■ Réalisé en septembre 1976, cet entretien avec Mariano Aguayo Morán (1922-1994) fut l’occasion d’aborder l’histoire d’un groupe d’action de la résistance libertaire anti-franquiste d’après-guerre (1946-1950), celle qui émergea des espoirs, vite déçus, d’une époque où, défaits les fascismes, le régime de Franco semblait être le prochain à devoir tomber. Le groupe « Los Maños », né de l’amitié indéfectible de deux jeunes gens du quartier populaire de l’Arrabal de Saragosse, épousa rapidement la cause de l’activisme anarchiste et rejoignit vite la nébuleuse de la résistance libertaire, dont Quico Sabaté (1915-1960) et José Lluis Facerías (1920-1957) étaient alors les deux figures emblématiques. L’idée qui présida à cet entretien n’était pas, on s’en rendra compte à sa lecture, de nous livrer à un quelconque panégyrique des combattants de l’ombre de ces années-là, mais d’appréhender, à travers l’histoire du groupe « Los Maños » racontée par un de ses protagonistes, les conditions difficiles dans lesquelles cette résistance se déroula et de comprendre les problèmes qu’elle dut affronter. C’était en cela, nous semblait-il, que résidait sa part de vérité humaine.– Freddy Gomez
Saragosse, quartier de l’Arrabal, années 40
Ta participation au groupe « Los Maños » naît d’une très ancienne amitié avec celui qui en fut certainement sa figure emblématique, Wenceslao Giménez Orive, dit Wences. Peux-tu nous en parler ?
Ce fut une forte et belle amitié de jeunesse qui nous enrichit beaucoup mutuellement. Nous lisions les mêmes livres, nous voyions les mêmes films, nous partagions le même amour de la culture, mais pas toujours les mêmes idées, ce qui provoquait des discussions très fréquentes entre nous. À l’époque, pour ce qui me concerne, j’étais simplement de gauche alors que Wences était libertaire – par tradition familiale, pourrait-on dire. Son père avait été à la CNT. Il était cheminot et fut fusillé par les franquistes. Wences gardait précieusement la dernière lettre que son père lui avait écrite avant de mourir.
Vous parliez souvent de la guerre d’Espagne ?
Bien sûr, très souvent, mais plus souvent encore de la guerre mondiale. Pour nous, le lien était évident, comme il était évident que la défaite du nazisme aurait des répercussions en Espagne. Nous avions vingt ans et nous étions des anglophiles fanatiques. Je dois dire qu’à l’époque la manière la plus simple de déceler si telle ou telle personne était anti-franquiste, c’était de tester son anti-germanisme. Dès que tu entendais quelqu’un dire que les Allemands reculaient ou perdaient du terrain, tu pouvais avoir confiance, car, le plus souvent, cela signifiait qu’il souhaitait leur défaite. C’est ainsi qu’un vendeur ambulant qui était passé plusieurs fois chez ma mère et avec qui j’avais parlé de la situation internationale lui remit un jour, sous enveloppe, un exemplaire de Renovación, un journal clandestin des Jeunesses socialistes imprimé à Madrid. C’était comme un talisman. Quand nous avons vu ça, Wences et moi nous étions tellement enthousiasmés que nous en avons parlé à un ami commun, Simón Gracia Fleringan, dont le père, militant de la CNT, avait lui aussi été fusillé.
Vous vous connaissiez d’où ?
Du quartier. Nous habitions tous le quartier de l’Arrabal, à Saragosse. Désireux d’en savoir plus, nous nous sommes mis en tête de retrouver le vendeur ambulant, ce qui ne fut pas difficile. Il s’appelait Manolo. Après avoir longuement discuté avec lui, il nous a dit qu’il appartenait aux Jeunesses socialistes. Sans hésiter, nous avons demandé notre adhésion, et c’est ainsi que nous nous sommes retrouvés – Wences, Simón et moi – au groupe des Jeunesses socialistes du quartier de l’Arrabal, qui était composé d’une dizaine d’adhérents, dont la plupart d’entre eux avaient eu des parents fusillés par les franquistes.
Quelle a été votre impression en vous retrouvant dans une organisation clandestine ?
À vrai dire c’était un petit groupe d’amis, mais le fait d’appartenir à une organisation capable d’éditer un journal imprimé, comme celui que nous avions eu entre les mains, nous semblait grandiose. Par ailleurs, et même si cela semble absurde aujourd’hui, le fait que les Jeunesses socialistes maintenaient des relations avec l’exil nous impressionnait beaucoup. L’exil, pour nous, c’était la crème. Nous le percevions comme une force décisive.
Comment étaient organisées les Jeunesses socialistes et quelles étaient leurs capacités ?
Par groupes assez cloisonnés. Il existait une commission exécutive locale, formée par un délégué de chaque groupe. La commission exécutive nationale des Jeunesses socialistes résidait à Madrid. Quant à leurs capacités, nous n’allions pas tarder à en connaître les limites.
Dans quelles circonstances ?
Wences, Simón et moi, nous étions obsédés, littéralement obsédés, par l’idée d’attenter à la vie de Franco. Nous en parlions sans cesse, c’était devenu une sorte de jeu d’imaginer la meilleure façon de le liquider. Ainsi nous élaborions des plans absurdes, comme celui qui consistait à offrir, comme matériau humain, nos services au maréchal Tito pour qu’il nous fournisse le matériel militaire nécessaire à la réalisation d’un attentat. Le fait qu’il ait participé à la guerre d’Espagne suffisait à nous convaincre de ses bonnes intentions. C’était bien sûr ne rien comprendre aux impératifs diplomatiques de l’heure. Nous étions jeunes et fougueux. Un jour, cependant, les choses sont devenues plus sérieuses. Je travaillais chez un photographe qui avait pour particularité d’être le chef local de la Phalange et de faire partie de la garde rapprochée de Franco. Par lui, j’apprends que Franco prépare un voyage à Saragosse. J’en parle immédiatement au groupe. Inutile de te dire que cette information nous plongea dans l’euphorie. L’occasion était toute trouvée ; il ne restait plus qu’à l’exploiter. À vrai dire, je n’y croyais pas jusqu’au jour où Wences, par l’entremise d’un membre des Jeunesses socialistes, fut mis au courant qu’il existait un dépôt de grenades planqué du côté de Calanda, dans la province de Teruel. Il s’y rendit et, en effet, il ramena onze grenades. Nous nagions en pleine euphorie. Restait à élaborer le plan d’attaque. Il était simple : nous étions trois, chacun d’entre nous mettait deux grenades dans ses poches et, en un point précis du parcours, nous les lancions ensemble sur le cortège.
Un attentat suicide, en somme ?
En quelque sorte, même s’il existait une possibilité d’en réchapper en profitant du tumulte. On savait aussi qu’on allait tuer des innocents, mais on se disait qu’il s’agissait de partisans de Franco. Mais le problème fut d’ordre matériel. Sur les onze grenades récupérées, nous en avons essayé trois sur les rives de l’Èbre. À notre grand désespoir, une seule explosa. C’est alors qu’on s’est dit qu’on risquait de sombrer dans le ridicule et que nous avons abandonné le projet.
Mais comment vous étiez-vous procuré ces grenades ?
C’est à cela que je voulais en venir. Sitôt connue la nouvelle de la venue de Franco à Saragosse, nous avons posé le problème à la commission exécutive du Parti socialiste (PSOE), par l’entremise de son délégué local. La réponse tarda un peu, mais elle fut claire : vu les perspectives qui s’ouvraient avec la victoire des Alliés, le parti n’avait aucun intérêt à promouvoir une tentative d’attentat contre Franco. Nous étions en 1946. La guerre venait tout juste de se terminer. C’est alors qu’un jeune du groupe des jeunes socialistes de l’Arrabal, écœuré par l’attentisme de la direction, mit Wences au courant du dépôt d’armes de Calanda.
