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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Actualité de Rosa Luxemburg
À contretemps, n° 47, décembre 2013
Article mis en ligne le 25 juillet 2014
dernière modification le 22 février 2015

par F.G.

■ John Peter NETTL
ROSA LUXEMBURG
Édition abrégée par l’auteur
Paris, Spartacus, 2012, 568 p.


■ Rosa LUXEMBURG
 INTRODUCTION À L’ÉCONOMIE POLITIQUE
(Œuvres complètes, tome I, 2009, 480 p.)
Préface de Louis Janover

 À L’ÉCOLE DU SOCIALISME
(tome II, 2012, 272 p.)
Traduit de l’allemand par Lucie Roignant
Postface de Michael Krätke

 LE SOCIALISME EN FRANCE
(tome III, 2013, 304 p.)
Traduit de l’allemand par Daniel Guérin et Lucie Roignant
Édition préparée et préfacée par Jean-Numa Ducange
Marseille-Toulouse, Agone/Smolny

Victime de la grande glaciation stalinienne durant des décennies, l’œuvre de Rosa Luxemburg ne fut défendue, durant les années 1930, que par quelques communistes dissidents et marginaux d’extrême gauche, parmi lesquels se distingua, sur la longue durée, la personnalité de René Lefeuvre, le fondateur des Cahiers Spartacus. Après-guerre, avec encore plus de difficultés et de nombreuses interruptions, il poursuivit la même ligne éditoriale qui trouva un nouveau public après Mai-1968. Dès lors, elle permettait enfin de sortir d’une quasi-confidentialité nombre d’auteurs et d’études connus seulement auparavant d’une poignée de militants isolés vaincus par les vagues de la contre-révolution ou de rares jeunes désireux de se réapproprier le trésor perdu des révolutions passées à l’encontre des modes d’une « nouvelle gauche » qui n’avait pour nouveauté que le nom et quelques illusions. Depuis la mort de Lefeuvre, en 1988, ses continuateurs perpétuent cette structure d’édition pas comme les autres où ce qui concerne Rosa Luxemburg occupe une place de choix.

Bien qu’elle soit, selon Victor Serge, « une des plus lumineuses intelligences du socialisme à notre époque et aussi une âme généreuse jusqu’à l’héroïsme » [1], il n’existe que fort peu d’études sur l’auteur de L’Accumulation du capital et seulement deux biographies qui méritent la lecture. La première est de Paul Frölich (1884-1953), qui avait été son élève à l’école centrale du parti avant 1914 puis qui fut l’éditeur de ses œuvres après sa mort. Il publia cette première biographie en allemand en 1939, à Paris – il fallut attendre 1965 pour qu’elle soit traduite en français par les éditions François Maspero [2]. Et c’est le même éditeur qui publia la seconde, toujours considérée comme la plus complète et la meilleure, celle de l’universitaire britannique John Peter Nettl (1926-1968), originaire d’une famille juive de la région des Sudètes qui se réfugia en Angleterre avant la Seconde Guerre mondiale. Écrite au début des années 1960, elle est publiée en anglais en 1966 par Oxford University Press et traduite en français par les éditions François Maspero en 1972. Originellement l’ouvrage comporte deux volumes et totalise plus de 900 pages. En 1969, une version anglaise abrégée préparée par l’auteur est publiée par le même éditeur, accompagnée, en guise de préface, d’un article d’Hannah Arendt (New York Review of Books, 6 octobre 1966) rédigé à l’occasion de la sortie de l’édition originale [3]. Traduite notamment en allemand et en italien, cette version abrégée n’avait pas encore été proposée en français et la version longue était depuis longtemps épuisée et n’avait jamais été rééditée. Cette publication de Spartacus vient donc à son heure, alors que, de divers côtés, on perçoit des signes d’un changement de climat intellectuel après le grand cauchemar des années 1980 et ses suites. Cette appétence nouvelle pour les pensées critiques ne pouvait ignorer la vie et l’œuvre de Rosa Luxemburg. La conjonction de la publication de cette biographie de John Peter Nettl avec la parution des trois premiers volumes de ses Œuvres complètes offre aux lecteurs la possibilité de juger par eux-mêmes, et au-delà du mythe dans lequel il baigne, un personnage aux multiples facettes et à l’œuvre prolixe qu’on ne saurait réduire aux quelques images d’Épinal alimentées par les œuvres (romans, poèmes, films, pièces de théâtre) qui l’ont prise pour thème [4].

