■ Ce texte a paru dans Die freie Generation, tome 2, n° 5, novembre 1907, pp. 147-150 (Landauer AS 1, pp. 310-313).
Dans le dernier numéro de Freie Generation, l’éditeur de la revue [1] a invité ses lecteurs à apprendre la langue qu’on appelle l’espéranto. S’il avait vivement conseillé de lire le Faust de Goethe une fois par an, je ne crois pas qu’il aurait eu plus de succès. Toujours est-il que je suis persuadé que, avant même que paraissent ces quelques lignes, en raison de cette petite phrase de Pierre Ramus, un grand nombre de lecteurs vont, soir après soir, étudier un manuel d’ap-prentissage d’espéranto. Il faut dire que, parmi les hommes en général, et en particulier chez ceux qui font preuve de radicalité, n’importe quelle absurdité trouve toujours des partisans, et très souvent des partisans fanatiques. Cela vient de ce que les absurdités sont des produits de l’intellect et qu’elles s’adressent à l’intellect. L’esprit a deux grands ennemis, premièrement la bêtise, deuxièmement l’intellect. Bien souvent, ils se trouvent associés sous une forme de médiocrité intelligente. C’est elle, d’ailleurs, qui a inventé l’espéranto. Il semble tout particulièrement utile de rappeler aux anarchistes que les choses sur lesquelles reposent la vie des individus et la coexistence des hommes n’ont pas été inventées ou fabriquées, mais qu’elles se sont constituées organiquement. La société est formation organique, c’est l’union volontaire naturelle des hommes qu’étouffe aujourd’hui ce misérable succédané artificiel qu’est l’État. Les langues et les dialectes sont aussi des sortes de formations organiques. Il est bien triste de voir les langues des peuples servir de prétexte aux hostilités entre États nationaux. Mais ce serait encore plus triste si les hommes croyaient que la diversité des langues – c’est-à-dire une diversité réelle et inextirpable qui n’existe pas seulement entre les peuples mais aussi entre tous les individus, car chaque être parle, pense, ressent différemment des autres – était la cause de leur désunion. Les hommes se comprennent et peuvent s’entendre parce qu’ils sont différents ; s’ils étaient identiques, ils finiraient par se détester eux-mêmes et les uns les autres. Ce rêve d’uniformité est absolument impossible et foncièrement répugnant.
La diversité des langues n’est pas une chose que nous devons regretter ; et encore moins une chose que nous pourrions abolir. Ce qu’il faut contribuer à abolir, ce sont les conditions qui empêchent l’homme d’acquérir la connaissance des langues étrangères. Les anarchistes ne sont-ils pas radicalement opposés à tout palliatif et à tout essai d’amélioration au sein de l’État et de la société capitaliste ? L’espéranto n’est rien d’autre qu’un palliatif de cette sorte, qui plus est laid, inutile et dangereux.
Car, dans un succédané artificiel, on ne saurait exprimer que les maladresses, les trivialités et les banalités d’une langue ; et exprimer, en particulier, que ce qui est vieux et ressassé, mais jamais ce qui est nouveau et bouillonnant, jamais ce qui est original ou génial. La langue est vivante, elle ne s’est pas seulement formée, elle est toujours en voie de formation ; c’est-à-dire qu’elle contient un passé sans bornes, mais aussi et surtout un futur sans bornes ; une fabrication artificielle ne permet pas à l’homme de penser et de faire œuvre nouvelle ; ce n’est qu’une traduction des sentiers battus de la langue, et on ne saurait y exprimer les choses les plus importantes, les plus subtiles, l’indicible. Ce dont sont capables, quant à elles, les langues organiquement constituées : là, il y a, entre les mots, beaucoup d’indicible et d’inexprimable. L’espéranto, en revanche, ne saurait être autre chose que du bavardage.