Je suppose que cette attitude de la direction du Parti socialiste modifia votre point de vue quant à votre appartenance aux Jeunesses ?
Oui, surtout chez Wences, qui était convaincu que, d’avoir été informée, la CNT aurait réagi différemment.
À ce moment-là, vous n’aviez pas de contact avec le mouvement libertaire ?
Non, mais ça n’allait pas tarder… À cette époque, est arrivé à Saragosse un dénommé Ignacio Zubizaretta, qu’on appelait Zubi et qui était en contact avec un oncle de Simón, libertaire de tradition même s’il ne militait plus activement. C’est lui qui nous présenta Zubi. Pour nous, ce fut une révélation. Zubi avait de l’expérience comme homme action et, de plus, c’était un type ouvert. Cette rencontre fut déterminante. À travers nos conversations, il nous a informés de la situation du mouvement en France, des perspectives, des conflits. Zubi, qui était de la tendance « apolitique » de la CNT et vivait à Bordeaux, était rentré en Espagne pour former un groupe de guérilla. Il était membre de l’Association militaire de la République espagnole (AMRE), une organisation dirigée, depuis la France, par le général Hernández Saravia [1] . Il nous a même montré son carnet de l’AMRE, où figurait un drapeau républicain et qui précisait son grade. À vrai dire, c’était un machin un peu extravagant, mais il semblait y tenir beaucoup. Malheureusement, Zubi a été très vite arrêté et sa chute a entraîné celle de Wences, qui avait quitté les Jeunesses socialistes pour entrer à la CNT.
De l’antifranquisme à l’anarchisme
Cette rencontre avec Zubi avait influé dans sa décision de quitter les Jeunesses socialistes, j’imagine…
C’est sûr, mais Zubi ne l’avait pas poussé, au contraire. Il était même partisan que nous restions aux Jeunesses socialistes. Peut-être parce qu’il connaissait la faible implantation de la CNT à Saragosse, peut-être encore par stratégie, mais le fait est qu’il ne nous incita jamais à franchir le pas. Pour Wences, la chose était mûre. Il était fatigué de l’impuissance des socialistes et décidé à adhérer au plus vite au mouvement libertaire. Simón et moi, nous ne l’avons pas suivi immédiatement.
Dans quelles circonstances Wences tombe-t-il ?
Lors d’un rendez-vous avec Zubi, à son domicile, calle del Caballo, en août 1946. On sait maintenant qu’à la suite de l’arrestation, à Irún, d’Amador Franco [2], la police surveillait de près les allées et venues autour du domicile de Zubi.
L’arrestation de Wences eut-elle d’autres conséquences ?
Pour moi, oui, puisque la police est venue m’arrêter à la suite de la découverte, au domicile de Wences, d’une carte postale que je lui avais envoyée pour son anniversaire en formulant des vœux « de liberté ». J’ai été gardé quelques jours au commissariat, mais rien de bien sérieux.
Et Wences ?
Il a fait trois mois de prison. Quand il est sorti, il a quitté Saragosse pour rejoindre la guérilla.
Quelles types d’activités développiez-vous au sein des Jeunesses socialistes ?
Elles étaient diverses. L’une d’elles consistait, par exemple, à fleurir, aux dates commémoratives, la fosse commune des fusillés. Parfois, nous faisions preuve d’imagination, comme ce jour où nous avons fait voler au-dessus du quartier un grand ballon avec le drapeau républicain. Pour le reste, c’était du classique, on imprimait des tracts et on les glissait sous les portes ou dans les boîtes à lettres.
Il y avait, je suppose, au sein du groupe, des jeunes gens qui désiraient en faire davantage, aller plus loin ?
Oui, c’est le cas d’un camarade qui aura beaucoup d’importance dans la suite de cette histoire et qui sera, avec Wences, à l’origine de la formation du groupe d’action « Los Maños ». Il s’agit de Daniel González Marín, qui se faisait appeler Rodolfo. Quand je l’ai connu, il se disait membre de la commission exécutive locale des Jeunesses socialistes. C’était un Madrilène d’origine, un étudiant, un type extrêmement intelligent, cultivé, très au fait des questions politiques, qui parlait bien et qui maîtrisait plusieurs langues. Dès que je l’ai fréquenté, j’ai compris qu’il ne se sentait pas à l’aise aux Jeunesses socialistes et qu’il était attiré par le mouvement libertaire. Peu de temps après, j’ai moi-même quitté le groupe des Jeunesses socialistes pour adhérer à la CNT et, presque simultanément, tout le groupe des Jeunesses socialistes a été démantelé. Je n’y étais plus, mais je me suis retrouvé, comme les autres, en prison et c’est en prison que j’ai appris à connaître et à apprécier Rodolfo. Nous sommes devenus les meilleurs amis du monde.
Politiquement, quelles étaient ses origines ?
Sa famille, qui était de Madrid, appartenait à la classe moyenne. Sa mère exerçait comme professeur. Quant à son père, qui avait un poste important aux Télégraphes, il avait été dirigeant de l’UGT. Pendant la guerre, il avait perdu la vue, ce qui n’empêcha pas les franquistes de le condamner quatorze fois à la peine de mort ¬¬– Rodolfo, qui avait le sens de l’humour, disait que « la première aurait suffi ».
Donc, en 1947, tu te retrouves en prison. Quelle était la situation carcérale, alors ?
Je me trouvais dans une situation un peu bizarre : j’étais tombé avec le groupe des Jeunesses socialistes, mais je n’en étais plus membre. En prison, j’appartenais au groupe des libertaires, lui-même divisé en deux tendances : les « apolitiques », d’un côté, les « collaborationnistes », de l’autre. Parmi les « apolitiques », il y avait Zubi, mais le rapport des forces n’était pas à leur avantage. Sur les cinq cents libertaires incarcérés, treize appartenaient à la tendance dite « apolitique » et plus de quatre cents à la tendance dite « collaborationniste ». Cela dit, malgré les discussions et les engueulades, les relations entre nous étaient bonnes.
Et toi tu étais dans laquelle des deux tendances ?
La tendance dite « apolitique », celle de Zubi.
Et les autres forces ?
Les socialistes étaient une quarantaine, les trente-huit des Jeunesses qui venaient d’être arrêtés et deux ou trois vieux militants. Il y avait aussi quelques républicains, des vieux. Quant aux communistes, ils étaient peu nombreux, mais ils se comportaient, avec leur arrogance habituelle, en vrais commissaires politiques. Ils avaient même institué, à l’intérieur de la prison, une sorte de tribunal populaire pour juger les déviances contre-révolutionnaires. Des fous, quoi…
À cette époque, il n’y avait plus d’exécutions sommaires…
Non, mais on fusillait encore. Il y avait d’ailleurs, parmi les détenus, des condamnés à mort. Moi, je suis resté trop peu de temps pour connaître cela, mais j’en ai beaucoup entendu parler, en particulier du cas d’un ténor fort connu de Saragosse, qui avait marché vers le poteau d’exécution en chantant un air de La Tosca, L’Adieu à la vie.
Combien de temps es-tu resté en prison ?
Trois mois.
Et Rodolfo ?
Neuf mois. Il a été le dernier à sortir. À sa libération, nous nous sommes vus et il m’a dit qu’il était désormais convaincu de l’inutilité du travail militant qu’il avait accompli jusqu’alors. Je me souviens de ses mots : « Nous ne ferons rien en continuant d’activer la manivelle de nos ronéos, en imprimant nos petits papiers, en écrivant nos petits articles dans des journaux que personne ne lit. » C’est alors qu’il m’a dit qu’il souhaitait rejoindre la CNT dans la perspective de participer plus activement à la chute du régime. Je lui ai dit que j’en référerai à la CNT.
Qu’en a-t-il été de Zubi ?
Il a été condamné à mort, en septembre 1947, par un conseil de guerre. Il avait eu le tort de se présenter comme responsable régional de l’AMRE. Finalement sa peine a été commuée et il a pris trente ans. Il est mort dix ans après, en 1958, la veille de sa libération, probablement assassiné.