Le premier mérite de la biographie de John Peter Nettl est justement, comme l’écrit Hannah Arendt, de « ne pas prêter attention au mythe Rosa » afin « de la ramener à la vie – à une vie historique ». Le second, qui n’est pas moindre, est d’embrasser toute une époque, décisive, et de brosser non seulement le portrait le plus complet et le plus précis d’une personnalité fascinante, mais aussi d’une contre-société qui, en Europe, avait fait du socialisme son horizon et son espérance. « Je ne connais pas de livre, écrit Hannah Arendt, qui jette plus de lumière sur cette période, cruciale pour le socialisme européen, des dernières décennies du XIXe siècle jusqu’à ce jour fatal de janvier 1919 où Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht […] furent assassinés à Berlin – sous les yeux des socialistes au pouvoir, et sans doute avec leur complicité. »

Après en avoir esquissé un bref portrait, Nettl suit l’itinéraire de Rosa Luxemburg, de sa naissance à Zamość dans l’Empire russe (aujourd’hui en Pologne) jusqu’à sa mort tragique. Il met en lumière la personnalité et l’importance de son compagnon d’un moment et camarade de combat de toujours, Léo Jogichès, ainsi que celle de son milieu d’origine, le petit groupe des fondateurs, souvent juifs, de la Social-démocratie du royaume de Pologne, devenue la Social-démocratie du royaume de Pologne et de Lituanie, marquée par son internationalisme et la participation de ses membres aux révolutions russes de 1905, puis 1917, et à la révolution allemande de 1918-1919. Nettl s’intéresse à ses premiers pas en Allemagne et au moment où, pour elle, « la dialectique devient une carrière ». Il consacre également des pages éclairantes à la révolution de 1905 en Russie, aux débats sur le révisionnisme, la grève de masse et l’impérialisme, avant de reprendre le fil chronologique : opposition à la guerre, puis, après son déclenchement, années de prison, révolution allemande et derniers jours à Berlin. Il consacre enfin une annexe au thème de la question nationale. « L’aisance avec laquelle Nettl manie son matériau biographique est étourdissante, écrit aussi Hannah Arendt. Le traitement qu’il lui fait subir n’est pas seulement plein de sensibilité : le portrait qu’il trace est le premier portrait plausible de cette femme extraordinaire brossé con amore, avec tact et une grande délicatesse. »

Malgré ses qualités, Nettl était un homme de son temps et de son milieu. Son livre fut écrit à une époque où les gens dits sérieux considéraient que la légitimité des régimes se réclamant du marxisme allait de soi et où il était de bon ton de gloser, savamment, sur l’opposition des « marxismes » soviétique et chinois. C’est sans doute là sa principale limite quand on sait que nombre de penseurs critiques – que, manifestement, il ignorait – avaient fait fi, depuis longtemps, de ce déconcertant mensonge. Mais, foncièrement honnête, Nettl avait souligné dans sa préface que « le lecteur sera le meilleur juge de ce que Rosa Luxemburg peut lui apporter ». D’où l’importance de disposer de ses principaux écrits !

