« Au fond de la défaite, il nous reste encore le non-consentement à l’inhumain,
le refus de fermer les yeux, le refus de désespérer de nous-mêmes et dès lors de tout. »
Victor Serge, Carnets, 1er mai 1945.
■ Victor SERGE
CARNETS (1936-1947)
Nouvelle édition établie par Claudio Albertani et Claude Rioux
Préface de Claudio Albertani et Jean-Guy Rens
Marseille, Agone, « Mémoires sociales », 2012, 842 pp.
C’est une corde de sisal que personne n’avait touchée depuis plus de soixante ans qui attache le trésor : des calepins, cahiers et agendas où étaient consignées les années 1941, 1942, 1943 et 1946 des Carnets de l’apatride Victor Serge, né à Bruxelles en 1890 et mort à Mexico en 1947. Une corde qui se désagrège sitôt dénouée par Ivonne Chávez, archiviste à la Fondation Orfila-Séjourné d’Amecameca (Mexique), et Claudio Albertani, sergien érudit. On aime bien la force symbolique de l’image : une corde lâchant prise et libérant, enfin, le récit des derniers temps de l’auteur d’Il est minuit dans le siècle. Des mots écrits au plus noir des défaites et sur le fil d’une histoire tragique dont l’entêté Victor Serge pensait qu’elle pouvait encore accoucher d’un autre socialisme – disons libertaire ou simplement, mais essentiellement, démocratique.
La découverte, en 2010, du « fonds Victor Serge » d’Amecameca provenant des archives de Laurette Séjourné, sa dernière compagne, et son exploitation par Claudio Albertani et Claude Rioux ont permis d’établir cette édition – sinon définitive [1], du moins la plus complète à ce jour au vu de ce qu’il existait [2] – des Carnets de Victor Serge couvrant les onze dernières années de son existence [3]. Une édition au demeurant fort soignée puisqu’elle est enrichie d’un appareil critique précis et d’un glossaire conséquent.
« Les Carnets, indiquent Claudio Albertani et Jean-Guy Rens en introduction d’ouvrage, sont le laboratoire où l’on voit s’élaborer l’univers du “moi” de l’auteur, en relation permanente avec le “nous” qui l’environne ; la scène tragique des révolutions trahies mais sans cesse renaissantes. » C’est, en effet, là, dans cette écriture du quotidien, dans cette traversée au jour le jour des « années sans pardon », que Serge se donne à voir pour ce qu’il est : un résistant de chaque instant oscillant, en permanence, dialectiquement, entre une volonté implacable de lucidité sur les désastres qui le cernent et le désir de cultiver, sans faillir, la flamme d’un espoir toujours possible dans un monde où le socialisme devra se réinventer. Ainsi, chacune des entrées de ses Carnets est une entrée en résistance. Contre l’abjection des bourreaux et de leurs complices (principalement intellectuels) et pour la mémoire des vaincus, ces êtres qui ont prouvé leur capacité de « tout affronter, tout subir et tout accomplir ». Des « âmes victorieuses », en somme, parmi lesquelles se compte, avec raison, Victor Serge. Victorieuses parce que, même défaites, humiliées, calomniées, elles ont tenu.
Tenir, se maintenir, c’est le leitmotiv de ces Carnets. Lorsqu’ils s’ouvrent, à l’automne 1936, l’Espagne en révolution représente encore, pour Serge, l’espoir du monde, la possibilité en tout cas d’en inverser le cours en freinant la résistible ascension des fascismes et en inventant, du même coup, un autre communisme qui serait le contre-exemple de celui qui, en URSS, a fini par écraser, sous la botte stalinienne, toute perspective d’émancipation. Il est alors membre du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) qui structure, en terre ibère mais surtout catalane, ce courant marxiste révolutionnaire auquel, de cœur et d’esprit, il adhère et qui représente, à ses yeux, une sorte de synthèse des deux aspirations – contradictoires – qui l’ont conduit, simultanément, à se revendiquer de l’anarchisme (version individualiste) à l’époque de sa jeunesse, puis du bolchevisme conquérant au temps où la révolution russe rallia à sa cause, mais pour peu de temps, nombre d’anciens libertaires.