Quelles nouvelles avais-tu de Wences entre-temps ?
Je savais qu’il avait séjourné en France avant de repartir pour Barcelone. C’est là que je suis allé le voir, accompagné de sa sœur. Je lui ai parlé du désir manifesté par Rodolfo de rejoindre la CNT et je les ai mis en contact. Plus tard, Wences m’a écrit qu’il était enthousiasmé par Rodolfo.
Que faisait-il à Barcelone ?
Il avait intégré le groupe de Facerías. Lors de son séjour en France, Wences avait rejoint un groupe d’action pour repartir en Espagne.
Qui s’occupait de ça en France ?
À l’époque, Pedro Mateu [3], qui était secrétaire de coordination du secrétariat intercontinental de la CNT en exil.
Quelle fut la réponse ?
Il l’a mis en contact avec le groupe de Facerías, mais Wences ne s’y trouvait pas à son aise. D’abord, il s’agissait d’un groupe catalan, et les préjugés anti-catalans étaient bien ancrés chez les Aragonais. Ensuite, il s’y sentait comme une pièce rapportée, et il n’aimait pas ça. Il voulait son propre groupe, un groupe intégré par des militants qui auraient toute sa confiance.
Entrée en scène et premiers pas
C’est ainsi qu’est né le groupe « Los Maños » ?
Effectivement. L’idée de fonder le groupe s’est matérialisée à partir du contact établi par Wences avec Rodolfo. Au préalable, lors d’un passage à Saragosse, Wences m’avait demandé de sonder Simón et un autre copain – Plácido Ortiz Gratal ¬– pour savoir s’ils seraient d’accord pour former un groupe d’action. La réponse des deux fut positive. Et c’est ainsi que, le 11 février 1949 – je m’en souviens encore –, j’ai dit à ma mère que, le soir, j’allais au bal et que je rentrerai tard. J’ai seulement mis mon frère, qui avait quatre ans de moins que moi, dans la confidence, et je suis allé faire mes adieux à la mère de Wences. Le soir, Plácido, Simón et moi, nous prenions l’express pour Barcelone. Les seuls qui étaient au courant du pourquoi nous partions étaient mon frère et la sœur de Wences, peut-être aussi le frère de Plácido. C’est ainsi que fut constitué le groupe « Los Maños ». Il était, initialement, intégré par Wences, Rodolfo, Simón, Plácido et moi. Parallèlement, à Barcelone, César Saborit [4], le secrétaire du comité régional de Catalogne, avait informé Wences qu’il connaissait d’autres jeunes disposés à franchir le pas.
La CNT d’Espagne était majoritairement contrôlée par la tendance dite « collaborationniste ». Saborit appartenait à l’autre tendance (apolitique), dite « dure », celle qui tenait sa force de l’exil, non ?
Oui. En réalité, la situation était confuse. Les cotisants des structures syndicales clandestines étaient le plus souvent rattachés à la CNT dite « collaborationniste ». Quant à nous, ceux de l’autre tendance, dite « apolitique », on passait, en effet, pour des durs. Les « collaborationnistes » nous traitaient de « Peaux-Rouges » et disaient de nous que nous étions partisans de l’action directe mal comprise, c’est-à-dire violente.
Comment s’est passé le contact avec Saborit ?
Il a vu Wences et il lui a parlé d’un membre des Jeunesses libertaires dont le père avait été fusillé par les franquistes et qui désirait rejoindre le groupe. La question fut discutée entre nous. Nous n’étions pas vraiment d’accord, principalement parce que, nous connaissant les uns les autres depuis longtemps, nous pensions que l’arrivée d’un élément extérieur créerait des complications. Wences partageait nos sentiments, mais comme la demande émanait du secrétaire du comité régional, qui nous fournissait les armes, il ne souhaitait pas le froisser. Il proposa donc de prendre contact avec le jeune en question. Il s’appelait Aniceto Pardillo Manzanero. Nous le surnommerons El Chaval (Le Gamin), car il avait dix-huit ans. Costaud, décidé, le type était quasiment inculte. Il avait tout de l’aventurier. Bref, il ne nous plaisait pas, surtout à moi, mais Wences défendit son adhésion au groupe, sous réserve de le tester…
Tu as parlé des armes. Comment vous les procuriez-vous ?
De son passage par le groupe de Facerías, Wences avait gardé deux pistolets. Pour le reste, quand on était dans une filière, on en obtenait facilement. Les nôtres furent fournies par Saborit.
Comment s’est passée la mise à l’épreuve du nouveau ?
Notre première action eut pour objectif la liquidation d’un indicateur, Antonio Seba Amorós, un ancien militant de la CNT qui avait été commissaire d’une brigade pendant la guerre et qui avait été retourné par la police. Elle fut menée par Wences, Rodolfo et El Chaval. Nous savions que le type avait l’habitude de prendre son café chaque matin au même endroit, le « Bracafé ».
Vous aviez la preuve qu’il s’agissait bien d’un indic ?
Oui, la preuve nous avait été fournie par le comité régional de Catalogne. Il n’y avait aucun doute là-dessus, le type travaillait directement pour Quintela, le chef de la police de Barcelone. Le jour dit et à l’heure prévue, Wences, Rodolfo et El Chaval arrivent au « Bracafé », mais seuls Wences et Rodolfo sont armés. À vrai dire, le baptême du feu ne fut pas glorieux. Malgré un tir nourri, l’indic arrivera à en réchapper, blessé. Mais bon, l’important, c’est qu’il comprit la leçon et qu’il disparut de la circulation pour toujours. Quant au Chaval, son attitude donna satisfaction à Wences. Il ne craqua pas. À partir de ce moment-là, il fut intégré définitivement au groupe comme sixième homme.
Les autres étaient d’accord ?
C’est Wences qui a pris cette décision. Curieusement, il s’était entiché du gamin, dont il excusait tous les défauts en les mettant sur le compte de son âge. Rodolfo, lui, n’était pas dupe. Comme nous, il pensait que El Chaval n’était pas à la hauteur, que c’était un gosse capricieux, qu’il ne nous apporterait que des ennuis. Mais tout cela relevait de présomptions. L’épreuve du feu avait été concluante. El Chaval était, certes, plus aventurier qu’idéaliste, mais il semblait faire l’affaire.
Quels étaient vos objectifs à ce moment-là ?
Le seul qui comptait pour nous, c’était de tuer Franco.
Y avait-il souvent des actions punitives du type de celle que vous aviez menée contre l’indic ?
Peu après l’entrée du nouveau, le groupe fut confronté à un problème grave. El Chaval disait connaître l’assassin de son père – un phalangiste qui livrait du poisson au marché du Borne de Barcelone – et proposa au groupe de le liquider. Hormis le fait qu’il fallait, bien sûr, vérifier ses accusations, j’étais, quant à moi, résolument hostile à ce type d’action, qui me semblait relever de la seule vengeance personnelle. Plácido défendait la même position, mais Wences, Rodolfo et Simón – dont les pères avaient été eux aussi fusillés – n’étaient pas du même avis. Si le comité régional confirmait les accusations du Chaval, ils étaient partisans de liquider le type. Cette affaire suscita de nombreuses discussions entre nous – en l’absence du Chaval, bien sûr. De fait, elle soulevait une question de fond. D’après moi, on ne devait pas entrer dans cette spirale. D’abord, parce qu’elle dénaturait nos objectifs ; ensuite, parce qu’il y aurait eu trop de salauds à liquider. La démarche me semblait moralement limite et politiquement contre-productive. Mais le fait est que, malgré mes observations, le groupe décida de confier l’enquête au comité régional avec l’idée suivante : soit, le type était effectivement celui que disait El Chaval et il fallait le liquider ; soit, il ne l’était pas et il fallait se séparer de toute urgence du Chaval.
Les relations avec le comité régional de Catalogne passaient par Saborit ?
