance contre l’admission des délégués allemands étrangers à la social-démocratie.
Enfin, il est nécessaire de compléter ce triste aperçu par quelques faits plus encourageants. En dépit de tous ces tuteurs et de toute cette discipline, l’esprit des masses qui toutefois perce de temps en temps est fait pour nous réconforter. Malgré toutes les calomnies des social-démocrates, les ouvriers ont commencé néanmoins à se désaccoutumer de leur fanatisme envers nous autres, anarchistes, aussi bien qu’envers d’autres, sections indépendantes. Dans la plupart des centres d’industrie, on nous écoute maintenant avec calme et avec un intérêt évident. Les sentiments et les pensées révolutionnaires que l’on ne réussira jamais à supprimer entièrement, commencent de nouveau à sourdre puissamment. Généralement on se prend à douter de la valeur du parlementarisme ; on comprend qu’il est nécessaire d’éclairer les masses, que ces masses doivent lutter sur le terrain économique, et que l’organisation en de nouveaux groupements économiques s’impose afin d’atteindre au socialisme. Les luttes des trade-unions, les grèves sont devenues en dernier lieu plus vives et plus nombreuses.
Aussi, l’intérêt pour l’organisation de coopératives ouvrières de production basées sur des coopératives de consommation atteint son plein développement – quoique cette tendance n’ait encore trouvé, même chez un certain nombre d’anarchistes, que peu de faveur. Les anarchistes allemands eux-mêmes sont divisés sur cette question. Mais il faut bien le faire remarquer ici, ce fut avant tout des anarchistes qui ont recommandé – comme antithèse au socialisme étatiste et à la participation à l’action parlementaire – cet appui économique procuré à soi-même, cette conjonction solidaire des intérêts de consommation, comme une voie vers l’émancipation, comme le germe de la socialisation de l’humanité. À ce propos, nous citons les coopérations anglaises, ainsi que les grands succès obtenus par les coopérations de la social-démocratie belge. De la part des social-démocrates allemands, certainement, nous n’avons reçu que railleries. Ils se contentent, en tant que parti conservateur auquel tout ce qui est nouveau fait horreur, de prétendre que les conditions chez nous sont autres que dans ces autres pays. Voilà, certes, une manière très commode de convaincre et de réfuter ! Cependant nous avons l’intention de montrer – même à nos amis encore opposants – qu’en Allemagne également un mouvement coopératif peut marcher de pair avec le mouvement des trade-unions, et que tous les deux seront les principaux soutiens du socialisme libre, anti-autoritaire et anti-étatiste.
Mais je dois appeler encore l’attention sur quelques autres signes en Allemagne du réveil d’un esprit plus libre et plus énergique. Il ne s’agit pas seulement de la classe ouvrière, mais aussi de quelques fractions de la classe bourgeoise. Le nombre augmente de plus en plus de ceux qui, renonçant finalement et radicalement à tous leurs préjugés, préconisent la rénovation de la société humaine. Ces tendances, dont l’ancien lieutenant-colonel von Egidy commence à devenir le centre, doivent être considérées comme importantes. Bien des gens longtemps embarrassés de tous les préjugés de religion, de monarchisme, de militarisme et de capitalisme, des savants, des artistes, des soldats et des cléricaux commencent à les élaguer de leur esprit, et à entreprendre à côté de nous la lutte pour la liberté de pensée et d’action, et pour l’abolition des antagonismes politiques, sociaux et économiques. J’aurais bien désiré qu’un homme d’une aussi vivace énergie que M. von Egidy fût présent à Londres ; nos amis étrangers n’auraient pas eu de peine à constater que ses pensées et ses actions sont beaucoup plus radicales que la tactique de la social-démocratie allemande, qui, – dans ses efforts vers le gouvernement du parti – ne peut souffrir qu’il existe à côté d’elle une autre section.
Or, en Allemagne aussi, malgré toute cette oppression des libres tendances de deux côtés différents, on voit très nettement que le vieux monde s’effrite et menace ruine ; que quelque chose de nouveau, de grand, de splendide, veut naître de l’énergie solidaire de l’humanité jusqu’à présent contenue : une vie libre des individus, basée sur les intérêts communs, la solidarité, le socialisme. Nous, les anarchistes, en Allemagne, nous nous considérons tous comme des socialistes, et ceux qui nous refusent le titre de socialistes altèrent la vérité. Ce que nous combattons, c’est le socialisme étatiste, l’égalisation venant d’en haut, le bureaucratisme ; ce que nous propageons, c’est le groupement et l’association libre, l’absence d’autorité, la liberté de l’esprit, l’indépendance et le bien-être pour tous. Mais, avant tout, nous prêchons la tolérance envers chaque tendance, qu’il s’agisse à nos yeux d’opinions fausses ou d’opinions correctes ; ce n’est pas par la force que nous voulons les supprimer ni autrement. Mais cette tolérance, nous la demandons aussi pour nous ; et là où les socialistes révolutionnaires, où les ouvriers de tous les pays s’assemblent, là nous voulons assister et participer aux discussions ; nous sommes des hommes aussi sensés que les autres : si nos convictions sont erronées, alors que ceux qui ont raison nous en inculquent de meilleures. Mais, autant que nous sommes dans le vrai, autant que notre conviction profonde est que le chemin de l’avenir est l’anarchie, autant, alors, nous vous persuaderons de la vérité de nos idées, tôt ou tard, que vous le vouliez ou non. Et quand bien même vous vous boucheriez les oreilles, d’autres viendront qui nous écouteront et nous comprendront ; et la puissance des faits entraînera enfin aussi les plus récalcitrants.
Gustav LANDAUER