■ Claire AUZIAS (coordonné par) et GOLO (imagé par)
UN PARIS RÉVOLUTIONNAIRE
Émeutes, subversions, colères
Paris, L’Esprit frappeur-Dagorno, 2001, 386 p.
Dans sa préface au Paris révolutionnaire, Jean Pagne cite ce graffiti au pochoir ornant un mur de la ville dans les années 1990 et sonnant comme un avertissement : « Promoteur de malheur, si je te rencontre, tu meurs… » Le pire étant fait, il disait beaucoup de cette haine que le piéton de Paris pouvait ressentir, alors, devant la systématique destruction des lieux. « Les promoteurs ont réussi, ajoute J. Pagne, là où les nazis avaient échoué en 1944 : éventrer Paris. » Et davantage : tuer sa poésie et abolir son histoire. Il suffit d’ouvrir les yeux pour constater, dix ans après le graffiti vengeur, que le crime a bien eu lieu et se dire qu’on ne dressera jamais autant d’échafauds que mériterait cette engeance. Même en rêve.
Pourtant, avant qu’on l’assassine [1], cette ville « a chassé dix fois ses rois », s’identifiant à toutes les colères, à toutes les révoltes et dressant, siècle après siècle, les dérisoires barricades d’une résistance à l’oppression. Pourtant, sous les défaites, renaissait invariablement l’espoir d’une vie débarrassée des princes et des tyrans. Pourtant, entre deux explosions, une culture vivante surgissait du pavé, irriguait guinguettes et bistrots, fréquentait échoppes et ateliers et fleurissait sur les murs d’un Paris que « l’arme lourde » des temps anciens avait, convenons-en avec J. Pagne, moins massacré que « la camisole de force chimique et le consumérisme forcené » des temps modernes. La mémoire de ce Paris d’avant la chute, le souvenir de « ceux qui ont laissé la trace indélébile de leur révolte dans l’air » sont ici à l’honneur. Et que ceux qui y verront une nouvelle preuve de l’incorrigible nostalgie des vaincus aillent se faire foutre : il n’est pas encore dit que leur monde ait aboli le rêve d’émancipation.
En 380 pages, c’est ce rêve qui passe dans ce Paris révolutionnaire, celui des « révoltes logiques » et des colères prolétaires, celui des poètes des rues (gloire à vous Henri Calet et André Hardellet, mes frères…), celui des « voyelles et voyous qui ont façonné cette ville » et dont « il doit quelque part en rester quelque chose », celui des masures où s’imprimaient des mots de feu, celui des flâneries et des dérives. « Place ici, écrit Claire Auzias, aux rassemblements anonymes, aux héros d’un grand soir, aux visionnaires inaperçus et aux cosmopolites de toujours. ” En ajoutant que ce livre est “ une incitation au jeu ». Il y manque du monde, bien sûr, et du beau. Tant mieux, précise C. Auzias : « Seuls les ignorants croient tout savoir. Les kilomètres de bibliothèques du monde, les kilogrammes de papiers impubliés, les monceaux d’archives jamais triées, les mémoires sensibles des contemporains confirment qu’on ne vient pas à bout – c’est son essence même – d’une chose illimitée telle que la révolution. » D’où cette invitation « à continuer d’écrire l’histoire des révolutions ». Comme il nous plaira.
Un Paris révolutionnaire se présente comme un guide, avec, en fin de volume, des balades recommandées. On peut se laisser tenter. Elles sont au nombre de six : celle dite de Victor Serge – qui exige de bonnes chaussures tant elle sillonne d’arrondissements –, celle des Hauts de Belleville, celle des beaux quartiers, celle dite de Walter Benjamin, celle dite des « Japonais » et celle de la Montagne-Geneviève (mort à dieu et à ses saints !). On peut encore faire dans le systématique et arpenter un par un chaque arrondissement, selon un ordre que l’on définira soi-même. Prévoir alors une besace pour y nicher le pavé – 1,3 kilo bien pesé ! plus que L’Être et le Néant dans son édition originale, mais avec plus d’être et moins de néant… Si l’on y adjoint le fort utile Hillairet [2], le sac à dos est recommandé. On peut, enfin, ne rien faire du tout, hormis lire, simplement lire. On n’y perdra pas au change puisque, par avance, le marcheur peut aller se rhabiller : ce Paris-là, il ne le trouvera nulle part, hormis dans un coin de sa tête. Dehors, c’est trop laid. Entre sonneries de téléphones portables et fumées de pots d’échappement, le rêve risquerait d’en prendre un coup sur la tronche. Gardons la chambre, donc, c’est un conseil d’amie, et partons pour le grand voyage des émeutes, des subversions et des colères.