Oui, toujours par Saborit. Wences le rencontrait une fois par semaine, parfois plus.
L’enquête fut donc menée ?
Oui, et elle fut concluante. Il était difficile de savoir exactement si le type avait bien assassiné le père du Chaval, mais il était prouvé que c’était un phalangiste de vieille souche, une ordure qui avait trempé dans beaucoup d’exécutions sommaires. Le groupe décida donc de franchir le pas. Du point de vue pratique, ce genre d’action est très facile à entreprendre. Moralement, en revanche, il faut pouvoir l’assumer. Aujourd’hui encore, je pense que cette exécution fut une erreur, qu’elle a sali notre histoire. Bien sûr, il était hors de question que j’y participe. On ne me l’a pas demandé, d’ailleurs. Le type était transporteur de poisson. Le jour dit, à trois heures du matin, son camion fut arrêté par Wences et Rodolfo, qui se présentèrent comme étant policiers. Ils l’ont fait descendre et l’ont interrogé sur le bord du chemin. Le type a craché le morceau sans problème, en donnant tous les détails de ses activités de phalangiste. C’est alors qu’ils ont procédé à son exécution. Après l’opération, Wences est rentré défait, et plus encore écœuré par l’attitude froide et cruelle dont avait preuve Rodolfo à l’occasion de cette expédition punitive. De ce jour, Wences ressentit vis-à- vis de lui une sorte de répulsion qui ne l’a plus jamais quitté et qui occasionna bien des déboires au groupe.
Avec cet exemple, tu touches, je crois, un point important de cette histoire des groupes d’action, celui qui a trait à ce qui est politiquement acceptable et ce qui doit rester moralement condamnable. On sait que la frontière est souvent ténue entre une chose et l’autre. Pour toi, il semble clair que l’action devait avoir des objectifs irréprochables, même si votre entrée dans la clandestinité sonnait aussi, que vous le vouliez ou non, le temps de la vengeance…
C’était un des principaux écueils auxquels nous étions confrontés. Effectivement, le fait de devenir acteurs, et acteurs armés, de nos propres vies changeait, du jour au lendemain, toutes les perspectives. Notre principale motivation était anti-franquiste. Elle venait de notre histoire, celle que nous avions vécue, comme enfants ou adolescents, pendant la guerre, celle qui avait décimé nos familles. Il y avait dans notre engagement un désir évident de vengeance personnelle contre lequel il fallait impérativement lutter, ne fût-ce que pour garder notre humanité. Je te donne un exemple. J’ai dit tout à l’heure que j’avais travaillé chez un photographe de Saragosse, un dénommé Angel Cortés, qui était non seulement le chef local de la Phalange, mais qui avait fait le portrait officiel de José Antonio Primo de Rivera, celui qu’on voyait partout et dont je dirai, pour l’anecdote, que j’ai développé le négatif. Le type avait participé de près et activement à des exécutions sommaires, dont il se vantait d’ailleurs. Il m’avait, par exemple, raconté, avec luxe de détails, comment il avait liquidé, le 19 juillet 1936, un délégué cheminot de l’UGT venu de Valence pour organiser la grève générale. Comme c’était normal, tout ce qu’il me disait, je le répétais à Wences, qui était mon ami. Quand nous avons formé le groupe, Wences s’est alors mis en tête d’exécuter le Cortés en question. Entre nous soit dit, il l’aurait mérité, mais je m’y suis opposé radicalement, j’ai même mis dans la balance ma démission du groupe. Pourquoi ? Parce que je me serais senti directement responsable de sa mort et parce que j’y voyais l’expression barbare d’une vengeance personnelle qui nous mettait au même niveau que le Cortés en question.
Pour en revenir au différend entre Wences et Rodolfo, s’agissait-il uniquement, d’après toi, d’une incompatibilité psychologique ?
Wences était un idéaliste, un type d’une grande noblesse de caractère. Rodolfo, lui, offrait un profil psychologique particulier : un mélange d’intelligence et de froideur. Dans tout ce qu’il entreprenait, il était d’une froideur sans faille. L’un et l’autre étaient dotés de fortes personnalités, mais leur manière de juger les hommes et d’appréhender l’action différait. Par exemple, Rodolfo insistait pour que chaque membre du groupe soit impliqué à égalité dans les actions entreprises, de façon que chacun comprenne que, d’être pris par la police, il risquait le même sort – la mort – que les autres. Il voulait aussi que chacun d’entre nous soit armé en permanence. Chez Wences, il n’y avait pas ce côté systématique. Il fonctionnait plutôt à la confiance.
Nous avons évoqué en détail les figures de Wences et de Rodolfo, mais moins celles de Simón et surtout de Plácido. Que peux-tu en dire ?
De nous cinq, Simón était sûrement celui qui risquait le plus en entrant dans la clandestinité. Après la mort de son père, il avait acquis un camion avec lequel il faisait la distribution du lait, activité qui lui permettait de faire vivre sa famille. Malgré l’avantage évident que représentait sa présence parmi nous – il était le seul à savoir conduire –, nous l’avions mis en garde contre les conséquences que sa décision entraînerait pour sa famille, mais il voulait être de l’aventure. Plácido, lui, était le plus calme d’entre nous, le plus posé. C’était un ami de Wences. Il avait travaillé avec lui aux chemins de fer. Il avait 28 ans et c’était le plus vieux du groupe.
La traque d’un tortionnaire
Une des principales actions qu’on attribue au groupe « Los Maños », c’est une tentative d’attentat contre Eduardo Quintela, un sinistre personnage qui était chef de la Brigade politico-sociale de Barcelone et dont la réputation de cruauté n’était plus à faire. Comment vous est venue l’idée ?
Par Wences… En réalité, l’idée n’était pas très originale. Plusieurs groupes l’avaient déjà eue tant était forte la haine que suscitaient, chez les anti-franquistes, les méthodes de ce Quintela. Cela dit, la proposition de Wences ne suscita pas, au sein du groupe, un enthousiasme débordant, et ce pour une raison simple : pour nous – Simón, Plácido et moi, principalement –, Quintela n’était qu’un subalterne ; la seule cible qui nous intéressait vraiment, c’était Franco. Rien ne devait nous distraire de cet objectif auquel il fallait consacrer tous nos efforts. Dans cette perspective, nous avions procédé à des repérages sur la route de Madrid à Saragosse et nous avions même trouvé l’endroit qui nous semblait idéal pour un attentat, à la sortie de Catalayud. Le problème, c’est qu’il fallait attendre que Franco se décide à passer par là. Bref, en attendant ce jour béni, nous avons accepté de nous attaquer à Quintela. Pendant un mois, nous l’avons pisté en surveillant ses allées et venues, ce qui n’était pas très difficile tant le type avait une vie ordonnée : pas de sorties le soir, pas de vie mondaine, pas d’amours clandestines, boulot-maison en somme. D’après nos observations, le meilleur moment pour mener l’action se situait vers 14 heures, heure à laquelle il quittait invariablement la préfecture en voiture pour aller déjeuner à son domicile. Pendant nos repérages, nous avons eu la surprise de tomber, dans un café, sur Quico Sabaté – que Wences connaissait – et sur son frère José. Après de nombreuses circonvolutions, nous avons compris qu’ils procédaient aux mêmes vérifications que nous. En fait, le groupe de Quico préparait le même coup que nous. Nous avons donc décidé de le faire ensemble.
Comment s’est passée l’opération ?
Un des problèmes auxquels tout groupe d’action était confronté, c’était celui du financement des opérations. Par force et, malheureusement, il fallait se débrouiller par nos propres moyens. Malheureusement, j’insiste, parce que ce type d’activités – expropriatrices, dirons-nous, pour ne pas dire de braquage – finissaient par prendre le pas sur toutes les autres en nous transformant en professionnels de l’attaque à main armée. Avec tous les risques que cela supposait, du reste, dont le principal était politique. Notre terreur à tous était de « tomber » dans un de ses braquages et de passer pour des malfaiteurs quand nous étions des résistants...