Le projet de publication en français des Œuvres complètes de Rosa Luxemburg lancé par les éditions Agone et le collectif d’édition Smolny [5] devrait répondre à ce besoin. Dix volumes de textes sont prévus auxquels s’ajouteront cinq volumes de correspondance. Pour l’heure, trois volumes ont été publiés. Le rythme de parution devrait être d’un volume par an pour ceux du corpus choisi par les éditeurs. Inaugurée, en 2009, par une réédition d’Introduction à l’économie politique, elle s’est poursuivie avec un recueil de textes inédits en français, À l’école du socialisme, en 2012, et un autre recueil, Le Socialisme en France, en 2013. Précédé d’une longue préface de Louis Janover – qui est une introduction aux œuvres complètes, et non au volume concerné –, ce qui frappe de prime abord en ouvrant le premier tome de ces œuvres complètes, c’est la qualité du travail effectué par les éditeurs. Il suffit, d’ailleurs, de reprendre le même volume publié en 1973 dans la collection 10/18 pour s’en convaincre. Ce dernier était en effet dépourvu de tout appareil critique, alors que cette édition s’accompagne d’un appareil de notes conséquent, précis et pertinent. Outre la longue préface de Janover, cette réédition d’Introduction à l’économie politique est complétée par d’utiles repères chronologiques de 1857 à 1925 – c’est-à-dire de la rédaction, par Karl Marx, d’Introduction générale à la critique de l’économie politique à l’édition posthume de ce livre de Rosa Luxemburg – ; un glossaire des noms de journaux et organisations, des repères biographiques et une bibliographie indicative. Afin de répondre à la question « comment l’économie capitaliste est-elle possible ? », Rosa Luxemburg s’intéresse longuement à la société communiste primitive et aux raisons de sa dissolution, avant de définir la production marchande et le travail salarié et d’insister sur le fait que, comme tout mode de production, le capitalisme n’est ni immuable ni éternel. Dans la continuité de cette introduction, À l’école du socialisme propose un recueil de textes, tous inédits en français, rédigés durant ses années d’enseignement à l’école centrale du Parti social-démocrate de Berlin, de 1907 à 1913, sur la formation théorique des militants ouvriers, la lecture de Marx et des livres II et III du Capital, ainsi que des matériaux pour une histoire de l’économie politique. Le Socialisme en France reprend un volume publié par Daniel Guérin sous ce même titre en 1971, en le complétant de textes inédits rédigés en allemand et en polonais. On y trouve des articles d’une grande lucidité sur l’affaire Dreyfus et ses conséquences dans le mouvement socialiste, sur la question du ministérialisme, avec la participation du socialiste Alexandre Millerand à un gouvernement bourgeois et, enfin, aux multiples rebondissements du processus d’unification des différents mouvements socialistes dans un parti unique. Rosa Luxemburg, qui avait brièvement vécu à Paris en 1894-1895, parlait français et écrivait parfois directement dans cette langue. Elle avait une grande connaissance du mouvement socialiste français dont elle fréquentait les leaders, lisait la presse et rencontrait les militants durant les congrès internationaux. On lira ainsi avec profit ce qu’elle écrit au moment de l’affaire Dreyfus sur la « farce du coup d’État monarchiste » qui « correspond à la farce de la défense républicaine » – cette dernière constituant une thématique sans cesse reprise jusqu’à nos jours, car la République est « la forme concrète de la domination de la classe bourgeoise ». Ou encore sur les prétendues réformes sociales de Millerand qui, derrière un discours progressiste, camoufle des régressions sociales : « cette politique de remarquable duplicité, les concessions palpables à droite et les apparences de concessions à gauche ». Pourtant, la future théoricienne de la grève de masse s’en prend sans nuances au « caractère semi-anarchiste dominant des syndicats avec la prépondérance de l’idée de grève générale ». Comme l’écrivit Daniel Guérin, « les diatribes souvent exagérées de la grande militante contre le syndicalisme révolutionnaire et l’anarchisme jettent une ombre sur ses intuitions et en restreignent la portée, car elles dégagent un relent de social-démocratie » [6]. Derrière cette aimable litote du publiciste libertaire, c’est le problème fondamental de la nature de la social-démocratie d’avant 1914 qui apparaît et son corollaire sur le long terme : le fétichisme de parti qui lui survécut jusqu’à nos jours. Rosa Luxemburg s’y soumit longtemps, même après août 1914, et cela mériterait une étude à part. Nous y reviendrons peut-être au fur et à mesure de la publication de ses œuvres. En attendant, on la lira, ou on la relira, en gardant à l’esprit que, toujours selon Daniel Guérin, « nous avons beaucoup à puiser dans ses écrits, mais à condition de ne pas les accepter ni les repousser en bloc, de ne pas les dénigrer ni les porter aux nues ».

Paul MALETER