La défaite de la révolution espagnole n’étonna pas Serge. Et pas davantage celle, finale, du camp républicain, si lourde de conséquences pour l’avenir du monde. Elles le surprirent d’autant moins qu’il fut l’un des seuls à comprendre que, dans les coulisses de l’histoire, se tissait, à rebours des fausses évidences, quelque chose qui ressemblait à un compromis historique entre Hitler et Staline – compromis dont le pacte germano-soviétique allait révéler, en août 1939, et l’existence et l’infamie. Dès lors, c’est à l’effondrement d’un monde qu’on assiste, un monde que rien désormais ne sauvera d’une guerre inévitable aux effets assurément dévastateurs. Pour Serge, l’enjeu est clair : il faut, dans ce maelström à venir, tenir encore, sans rien renier de sa lucidité, sans rien céder non plus à l’esthétique du désastre que favorise toujours le temps lourd des capitulations. Cette attitude, la sienne, c’est celle qu’exprime l’un de ses doubles littéraires, le docteur Simon Ardatov, dans son admirable roman Les Derniers Temps : « Le courage consiste à durer : continuer le combat même quand cela paraît impossible, même s’il faut pour cela se sauver comme un lapin… Ni geste ni pose, ni panache ni grands mots, rien que l’utilité. [4] »
Se rendre utile, c’est d’abord et avant tout survivre, mais c’est aussi, quand on est un écrivain de la trempe de Serge, consigner par écrit, au fil des étapes de cette lutte pour la survie qui le conduira de Marseille à Mexico, tout ce qui un jour fera sens et pourra servir, à l’occasion, comme matériau pour de futurs travaux, romanesques ou historiques. Car, pour Serge, qui est le contraire d’un vaincu ou d’une victime, l’avenir n’est jamais clos. Dans ce combat contre l’abdication, le marasme, la veulerie, la lâcheté, il n’est pas vain de dire que l’écriture des Carnets fut sans doute indispensable à Serge pour tenir, et ce sans jamais sombrer, ce qui est exceptionnel quand on s’adonne à ce genre d’exercice littéraire, dans le puits sans fond du ressentiment et de la plainte. Ce qu’il retient de ces temps innommables, ce sont des instantanés de vie et des fragments de mémoire, des analyses (méticuleuses) sur l’état d’un monde en guerre, des comptes rendus de lecture, des retours sur le passé vécu (si intense), sur les camarades disparus (si nombreux), sur le basculement d’une folle espérance de transformation sociale dans la fosse à purin du stalinisme, sur le sens d’une histoire auquel il continue de croire (malgré ses doutes). Toutes choses qui font la trame de son rapport désespérément tonique à l’existence et qui excluent, par avance, on l’a dit, tout refuge dans l’intime, toute auto-fascination geignarde vis-à-vis de lui-même, tout glissement vers un « moi » hypertrophié. Bien sûr, il arrive, ça et là, que pointe, dans ses Carnets, le découragement, dont les causes sont généralement liées à la misère matérielle dans laquelle il se débat, mais Serge ne s’y soumet jamais complètement. Même quand il constate qu’il ne lui « reste en somme qu’un cerveau, dont personne n’a besoin à cette heure et que beaucoup préféreraient troué d’une petite balle définitive » (Mexico, 28 février 1943). Ou encore quand, subissant les premières défaillances de son cœur malade, il note, à Morelia, le 16 mai 1946 : « Toutes nos idées sur la mort sont des idées de vivants. Penser à la mort c’est faire acte de vie, acte de foi en la vie. Rien n’existe que la vie. […] Une heure vient où l’instinct de mort doit devenir assez fort pour prévaloir presque : les choses sont faites, la vie accomplie, les forces usées, le temps usé. » Serge résistera encore dix-huit mois, vaille que vaille et armé de cette même conviction dont il a doté son double des Derniers Temps, Simon Aradatov : « On peut surmonter beaucoup de défaillances avec la pensée claire, la volonté de tenir, le sens de l’histoire qui nous prépare des revanches, le raidissement de l’opiniâtreté. [5] »