C’était la seule manière de trouver de l’argent ?
À peu près, la seule en tout cas qui ne nous mettait pas dans une relation de dépendance vis-à-vis de l’organisation, et principalement de l’organisation en exil. De toute façon, l’exil confédéral n’avait pas non plus les moyens de nous financer…
Il existait tout de même des relations avec Toulouse…
Oui, mais réduites au strict minimum.
Comment s’établissait cette relation ?
Elle passait par Pedro Adrover Font, dit El Yayo [5], qui servait d’agent de liaison entre les groupes d’action et la commission de défense [6]. ¬El Yayo était en contact avec Wences, et avec lui seul. En réalité, nous ne voulions pas dépendre de l’exil, non par manque de confiance envers la commission de défense, mais par volonté d’autonomie. Nous pensions, en effet, qu’il était nécessaire de bien séparer l’action armée des activités de propagande ou d’organisation. Nous, nous souhaitions servir de base d’appui aux autres activités, mas sans mélanger les genres. Cela créa d’ailleurs quelques incompréhensions.
On a tendance à penser que les groupes d’action étaient sous contrôle de la commission de défense et orientés par elle. Or ce que tu dis indiquerait plutôt qu’ils fonctionnaient de façon autonome…
De façon relativement autonome, plutôt. Cette volonté d’autonomie répondait d’ailleurs à des impératifs de sécurité. Il fallait faire en sorte d’éviter les indiscrétions et, pour y parvenir, il était préférable de ne pas ébruiter nos plans. Nous savions, par exemple, que la photo de Facerías qui était affichée dans tous les commissariats d’Espagne ne pouvait venir, d’après lui, que des archives de l’organisation, puisqu’il s’agissait de celle qui figurait sur la carte d’identité qu’il avait laissée à Toulouse.
Donc l’argent ne venait pas de Toulouse ?
Ponctuellement, certaines sommes pouvaient arriver, mais, pour l’essentiel, il fallait trouver l’argent par nos propres moyens. Malheureusement, je répète. Car nous n’étions pas faits pour cela, ça ne collait pas avec notre manière d’être. Pire encore : cette activité induisit, dans nos rangs, des dérives. Elles furent plus fréquentes qu’on le pense et qu’on le dit. Passé le premier instant ¬de dégoût qu’inspirait cette pratique, certains finirent par se convaincre que c’était là le moyen de se procurer facilement de l’argent et de ne plus travailler. J’en ai connu beaucoup. On peut toujours dire, pour se rassurer, que ceux qui arrivèrent à cette conclusion n’étaient pas des anarchistes convaincus ou conscientisés, mais c’est un fait : la pratique des expropriations eut des effets ravageurs sur certaines têtes brûlées, dont l’anarchisme n’était finalement qu’une caution.
Pour le financement de l’opération Quintela, comment avez-vous procédé ?
Oh ! ce n’était pas héroïque… La veille du jour prévu, nous avons décidé de braquer trois cinémas pour en récupérer la recette. Pour ce faire, il nous fallait d’abord disposer d’une voiture. Nous procédions toujours de la même façon : on en repérait une, on y entrait et on disait au chauffeur, en lui remettant un peu d’argent pour le dérangement : « Nous sommes un groupe de la résistance anti-franquiste, vous ne risquez rien. » En général, ça se passait bien. Là, notre attention s’est portée sur un taxi en stationnement. On procède comme d’habitude, et le type du taxi nous dit : « Résistance, tu parles, vous êtes de la FAI… Moi aussi… Mon taxi, c’est mon instrument de travail. Je ne l’abandonne pas, mais je peux vous accompagner… » Nous avons préféré descendre. Alors, nous repérons un autre véhicule, et le type, pris de panique, non seulement nous laisse sa voiture, mais aussi son portefeuille. Bien garni, le portefeuille... Au point que nous n’avons pas eu besoin de braquer les cinémas. En regardant les papiers d’identité du type, nous avons compris sa panique. C’était une huile, un colonel. Voilà pour l’anecdote, mais des comme ça, il y en a plein. La vie du clandestin a des facettes comiques. Je t’en donne une autre avant de passer à des choses plus sérieuses. Un jour, nous déambulions dans Barcelone. Devant, il y avait Wences et Quico Sabaté et, derrière, à quelques mètres, en couverture en quelque somme, Simón et moi. Tout à coup, nous voyons Wences et Quico s’arrêter devant un cinéma et regarder les photos, puis Quico se retourne, sort son flingue et demande ses papiers à un quidam. Le type s’exécute, Quico regarde ses papiers et lui rend. « Dégage au plus vite », lui dit-il. Alors, Wences pique une colère. « Mais tu es complètement dingue ! Pourquoi as-tu fait ça. » Et Quico lui répond : « Moi, dingue ? Sûrement pas, mais toi tu es tombé de la dernière pluie. Tu ne t’es pas rendu compte que ce type nous suivait depuis un quart d’heure ? Le mieux, dans ce cas-là, c’est de faire front et de vérifier si le type est de la police. » « Et il l’était ? », interroge Wences. « Non, mais ça aurait pu », répond Quico en rangeant son revolver. « Mais tout le monde te regarde… », insiste Wences. « T’inquiète pas, pour eux,la police c’est nous. » Et nous claquâmes les talons, sans forcer l’allure. Ça, c’était du Sabaté tout craché.
Et l’opération Quintela elle-même…
Wences et Simón étaient chargés de trouver une voiture. Ils procédèrent de la façon habituelle, mais le conducteur se mit à hurler. Il attendait sa femme qui était allée consulter un médecin. Il fallut le menacer pour qu’il démarre, toujours en gueulant. De son côté, Quico Sabaté et deux membres de son groupe, son frère José et José López Penedo [7], avaient récupéré une camionnette et attendaient à l’endroit convenu. C’était une camionnette bâchée, où le chauffeur devait être amené et retenu pendant toute la durée de l’opération. Wences attira l’attention de Quico sur l’attitude dangereuse du propriétaire de l’automobile. Quico le fit alors monter dans la camionnette, pointa une arme sur lui et lui dit : « Si tu émets le moindre son, je te transforme en passoire. » Le type sombra alors dans un profond silence. Nous avons attendu l’arrivée de la voiture de Quintela. Wences, López Penedo et Simón étaient dans la voiture et Quico et José Sabaté devant le capot ouvert de la camionnette, faisant mine de réparer le moteur. Posté un peu plus loin, mon rôle était de signaler l’arrivée de Quintela en soulevant mon chapeau. Il ne pouvait pas y avoir de confusion, les véhicules de la préfecture étant parfaitement identifiables. À 13 h 55, ce 2 mars 1949, j’ai aperçu la voiture et soulevé mon chapeau. Quico a alors extrait du moteur de la camionnette une mitraillette à tambour de marque Thomson, s’est mis au milieu de la chaussée et a vidé son chargeur. Le chauffeur fut tué sur le coup, la voiture s’immobilisa et deux occupants en sortirent. C’est alors que Wences et López Penedo entrèrent en action et les liquidèrent. L’opération avait été parfaitement réalisée et le repli assuré. Quelle ne fut pas notre surprise lorsque, quelques heures plus tard, sur les Ramblas, des vendeurs à la criée claironnaient la manchette d’une édition spéciale : « Scènes de terrorisme à Barcelone. Le chef du Front national de la jeunesse assassiné par des bandits ! » Nous étions abasourdis. Le morceau était un gros poisson, mais ce n’était pas celui que nous visions. À ce qu’il paraît, Quintela comprit très vite qu’il était la cible de l’opération et quitta Barcelone pour retourner en Galice, dont il était originaire. Il est mort dans son lit, très longtemps après.
Que s’est-il passé après l’opération Quintela ?
