À la suite de sa longue recension du livre Le communisme tout de suite ! Le mouvement des communes en Ukraine soviétique (1919-1920) – À contretemps, n° 32, octobre 2008, pp. 19-24 –, Sarah Gruszka a reçu un courrier légèrement courroucé d’Éric Aunoble, auteur de l’ouvrage en question. Tout commentaire risquant d’entraîner des redites et de lasser le lecteur, nous le publions tel quel. Pour son information et parce que c’est ici la coutume.
Il ne s’agit pas pour moi de revenir sur nos divergences idéologiques, aussi évidentes que fondées sur une expérience et une réflexion que nous ne partageons pas. Par contre, je suis gêné par votre biais de lecture : si vous avez adopté la forme de la recension universitaire, vous vous en éloignez sur le fond par un usage contestable des concepts et des faits. Au plan des outils d’analyse, vous relevez dans mon travail beaucoup de contradictions et d’euphémismes et vous affirmez qu’il faut « s’en tenir simplement à des catégories précises ». Or, je n’en vois que deux dont vous faites usage : les « “vraies” communes », d’une part, les « communes soviétisées », de l’autre. C’est-à-dire que vous avez adopté une grille de lecture strictement bipolaire, étroitement partisane. D’ailleurs, quand ce que j’avance correspond au début à vos présupposés (p. 20 de votre article), vous utilisez l’indicatif pour me citer en substance, alors que vous passez au conditionnel pour évoquer les points de divergence dans la suite... Cette lecture en blanc et noir amène à des contresens aisément démontrables. Libre à vous de voir un euphémisme dans l’expression « d’enjeux de pouvoir ». Elle me vient de la lecture d’historiens et de sociologues influencés par Foucault, plus éloignés pourtant de mon univers idéologique que du vôtre. Elle ne sert pas à euphémiser mais permet de penser l’égalité comme un rapport social à construire et non comme un songe creux, une donnée immanente mais jamais réalisée. Utile pour des révolutionnaires, non ? Même formalisme quand, persuadés a priori d’un monopole bolchevique préalable, vous voyez dans le nom des communes le reflet d’un « cadre référentiel exclusif ». Or, Lénine, Trotski, Rakovski ou Sverdlov exceptés, les communards partagent leur pandémonium avec les autres révolutionnaires (Travail, Victoire sur le capital...), tant SR (Drapeau rouge, Internationale) qu’anarchistes – une des communes makhnovistes s’appelait Rosa Luxemburg [1].
En postulant des cultures politiques déjà fortement et profondément clivées, vous passez à côté de ce que j’avance sur le concret du processus révolutionnaire. Si vous prenez acte de l’attachement « fusionnel » des communards au communisme, vous citez des textes et des procédures qui apparaissent facilement comme bureaucratiques, sans avertir votre lecteur que les mêmes personnes occupaient à la fois le rôle de communard, de communiste et de fonctionnaire [2]. Faut-il rappeler que les deux principaux responsables de l’administration agraire du canton loin d’être des bureaucrates coupés du monde vivaient eux-mêmes en communes (p. 81 de mon livre) ? Faut-il rappeler qu’ils n’y occupaient pas de fonction dirigeante (p. 114) ? Faut-il rappeler qu’ils avaient mené une activité révolutionnaire localement depuis plusieurs années (p. 102) ? De même, la notion de Parti communiste est particulièrement floue à ce moment. Elle se confond avec celle de commune, non seulement dans la tête de naïfs communards, mais également dans la réalité administrative et institutionnelle du premier semestre de 1919 (pp. 101, 106). Dans cette confusion des instances, il n’y a pas de contrôle d’en haut comme vous persistez à le lire (p. 22, deuxième colonne, premier paragraphe de votre article), mais une série de contrôles horizontaux, déjà décrits par Marc Ferro [3] comme étant la caractéristique de la révolution russe. Une période de révolution et de guerre civile est pleine d’ « hésitations » et de « contradictions », et pas seulement dans le discours de l’historien. Elle voit des bolcheviks à la fois basistes et centralistes, comme elle assiste à l’émergence d’une armée insurrectionnelle anarchiste où l’on raffole des uniformes chamarrés et dont le chef, qui donne son nom au mouvement, est solennellement appelé « Père »... Pour rendre compte d’une telle situation, on ne peut se contenter de rapprochements hâtifs, aussi « vraisemblables » soient-ils. J’en relève deux dans votre article. Vous reprenez Berthier, qui accuse les communards d’avoir aidé aux réquisitions du grain des petits propriétaires (p. 23, deuxième colonne, premier paragraphe de votre article). Où ? Quand ? Cela n’apparaît pas dans mes sources, où les plaintes des villageois contre les communards sont pourtant nombreuses. Et l’historiographie ukrainienne contemporaine, pourtant très anti-bolchevique, n’en dit mot. Elle décrit des confiscations faites en 1919 par des détachements d’ouvriers russes et donnant peu de résultats. Le tableau change un an plus tard, en 1920, justement quand les communes ont presque disparu au profit des comités de paysans pauvres, lesquels ont précisément les réquisitions dans leurs prérogatives [4].