Il faut lire ces Carnets pour ce qu’ils sont – une leçon d’exigence politique et un exemple de rectitude intellectuelle –, mais on doit aussi, surtout, les lire pour ce qu’ils offrent de détails et d’enseignements sur un monde souterrain, celui de la dissidence anti-stalinienne, dont Serge est un témoin majeur, pour ne pas dire unique. Car où trouve-t-on ailleurs que dans ces pages – hormis chez Jean Malaquais, mais sur un autre registre [6] –, un tableau aussi fouillé, aussi pertinent, aussi critique parfois (Serge peut avoir la dent très dure), de ces groupes, sous-groupes, chapelles et sous-chapelles qui dessinaient, dans la plus totale indifférence des masses, le spectre des révolutions vaincues et des révolutions à venir. Le Mexique fut, en ces temps meurtriers, la terre de refuge de ces dissidents, un refuge relatif d’ailleurs quand on sait, et Serge le prouve amplement, combien les staliniens et leurs affidés les traquèrent infiniment. Et avec l’idée fixe de leur réserver le même sort qu’à Léon Davidovitch.
Au sein de cette diaspora anti-stalinienne, Serge occupe, en réalité, une place à part ; il est une sorte d’empêcheur de penser en rond, convaincu que « le socialisme mourra s’il ne réussit pas à se renouveler ». Refusant l’intransigeance idéologique fondée sur la « démagogie insurrectionnelle », il se désespère de constater que ses camarades, « les hommes les mieux disposés, professant en principe le respect de la pensée libre, l’esprit critique, l’analyse objective, ne savent pas en réalité tolérer la pensée différente de la leur » (Mexico, 2 octobre 1944). C’est ainsi qu’au sein du groupe Socialismo y Libertad [7], il combat, avec force et constance, l’idée simpliste que la défaite du nazisme va forcément ouvrir le champ des possibles sur une période révolutionnaire du type de celle qui suivit la Première Guerre mondiale. Pour Serge, ce genre de postulat relève d’une profonde incapacité à comprendre l’histoire telle que cette guerre l’a modifiée – faiblesse majeure à ses yeux – et par là même d’un aveuglement dont il subodore la conséquence : « Si la gauche socialiste patauge dans l’extrémisme sans influence, avec un langage guère intelligible aux gens et une idéologie périmée, les staliniens fabriqueront un faux socialisme souple, et sans scrupules, qui peut très bien l’emporter » (Mexico, 13 septembre 1944). On peut aisément admettre, aujourd’hui, qu’il n’avait pas tort.
Sur d’autres points d’ailleurs, et assez nombreux, ces Carnets révèlent, chez Serge, une indiscutable acuité d’analyse. C’est ainsi qu’il y pressent, par exemple, en quoi l’extermination des Juifs – « ce crime unique dans l’histoire des hommes » – confère un caractère éminemment singulier (d’anéantissement de la civilisation humaine) à cette guerre que quelques marxistes lourdement matérialistes s’entêtent encore à qualifier de conflit inter-impérialiste. Ou encore qu’il y prévoit que l’ « énergie russe » et le général Hiver finiront par creuser la tombe du nazisme, mais aussi par conférer une nouvelle légitimité au stalinisme. Ou enfin qu’il y révèle, avant tout le monde et sur la base d’informations circulant dans les milieux espagnols, la véritable identité (Ramón Mercader) de « Jackson-Mornard », l’assassin de Trotski. Toutes choses qui font de ce livre un témoignage impressionnant d’intelligence. Indépendamment du reste, tout le reste : des portraits d’une grande finesse psychologique, des marques d’amitié indéfectible, des réflexions tranchantes, des récits de voyage à travers le Mexique. Un très grand livre, en somme.
Victor KEINER