Ce fut très difficile pour nous. La police était sur les dents. La semaine qui suivit l’opération fut tragique. Wences et moi, nous logions, calle San Andrés, chez des camarades que nous dédommagions largement. Quand ils découvrirent qu’il y avait des armes chez eux, ils furent pris de panique et nous firent comprendre qu’il nous fallait déménager au plus vite. Sans autre base de repli, nous n’avions d’autre choix que de quitter Barcelone. Après avoir envisagé un retour à Saragosse, nous avons finalement décidé de partir au plus vite pour Madrid.
De la fuite au passage de la frontière
Pourquoi Madrid ?
L’idée, c’était de profiter de ce séjour à Madrid pour étudier, sur le terrain, le fameux projet d’attentat contre Franco. Nous comptions pour cela sur le fait que l’un d’entre nous – Rodolfo – était madrilène d’origine, qu’il connaissait la ville et qu’il avait quelques contacts.
Vous êtes donc partis à six ?
Non, à sept, car, entre-temps et malgré nos réserves, César Saborit avait décidé de se joindre à nous.
Pourquoi des réserves ?
Parce qu’il nous semblait que Saborit nous serait plus utile au comité régional. César était d’une grande efficacité dans les tâches de coordination. Mais, bon, son désir de nous rejoindre était tel qu’il était difficile de le contrarier. Et ce d’autant que, depuis l’opération Quintela, il était recherché si activement par la police qu’il avait dû abandonner et son domicile et son travail. Avant de nous rejoindre, César avait obtenu du comité régional 8 000 pesetas, quelques détonateurs et des explosifs.
À quelle date avez-vous quitté Barcelone ?
Début avril 1949. À sept, donc, et avec nos bagages qui contenaient plusieurs kilos de plastic, des grenades, quatre mitrailleuses, des chargeurs et des explosifs en quantité. Le voyage était risqué, mais il s’est déroulé en train et sans encombres.
Et une fois à Madrid ?
À Madrid, la chance a failli nous sourire. Par l’entremise d’un ami de Rodolfo, nous sommes, en effet, entrés en contact avec un officier qui déclarait faire partie de la Garde personnelle de Franco. Contre 200 000 pesetas, dont la moitié en livres sterling, le type se disait prêt à nous fournir l’itinéraire qu’empruntait, chaque dimanche matin, Franco pour aller à la messe ainsi que des uniformes de l’armée…
Trop beau pour être vrai, non ?
Effectivement, mais notre obsession de tuer Franco était telle qu’elle dissipait tous les doutes. Le seul problème qui nous semblait insurmontable, c’était de trouver des livres sterling. Finalement, notre contact a accepté d’être payé la moitié en monnaie espagnole, la moitié en devises étrangères. Le coup fut monté en une semaine, le temps de trouver la cible et de préparer l’opération. Il s’agissait de la succursale du Banco Popular Español située calle Embajadores. Elle fut menée avec succès puisque nous en avons tiré largement de quoi payer notre contact. Le problème, c’est que, pour des raisons que nous n’avons pas élucidées, il a brutalement disparu de la circulation. Il faut croire que notre détermination à mener ce projet à terme avait fini par lui faire peur. Bref, on s’est retrouvés à Madrid avec deux sacs bourrés de billets, mais sans savoir quoi en faire… Comme ça commençait à sentir le roussi, nous avons décidé de quitter la capitale.
Pour aller où ?
De Madrid, nous sommes allés à Malaga, puis à Séville, et de nouveau à Barcelone. En fait, nous errions de ville en ville. C’est à ce moment-là que nous avons décidé de passer en France, et je dois te dire que j’étais le plus motivé. Cette vie d’éternel clandestin ne me convenait pas.
Comment s’est déroulé le passage ?
D’abord, nous nous sommes procurés des uniformes de phalangistes du Front national de la jeunesse…
Vous les aviez trouvés comment ?
Tout simplement en les achetant dans une boutique.
Vous aviez un guide pour le passage ?
Bien sûr, le passage avait été minutieusement préparé par Francisco Denís, dit Catalá, un excellent guide [8]. Tout était calculé. Nous savions, par exemple, avec précision le type de nourriture que nous devions prévoir et dans quel ordre nous devrions la consommer : les denrées fraîches d’abord, le jambon sec ensuite, les amandes en dernier. Le 1er mai 1949, nous sommes partis de Manresa, à pied, et nous sommes arrivés à Osséja (Pyrénées-Orientales)le 9 mai. Au cours de ce périple, les doutes se sont accumulés sur El Chaval. Des mesquineries en somme, mais qui, ajoutées les unes aux autres, dénotaient pour le moins un mauvais esprit. Et le fait est que, entre son refus de porter – nous étions chargés comme des mules, et le guide plus encore, cinquante kilos par personne – et la découverte qu’il avait bouffé, à lui tout seul, toute la quantité de jambon disponible, la marmite a fini par exploser. Au point que Wences, qui l’avait toujours protégé, a voulu lui faire la peau. C’est même moi qui me suis interposé. Intuition malheureuse, comme le prouvera la suite de l’histoire…
Vous marchiez de nuit ?
Oui, et uniquement par les sentiers ou à travers champ pour éviter les patrouilles. Nous dormions de jour. À une occasion, nous avons fait escale dans un refuge où on nous a donné le gîte et le couvert. C’était un lieu que connaissaient les guides, les contrebandiers et les guérilleros. Le vrai problème, ce fut la neige…
La neige au mois de mai ?
Oui, une nuit, la neige ne cessa pas de tomber. Marcher dans la neige, c’est terrible, ça décuple la fatigue. Il arriva un moment où, désespéré, je ne voulais plus avancer. J’avais l’impression qu’on tournait en rond. D’ailleurs, on tournait en rond puisque Catalá s’était perdu. La preuve : lui qui parlait très peu, il n’arrêtait pas de jurer. Il regardait sans cesse sa boussole, mais rien à faire, on ne trouvait pas le Nord. Il faisait un froid de canard. Démoralisant. Finalement, on a tout de même trouvé la bonne direction et nous sommes arrivés aux barbelés…
Quels barbelés ?
Les barbelés, c’était la frontière. À l’époque, pour éviter les passages de groupes de guérilleros, la ligne de frontière était placée sous le contrôle de l’armée et hérissée de barbelés. Nous voilà donc devant les barbelés, qu’il faut couper. Nous étions équipés pour ça. Et voilà qu’en plein travail on voit arriver un camion... Alors, Wences me dit : « Prépare les mitraillettes. » Tu sais ce qui m’est arrivé ? Tu ne devineras jamais... J’ai éclaté de rire. Une crise de rire. Je n’arrivais pas à m’arrêter de rire. C’était nerveux. À ce moment-là, Catalá nous dit : « Il faut passer, et tout de suite ! » Alors, là, on n’hésite pas, on fonce. J’étais couvert de sang, le visage déchiqueté par les barbelés. Et, cinq cents mètres plus loin, notre guide nous annonce que nous sommes en France. Nous avons marché encore un peu avant de faire halte pour nous congratuler. Catalá a allumé un feu, et j’ai eu la mauvaise idée d’enlever mes bottes. Je n’avais plus un ongle aux orteils. Le guide m’a passé un savon de tous les diables. Et il avait raison. Une fois ôtées les bottes, je ne pouvais plus marcher. Il a fallu qu’on me soutienne jusqu’à la base d’Osséja. Là, j’ai fait la connaissance de Ramón Vila Capdevila, dit Caraquemada [9], qui habitait une sorte de mas qui servait de base à la résistance libertaire. Caraquemada avait l’habitude de travailler en solo. Il passait les Pyrénées quand il le voulait et il s’attaquait à des pylônes. Une fois abattus les pylônes, des secteurs entiers se trouvaient privés d’électricité du côté de Gérone ou de Berga. Alors, il revenait chez lui, à Osséja, où il retrouvait sa ferme pour travailler la terre. C’était un type vraiment curieux, un authentique solitaire.
Quels étaient vos projets à ce moment-là ?
