Nos lecteurs connaissent notre double penchant pour les hétérodoxes historiques de l’anarchie, mais aussi pour ses atypiques. Les premiers n’eurent de cesse – quitte à se tromper – d’en pointer, en anarchistes, les limites, les faiblesses, les vanités, les approximations et les dogmes, au prix souvent de l’inconfort, au risque parfois de se voir calomniés, comme le sont généralement les empêcheurs de penser en rond ou au carré. Les seconds finirent souvent, pour de curieux motifs, par aller voir ailleurs, sans toujours en revenir et au péril de tout perdre de leur inspiration libertaire première. Ces parcours nous intéressent d’autant qu’ils télescopent les mythes et les légendes et que, c’est un fait admis, nous avons, concernant l’anarchie, un certain goût pour le politiquement incorrect et le clair obscur.
Si Ba Jin – 1904-2005 –, nom de plume de Li Yaotang, également connu sous son nom social de Li Feigan, n’entre pas précisément dans la catégorie des hétérodoxes, son parcours, atypique, n’en est pas moins intriguant, pour ne pas dire dérangeant. En clair, la mauvaise réputation – méritée – qu’il trimballe chez les anarchistes pour avoir fait allégeance au maoïsme triomphant à partir de 1949, jusqu’à en devenir le zélé panégyriste, ne saurait occulter le drame intime qui fut le sien et, moins encore, l’étrange relation d’insincérité qu’il maintint, dans la clandestinité de son être, en République populaire de Chine, avec ses rêves de jeunesse et l’idée libertaire qui les éclaira. Car Ba Jin – que le cauchemar de la « Révolution culturelle » de 1966, dont il fut l’une des victimes expiatoires, mit en demeure de repenser son ralliement au « communisme » – fut non seulement un immense écrivain au talent internationalement reconnu, mais aussi une très haute figure – la première sans doute – de l’anarchisme chinois d’avant la catastrophe.
Au-delà des mystérieuses raisons qui le conduisirent à se perdre dans le labyrinthe de l’abjection maoïste, c’est surtout au rapport intense que Ba Jin entretint, vingt-cinq ans durant – de 1921 à 1950 – comme écrivain, traducteur et militant, avec l’anarchisme qu’est consacré ce numéro. Pour ce faire, nous avons compté sur la collaboration particulièrement fructueuse de l’ami Angel Pino, sinologue émérite, érudit de l’anarchisme et bajinologue pointilleux. Ce numéro, d’une pagination exceptionnelle, n’existe que parce qu’il l’a imaginé, pris en charge et réalisé. Qu’il en soit ici fraternellement remercié.
Bonne lecture à vous !