Après une approximation d’un an, en voilà une d’un petit millier de kilomètres : à la note 16, p. 21, vous expliquez que les communards sont pour beaucoup des citadins déracinés. Il vous aura peut-être échappé que, après avoir montré que c’est factuellement faux en Ukraine (p. 90 de mon livre), je discute ce point page 193. Il semble établi pour la Russie, comme l’avait remarqué Rosa Luxemburg [5] bien avant Skirda ou Conquest. Cela étant, je me garderai d’être trop affirmatif en ce domaine, car la seule étude « scientifique » sur le sujet, faite en URSS [6], s’appuie sur des sources éparses sans garantie de représentativité. De plus, cette thèse des déracinés est trop unanimement reconnue pour être acceptée sans vérification. Elle correspond à la vulgate soviétique esquissée dès 1920 (p. 193), transformée en dogme stalinien (p. 231) : le thème de la commune comme « déviation gauchiste », et donc essentiellement anarchiste, est (ré)inventé par les vieux bolcheviks au milieu des années 20 (p. 233), avant que Makhno ou Voline n’écrivent sur le sujet. Cette même thèse réjouit également un courant d’historiens (dont vous ignorez visiblement l’existence) qui voit dans 1919 la répétition générale de 1930-1933 [7]. Pour des raisons opposées, elle est devenue également un lieu commun chez les libertaires, qui n’envisagent plus de communes qu’anarchistes.
Parlons donc de Makhno ! Je n’avais sérieusement aucun a priori sur la question. Si j’avais choisi de travailler sur les zones rouges c’était certes par proximité d’idées, mais surtout pour étudier les continuités/discontinuités dans l’URSS en constitution. Il me semble plus intéressant de voir comment le ver est entré dans le fruit que de décréter que la pomme était pourrie parce qu’elle était tombée en de mauvaises mains. Contrairement à ce que vous insinuez à la note 8 de votre article, je fais fond de l’existence de nombreuses communes, essentiellement anarchistes, dès 1917-1918 (pp. 52-53 de mon livre). La persistante floraison de communes makhnovistes en 1919 n’aurait pas infirmé ma thèse (laquelle n’est pas sur le révolutionnarisme respectif des bolcheviks et des anarchistes, mais sur les capacités de transformation sociale des classes pauvres). D’ailleurs, dans la version universitaire de mon travail, je me contentais de constater le peu d’empressement de Nabat pour les communes. Les nombreuses questions posées tant par des historiens que par des amis de sensibilité libertaire ou marxiste m’ont finalement poussé à reprendre le dossier sur la base des documents publiés. J’écris donc de seconde main, comme Avrich ou Skirda. Et si personne ne voit plus que quelques communes makhnovistes en 1919 [8], ça ne prouve certes pas qu’elles n’existaient pas, mais cela incline fortement à le penser. Pour en être sûr, il faudrait un vrai travail historique sur Makhno, en commençant par vérifier l’existence d’archives originales. Il reste que la prise de position des makhnovistes en faveur du partage individuel des terres est connue [9] et qu’elle fait sens en expliquant la popularité de Makhno au printemps 1919. Dès lors, on pourrait poser un certain nombre de questions intéressantes et nouvelles sur les rapports sociaux dans le camp makhnoviste. Plus largement on pourrait prolonger le travail de Marc Ferro, un des rares qui à mon sens soit utile pour des révolutionnaires, en travaillant de façon comparative sur les tendances « anarchiques » dans la révolution russe et leur mise en forme par les courants politiques. Car c’est au fond la même histoire qui s’est jouée dans les usines, les régiments, les villes et les villages, dans la culture... : l’explosion d’organisations autonomes concurrentes a exacerbé les luttes de pouvoir (et pas seulement politique) et a conduit à des recompositions aux niveaux local, régional ou national. Le choix de privilégier tel groupe social, telle instance ou tel niveau d’organisation a des conséquences qu’il faut détailler. Je crois avoir montré les contradictions qui en résultent dans la politique bolchevique – émancipation des pauvres aliénant la paysannerie aux Rouges et, conséquemment, retour à l’ordre. J’ai formé des hypothèses sur le makhnovisme – liberté villageoise dans le respect de la communauté et de la propriété au détriment des groupes dominés – qu’il serait également utile de confirmer ou d’infirmer [10].
Il ne faut pas lire uniquement pour conforter ses a priori, ni écrire pour répéter des vérités dogmatiques et se les envoyer à la figure, comme cela se pratique entre libertaires et marxistes depuis des décennies. À en juger par quelques réactions à mon livre, les routines ont la vie dure : symétriquement à votre critique, celle de Jean-Jacques Marie loue mon approche, mais n’en retient que la sagesse des bolcheviks d’avoir mis fin aux communes en 1920 [11]... Le legs des révolutions du XXe siècle vaut mieux que ça. Plutôt que de le laisser définitivement échapper entre les mains d’historiens « bourgeois » mais sérieux, on pourrait rendre la révolution russe féconde pour les révolutionnaires d’aujourd’hui, en posant une série de problèmes « en situation » à partir de recherches sur des documents originaux.
Éric AUNOBLE