Avec l’argent que nous ramenions d’Espagne – dont une partie (100 000 pesetas) avait été donnée aux camarades de Barcelone pour la défense des emprisonnés et une autre partie devait être remise, dans le même but, aux camarades de Toulouse –, nous avions envisagé l’idée de monter un atelier de fabrication de chaussures à Paris. Le plan avait été étudié par Wences avec l’aide d’un copain, cordonnier de profession, qui résidait à Paris. Le but, c’était d’en tirer de quoi vivre, le temps nécessaire, sans dépendre de personne. Durant notre séjour au mas d’Osséja, nous avons examiné plus sérieusement le projet et, lors d’une de nos discussions, El Chaval s’est exclamé : « Alors, on vient en France pour travailler ? ». On avait beau lui expliquer que nous n’étions pas des gangsters, mais des combattants de la liberté, il ne comprenait pas. Pour lui, la résistance, c’était une façon d’abolir le travail. Ajoutée à l’attitude misérable qui avait été la sienne durant notre longue marche de Manresa à Osséja, cette remarque finit par ruiner le reste de confiance qu’il nous inspirait. Peu de temps après, le groupe allait prendre la décision de s’en séparer.
Quand la trahison s’en mêle…
Dans quelles circonstances ?
Ça s’est passé à Paris. En fait, les circonstances qui provoquèrent cette séparation furent assez grotesques. Pour des raisons de sécurité, les membres du groupe avaient pris l’engagement de ne pas s’adonner à des relations amoureuses pouvant engager l’avenir. Autrement dit, chacun d’entre nous pouvait avoir des aventures sexuelles, mais pas à caractère permanent et unique. J’imagine que, si quelqu’un d’autre que El Chaval avait dérogé à cette règle, le groupe aurait probablement transigé, mais comme ce fut lui, l’occasion de le mettre à l’écart du groupe fut toute trouvée. Une décision qui eut des conséquences extrêmement graves pour nous…
Pourquoi ?
El Chaval s’était mis en ménage avec une copine des Jeunesses libertaires, une très jolie fille du reste, dont les parents étaient également militants libertaires. Son père, un dénommé Ferrer, était même secrétaire parisien de Solidarité internationale antifasciste (SIA). Or la famille Ferrer s’était mise en tête de partir pour l’Argentine. À cette époque, pour aller en Argentine, le passeport Nansen ne servait pas. Il fallait avoir un passeport espagnol et, par conséquent, en faire la demande au consulat franquiste. La famille Ferrer n’y voyait pas d’inconvénient. Poussé par la fille, El Chaval, qui n’avait pas grand-chose dans le crâne, décida de procéder de la même manière sans avertir personne. Il était à Paris sous une fausse identité, ou plutôt sous une identité d’emprunt : Francisco Peralta Verges. D’après ce que je sais, les services du consulat comprirent immédiatement qu’il y avait un loup et refilèrent son dossier à un conseiller juridique de l’ambassade, qui ne tarda pas à se rendre compte que son identité était fausse. Une fois remontée la piste, tout est sorti. Dès lors, c’est du moins la conclusion à laquelle je suis arrivé par la suite, El Chaval a craché le morceau. Il est vrai que, entre-temps, l’ambassade avait transmis son dossier à l’inspecteur Polo [10], de la préfecture de police de Barcelone, qui s’est déplacé à Paris pour le voir. En fait, Polo, qui savait y faire, l’a retourné. Il lui a proposé de lui arranger sa situation en échange de sa collaboration.
Vous n’aviez plus de contact avec lui à ce moment-là ?
Nous n’avions plus de contact en tant que groupe, c’est-à-dire qu’il n’était pas au courant de nos projets, mais nous n’avions pas rompu tout contact avec lui. À ce moment-là, nous le considérions comme un aventurier, comme un indésirable, pas comme un traître.
Mais dès lors qu’il avait été écarté du groupe, le danger était circonscrit, non ?
Non, car il savait beaucoup de choses sur le groupe que, de surcroît, il a tenté de réintégrer.
De quelle manière ?
En décembre 1949, il apprend, par je ne sais quel canal, que le groupe a quitté Paris. Il fait alors tout ce qui est en son pouvoir pour reprendre contact. Il pense que le groupe « Los Maños » est déjà reparti en Espagne. Ce qu’il ne sait pas, c’est qu’il attend à Toulouse une opportunité de passage. Informé de ses intentions, le groupe refuse de le réintégrer. Dès lors, il offre ses services au groupe de Facerías qui, de même, rejette sa proposition.
C’est Quintela qui tire les ficelles ?
Bien sûr… Pour Quintela, il était important de le faire réintégrer pour avoir un informateur à l’intérieur du groupe. Mais, malgré son échec, Quintela avait au moins appris que « Los Maños » étaient repartis en Espagne. Dès lors, la traque pouvait commencer.
Une question : pourquoi le groupe a-t-il décidé de reprendre ses activités ? Qu’est-ce qui avait changé entre mai et décembre 1949 ?
C’est une question à laquelle il est d’autant plus difficile de répondre qu’on ne peut évidemment pas l’aborder du seul point de vue de la rationalité. Partant de ce critère, cette décision était absurde car, malgré les efforts de Wences – et plus largement du groupe « Los Maños » – tendant à améliorer le travail clandestin et la coordination des actions par la commission de défense, on ne peut pas dire que, six mois après notre arrivée en France, nous ayons progressé. Plutôt le contraire. D’une part, on sentait monter, du côté des organismes responsables de la CNT-FAI, une certaine prédisposition à l’immobilisme et, d’autre part, les nouvelles qui nous venaient d’Espagne nous prouvaient, chaque jour, que la répression gagnait en efficacité. Rationnellement, cette décision de repartir en Espagne relevait donc du suicide. Pour la comprendre, il est nécessaire, je crois, de se référer au profil psychologique des hommes qui formaient ces groupes d’action, le nôtre mais aussi celui de Sabaté ou celui de Facerías. L’engagement extrême qui était le leur les rendait incapables de s’adapter à la réalité d’une situation qui, examinée froidement, aurait évidemment dû les dissuader de poursuivre dans cette voie. Passer à autre chose, pour eux, c’était impossible. Leur vie, il ne pouvait la concevoir que vécue de cette façon. Il y avait, à n’en pas douter, une grande part de don-quichottisme dans cette attitude : même si le combat était vain, il devait être mené jusqu’au bout. C’est, je crois, ce qui fait la spécificité de la résistance libertaire de cette époque. Mais, au-delà du don-quichottisme, il y avait aussi, chez ces hommes d’action, une aspiration à vivre comme ça, en tutoyant le danger au quotidien. Le pire, pour eux, c’était d’admettre que cette voie ne menait nulle part. En ce sens, on peut dire qu’ils étaient intrinsèquement idéalistes.
Pour ce qui te concerne, tu n’es pas reparti. Pourquoi ?
Probablement parce que je n’y croyais plus, mais plus probablement encore parce que je n’avais pas ce profil psychologique. Comme je te l’ai dit, j’étais, de tout le groupe, au moment de notre fuite d’Espagne, celui qui avait le plus envie de rompre avec cette vie d’éternel clandestin. En France, je me suis investi dans d’autres tâches, en devenant notamment administrateur de l’hebdomadaire Solidaridad Obrera de Paris.
Tu étais toujours membre du groupe, mais en sommeil, disons…
C’est ça, je m’occupais de certaines missions à l’extérieur, de certains contacts. J’avais la confiance du groupe, mais je n’en étais plus un membre actif.
Quand a été prise la décision de repartir ?
Fin novembre 1949, date à laquelle le groupe a transité par Toulouse. Il était composé de Wences, Plácido, Simón, Rodolfo et un nouvel entrant, Salvador Salgado. Le passage de frontière s’est fait le 22 décembre. Direction Barcelone.
Revenons-en, si tu le veux bien, au Chaval. Tu as dit qu’il avait tenté de se faire réintégrer dans le groupe, puis essayé de se faire admettre dans celui de Facerías. Il avait donc les contacts nécessaires pour cela.