« Les quelques règles du jeu proposées aux auteurs [3], écrit C. Auzias, inspiratrice et coordinatrice des textes, étaient précisément leur bon plaisir, et entière partialité. » D’où ce mélange de sérieux et d’ironie, d’histoire et d’anecdotes, de raison et de folie qui fait de ce livre un bel exemple d’anarchie, au sens d’unité multiple et d’harmonieux désordre, au sens de fraternité bien comprise aussi.
Cette fraternité pour les personnages, les lieux et les idées racontés ici, on la ressent à chaque page, fil souterrain reliant les époques et traversant les âges. C’est elle qui fait de cette nécropole des copains – car c’en est une – un lieu de vie par excellence, où l’on se marre dans les allées en pensant aux foutues idées et aux coups pendables des chers disparus, où le présent s’émancipe de ses lourdeurs au contact des sépultures sans croix d’un passé qui ne passera jamais. Morts ou vivants, qu’importe après tout, puisque la fraternité ne s’accorde qu’à qui la mérite, et qu’elle choisit ses égaux, comme Babeuf. Fraternellement, donc, le citoyen du monde Anacharsis Cloots fréquente ici le coquillard François Villon, le semeur d’utopie Benjamin Péret, l’assassin François Lacenaire, le grand désenchanteur Isidore Ducasse, l’esprit frappeur Georges Henein, la citoyenne Louise, le « rabbin » Rudolf Rocker, l’indésirable et écouteur Armand Robin, le poitrinaire Jean Vigo et j’en passe…, j’en passe tant, des célèbres et des obscurs, tous frères et sœurs en révolte. Véritable cour des Miracles, ce Paris-là grouille d’insurgés, d’enragés, de poètes, de blasphémateurs, de clandestins, de guillotinés, d’humoristes, d’apatrides, d’insoumis, de prolétaires et de déclassés. Parouart, Parmerde ou Paname, il brille de mille éclats, brûle de sublimes déclarations, bruit de chuchotements conspirateurs et s’enivre de vérités pratiques : si tu veux être heureux, nom de dieu, pends ton propriétaire ! Ou encore « Ni dieu ni maître », formule magique de cet éternel vaincu que fut Auguste Blanqui.
L’instant révolutionnaire, c’est l’exception. Il rythme l’Histoire, mais ne fait que passer. On en trouvera ici quelques belles réminiscences. « C’était une fête sans commencement ni fin », s’enflamme Bakounine en décrivant ce mois de février 1848 passé à humer l’air parisien jusqu’à la griserie. « Paris va tout seul comme sur des roulettes. Il faudrait pouvoir rester toujours comme cela. En un mot, c’est un vrai ravissement », s’enthousiasme le « déboulonneur » Courbet pendant le printemps de 1871. À ces temps suspendus où tout semble possible, quand l’éclat des passions éclaire le présent, succède invariablement, on le sait, l’accablement des défaites, cette mort des consciences quand triomphe la contre-révolution. « La grande et belle expérience d’une république d’hommes sans Dieu est encore à faire », lance au monde Sylvain Maréchal pour dissiper l’illusion citoyenne de 1789. Lucide constat des vaincus où l’amertume s’habille de fierté pour que la vie sombre le moins possible et que ce moment passé à subvertir l’ordre serve d’irréfutable preuve de l’éternelle actualité des insurrections. On y reviendra, demain ou dans un siècle.