L’espéranto, même pour des buts purement pratiques, comme langue officielle des congrès par exemple, est inapproprié et reste dangereux. Quand le Français y parle espéranto, il a naturellement pensé en français et ne fait qu’exprimer, dans cette langue prétendument commune, des souvenirs de sa langue maternelle. L’Allemand ou l’Anglais comprend, quant à lui, ce qu’il entend alors en espéranto, non pas en espéranto ou en français, mais en allemand ou en anglais. Quel en est le résultat ? Nul autre que celui-là : les hommes croient se comprendre parfaitement alors qu’en réalité ils se comprennent mal. Il vaut bien mieux, au fond, que les hommes ne se comprennent pas du tout plutôt qu’ils ignorent qu’ils se comprennent de travers. Il serait tout aussi malheureux, ou même pire, si les participants à de tels congrès en étaient réduits à n’échanger que les banalités et les platitudes que permet d’exprimer l’espéranto, si venait à disparaître toute cette part d’ombre, d’indéterminé et de nuance, cette sorte de frisson qui ne peut s’exprimer que dans la langue du peuple et la langue du cœur. Car rien n’est plus important pour l’anarchisme que de se plonger dans les profondeurs de l’esprit et de l’âme des hommes, dans leur être intime et leur caractère, dans leur réalité et leur nature.
Je me souviens de la conférence anarchiste de Zurich de 1893. Notre camarade italien Molinari y fit un grand discours enflammé et sauvage, accompagné de mouvements impressionnants des bras et des mains, et avec une magnifique expression des yeux et du visage. Cette effusion de paroles d’un cœur passionné, qui bouillonnaient comme une cascade et dont je ne compris pas un seul mot, fut ensuite traduite en allemand par le camarade – aujourd’hui disparu – Körner, d’une manière douce et imperturbable. C’est alors que je pus tout comprendre ; je compris non seulement la bruyante et adorable colère de surface de l’Italien, mais aussi le calme profond, retenu et mélancolique de l’interprète. Il serait pour moi bien étrange d’imaginer aujourd’hui que Molinari eût pu faire son discours en espéranto. Il m’aurait alors manqué quelque chose d’essentiel : une expérience, un fragment de vie.
Et nous nous entendions si bien à cette conférence, nous les Allemands, les Français, les Anglais, les Italiens… en ces temps d’heureuse jeunesse, quelle embrassade ! Quels croisements de regards entre ceux qui s’informaient, se comprenaient, s’approuvaient dans un langage balbutiant et pourtant si expressif ! Faudrait-il échanger contre l’espéranto ces tendres moments de compréhension et d’unité au plus intime des sentiments et des natures des hommes ? Non ! Pouah !
J’ai une autre proposition à faire à ceux qui auraient le temps d’apprendre l’espéranto. S’ils doivent effectivement apprendre une langue, ce doit être d’abord la leur, les Allemands la langue allemande, les Anglais la langue anglaise, etc. Qu’on n’y voie nulle arrogance ! Jour après jour, je continue moi-même d’apprendre l’allemand, non pas sur le plan de la grammaire, mais dans les œuvres des grands poètes et des grands penseurs. Et celui qui s’y exerce avec amour et qui a encore du temps libre, maîtrisera encore mieux toutes les subtilités et tous les secrets de la langue allemande en apprenant en plus une langue étrangère ; il en étudiera le moins possible la grammaire pour se consacrer le plus rapidement possible à la lecture. Il ne faut surtout pas prendre l’habitude de traduire, ce qui a des conséquences désastreuses et doit venir plus tard, il faut lire dans la langue étrangère, c’est-à-dire penser et ressentir en cette langue. Voici donc mon conseil : exercez-vous à penser et à ressentir autant que vous le pourrez ; exercez-vous aux subtilités et aux secrets des langues organiquement constituées, surtout et toujours de la vôtre, et n’apprenez pas l’espéranto.
Gustav LANDAUER
[Traduit de l’allemand par Gaël Cheptou]
N. B : Il est très utile de lire, à ce propos, ce que Fritz Mauthner dit de l’espéranto dans l’essai qu’il a récemment publié : Die Sprache (Die Gesellschaft, tome 9).