Bien sûr qu’il avait des contacts. Je te rappelle que la seule chose qu’on lui reprochait, à l’époque, c’était d’être un aventurier, un type peu fiable, immoral. Pour ce qui nous concerne, nous avions fait le nécessaire pour le marginaliser. Par exemple, nous avions averti d’autres groupes, comme celui de Facerías, ou encore nous avions bloqué son adhésion à la FAI. Mais, bon, le mouvement fonctionnait de telle manière que, si cela limitait les risques, ça ne les évitait pas complètement. C’est ainsi que des camarades irresponsables, dont je préfère taire les noms, avaient fait appel à lui pour certaines activités illégalistes et c’est dans ce cadre que El Chaval, qui travaillait déjà pour la police espagnole, fut arrêté à Paris, dans les derniers jours du mois de décembre 1949, après avoir braqué, avec deux acolytes, un bureau de tabac de la banlieue parisienne.
Au moment de son arrestation, vous ne saviez toujours pas qu’il travaillait pour les flics ?
Non, c’est pendant sa détention que nous l’avons appris…
Comment ?
Le concierge de notre local parisien de la rue Sainte-Marthe, qui était un camarade, a découvert une enveloppe qui contenait des lettres de la police espagnole et un mandat au nom de Mercedes Ferrer, la compagne du Chaval. C’est ainsi que nous avons découvert le pot aux roses.
Aussi simplement que cela…
Eh ! oui… Entre-temps, El Chaval, qui avait été condamné à quatre ans de prison, s’était imaginé que, en fournissant des preuves de sa trahison, sa peine pouvait être réduite. Il avait donc chargé sa compagne de récupérer ladite enveloppe.
La fin du groupe « Los Maños »
Lorsque vous tombez sur les preuves de cette trahison, le groupe « Los Maños » est déjà décimé, n’est-ce pas ?
Oui… Le 9 janvier 1950, dans l’après-midi, je m’en souviendrai toujours, j’étais au local de la rue Sainte-Marthe quand le téléphone sonna dans la salle du comité régional. L’appel était pour moi. Au bout du fil, c’était la sœur de Wences. Elle me dit : « Wences est à Paris ? » Je réponds ; « Oui, Victoria, il est à Paris. » Je ne pouvais pas lui dire qu’il était reparti en Espagne. « Dis-moi la vérité, Mariano, parce que la presse de Saragosse dit qu’il a été tué, ce matin, à Barcelone… » Alors, je n’ai pas pu me contenir. J’ai raccroché, je me suis effondré et les camarades ont dû s’occuper de moi. Par la suite, j’ai su comment Wences était mort. Comme chaque jour, il sortait de sa planque du quartier de Sarriá pour aller se réunir avec le groupe. C’est alors qu’il a entendu les sommations. Au même moment, une jeune fille a croisé son chemin et, dans un dernier geste de noblesse, Wences l’a écartée. Il savait qu’il allait mourir dans l’affrontement et voulait lui éviter le même sort. Il a dégainé son Mauser et a commencé à tirer sur la police. Blessé à mort, il a encore eu la force de sortir son stylo de sa poche, dont le capuchon contenait une capsule de cyanure. Wences savait qu’il mourrait comme ça. Il me l’avait dit à diverses reprises, mais, bon, c’est des choses qu’on disait tous. On pensait à la mort, mais pas comme à une tragédie. Pour moi, celle de Wences fut un événement intime d’une extrême importance. Les liens qui m’unissaient à lui étaient si forts… Je l’aimais… Je l’aimais tellement… Cette mort marqua un vrai tournant dans ma vie. Aujourd’hui, même si j’hésite encore à le dire, je suis convaincu qu’elle me permit de tourner définitivement la page et, ce faisant, d’avancer.
Peu de temps après, tu reçois une lettre de Simón et Plácido où il est question des circonstances de la mort de Wences, de leur arrestation le même jour, mais aussi de soupçons…
Effectivement. Quand Simón et Placido se retrouvent en prison, ils me font parvenir, par des voies clandestines, une lettre où ils me chargent d’une mission délicate : découvrir qui les avait donnés. Pour eux, le traître ne pouvait être que l’un des deux membres du groupe qui avaient échappé à l’arrestation – Rodolfo et Salvador –, mais c’est très clairement sur Rodolfo que portaient leurs soupçons.
Pourquoi Rodolfo ?
Ces soupçons n’étaient fondés sur rien de précis. Le seul reproche que lui faisaient Simón et Plácido, c’était qu’il avait fait preuve de négligence en arrivant en retard à plusieurs rendez-vous et que Wences lui-même avait demandé à Salvador de l’avoir à l’œil.
Comment as-tu réagi à ces soupçons ?
J’étais abasourdi… Peu de temps après, je suis contacté par Salvador et Rodolfo, qui m’écrivent de Burgos pour me demander d’organiser leur passage en France. Je vais donc à Hendaye pour rencontrer un camarade recommandé par la commission de défense qui me met en contact avec des réseaux de passeurs basques. Le passage se déroule au mieux. Je les récupère à Hendaye et nous prenons la direction de Toulouse, où recommandation leur est faite de se planquer, un temps, en Italie.
Et les soupçons qui pesaient sur Rodolfo ?
D’abord, je dois te dire que, sans être au courant des termes de la lettre de Simón et Plácido, Salvador les partageait lui aussi. Le problème, c’est qu’il était, et pour cause, incapable de les étayer. C’est à ce moment-là, c’est-à-dire très rapidement, que j’apprends, à la suite de la découverte de la fameuse enveloppe, que El Chaval travaille pour Quintela. Sitôt au courant, je préviens Rodolfo et Salvador. Je me souviens que Rodolfo, cet homme froid et peu porté au sentimentalisme, m’envoya une lettre pleine d’émotion où il me demandait de le laver, au plus vite, de tout soupçon auprès de Simón et Plácido dont il savait, comme nous tous, le sort qui leur était promis. Il voulait à tout prix qu’ils ne meurent pas en le soupçonnant d’avoir trahi.
Et ils le surent ?
Oui, la lettre que je leur ai écrite leur a été transmise en temps voulu par leur avocat. Avant leur exécution, le 24 décembre 1950, au petit matin.
Reste une question d’évidence : qu’est devenu El Chaval ?
Il est sorti de prison en juin 1954. Un mois plus tard, on parla de nouveau de lui dans les rubriques des faits divers de la presse française. Il fut, semble-t-il, victime d’une agression du côté de Saverdun (Ariège). Le plus probable, c’est qu’il réussit à échapper à une tentative de liquidation. Et puis, Aniceto Pardillo Manzanero, dit El Chaval, disparut de la circulation. Selon toute évidence, en retournant en Espagne [11].
Et si l’on terminait cet entretien par une sorte de bilan ?
Si on fait le bilan de ces années, il faut bien reconnaître que le négatif l’emporte nettement sur le positif. D’abord, nous avons perdu, dans cette aventure, quantité de militants, et probablement les meilleurs. Ensuite, il existait une pente fatale, à laquelle il était difficile de résister. C’était celle de l’argent facile procédant des expropriations. Par force, on devenait des marginaux et on vivait comme des marginaux, ce qui nous coupait de nos racines. Enfin, nous n’avions aucun soutien dans cette Espagne que le franquisme avait si intensément décervelée que même ceux qui auraient dû nous manifester de la sympathie nous percevaient comme de vulgaires gangsters. Et, dans bien des cas, comme celui du Chaval, nous n’étions pas autre chose. Tout cela, il ne faut pas le taire, nous avons même l’obligation de le dire, ce qui n’enlève rien au respect que doivent nous inspirer des destinées comme celles de Wences, Simón, Plácido et beaucoup d’autres.
Propos recueillis à Gagny, le 29 septembre 1976, par Freddy Gomez.
[Transcription et traduction de l’espagnol : Monica Gruszka.]