En attendant, il reste à vivre et le mieux possible, en société ou dans ses marges, en solitaire ou en communauté, en corsaire ou en apôtre, en poète ou en militant. Vivre sans trop se laisser corrompre, avec le désir ancré de céder le moins possible de sa révolte. Vivre en traquant la « fausse parole » et les mensonges dominants, en s’inventant des ailleurs, en cultivant des affinités, en refusant l’asphyxie. « Vivre pour l’heure présente, hors le mirage des sociétés futures ; vivre et palper cette existence dans le plaisir hautain de la bataille sociale. C’est plus qu’un état d’esprit : c’est une manière d’être – et tout de suite », proclame Zo d’Axa dans L’Endehors.
Ce livre fourmille d’exemples de vies majuscules – parce que choisies et assumées, comme les morts volontaires, nombreuses, qui le parsèment. En toile de fond, la ville des mille trajets, des aventures tumultueuses, des déambulations rêveuses. Ce Paris que pleurent les exilés Cœurderoy et Vallès, ce Paris si dur aux métèques et réfugiés de toutes époques, ce Paris des caches secrètes où se trament les complots et naissent les histoires d’amour, ce Paris des tavernes borgnes et des rades crasseux où le vin réchauffait les tristesses. Aucune plaque de rue ne célébrera jamais – et c’est tant mieux – Madeleine Pelletier, Samuel Schwartzbard, Vladimir Malacki ou Amédée Pauwels. Seule la mémoire des révoltes peut rendre hommage aux fraternités insoumises sans les figer dans le marbre démocratique des extravagances hors d’usage. « Rien n’efface, écrit C. Auzias à propos de Makhno, le souvenir de ceux qui existèrent. » Encore faut-il le cultiver sans le trahir. Ces vies-là ne supportent pas l’excès des hagiographes. Leur chevauchée anonyme y perdrait trop. Ici, si la légende a sa place – et comment ! –, elle n’obscurcit rien, mais révèle cette part de merveilleux qui colle, parfois, aux pavés parisiens, se niche dans les arrière-cours, habite les mansardes et sort à la nuit noire pour s’afficher de rouge. Paris-la-Belle – ce « chef-lieu suprême », dont parlait le vieil Hugo [4] – fut son territoire de prédilection. À tous ses carrefours – ou presque –, on y chercha à réenchanter le monde, convaincus que la plus belle des révolutions sera toujours à venir.
Lieux magiques, je vous ai perdus. Aucune impasse des sortilèges, désormais. Des vestiges, au mieux, des murs sans âme où ne pousse aucune herbe sauvage et d’où ne monte aucun éclat de voix. Des étals de marchandises, du toc, du kitch, du faux ancien. Ici furent, pourtant, des âmes errantes, des quêteurs d’impossible, des amazones incendiaires, des solitaires amoureux. Ici vécurent des iconoclastes furibonds, des timides inventifs, des buveurs d’eau vindicatifs, des ivrognes spirituels, des sans-papiers définitifs. Infinie tristesse, alors ? Voir. « Quand je me livre à mon vice favori (j’en ai d’autres à mon actif), quand je donne et me redonne du bon temps, écrivait A. Hardellet, il se produit chez moi un curieux phénomène : ce qui se trouve derrière moi, sur la ligne temporelle, me paraît aussi se situer dans l’avenir… Le passé n’annonce pas seulement le futur, il fait corps avec lui, il est achèvement différé. » On veut le croire celui qui prétendait non pas forcer « les portes interdites du temps », mais « les maintenir entrebâillées » pour que passe l’éclair de lumière.
Donne-toi du bon temps, alors, lecteur, ouvre les portes de ton imaginaire et écoute monter de ta rue parisienne d’anciennes javas clandestines. Il n’est pas sûr qu’elles se soient tues pour toujours. À bien chercher, on peut encore en trouver quelques traces dans les grandes occasions. Et même, sortant d’on ne sait où et dansant sur ses airs, quelques-uns de ces « illuminés véridiques » à qui Antonin Artaud dédia son Héliogabale, en précisant de surcroît : « À l’anarchie et à la guerre pour ce monde ». C’est d’ailleurs sur cette dédicace que s’ouvre ce fort beau livre, admirablement illustré par Golo.
Arlette GRUMO