Lorsque Ba Jin arrive en France, en février 1927, pour un séjour qui durera un peu moins de deux ans, voilà déjà de longs mois qu’un débat agite sur place les milieux anarchistes, en particulier celui des exilés politiques, à propos de questions organisationnelles et partant doctrinales. Entamées à l’été 1925, à l’initiative de militants libertaires russes ayant fui la terreur bolchevique, les confrontations avaient notamment donné lieu à la publication de ce texte, daté de juin 1926, qui connut par la suite une fortune passagère, la Plate-forme d’organisation de l’Union générale des anarchistes – improprement appelée « plate-forme d’Archinov », du nom du secrétaire du groupe éditeur, puisqu’elle était une œuvre collective attribuable entre autres au célèbre Makhno [1]. Et Ba Jin n’est là que depuis quelques semaines quand paraît, en avril 1927, la critique la plus fameuse dirigée contre ce projet, laquelle, bien qu’elle portât à l’inverse plusieurs signatures, avait été rédigée principalement par Voline [2].
Les « plate-formistes », ainsi qu’on les désigna, excipant de l’expérience qu’ils venaient de vivre dans leurs pays, imputaient pour l’essentiel l’échec du mouvement anarchiste – comprendre le mouvement anarchiste dans sa globalité, et pas seulement le mouvement russe, même si l’épisode de la révolution russe avait servi en l’occurrence de catalyseur à la réflexion – à « l’absence de principes fermes et d’une pratique organisationnelle conséquente » [3] ; et, contre « l’individualisme irresponsable » qui sévissait à leurs yeux au sein de celui-ci, ils prônaient « la responsabilité collective » [4]. Voline et ses camarades, eux, forts de la même expérience, raillèrent cette « appréciation exagérée du rôle et de la portée de l’organisation » et dénoncèrent ce qu’ils estimaient n’être qu’« un révisionnisme caché vers le bolchevisme » [5]. Avis partagé par l’Italien Malatesta, autre adversaire de la « Plate-forme », qui jugea de son côté que les « plate-formistes », « obsédés du succès des bolchevistes dans leur pays », voulaient « à l’instar des bolchevistes, réunir les anarchistes en une sorte d’armée disciplinée qui, sous la direction idéologique et pratique de quelques chefs, marchât, compacte, à l’assaut des régimes actuels et qui, la victoire matérielle obtenue, dirigeât la constitution de la nouvelle société » [6]. Car les contempteurs de la « Plate-forme », et Voline en tout cas, étaient partisans d’une « synthèse » conciliant, sur les plans idéologique aussi bien qu’organisationnel, les trois courants principaux de l’anarchisme : communiste, syndicaliste et individualiste [7]. Ce que la « Plate-forme » condamnait précisément : « Nous rejetons comme théoriquement et pratiquement inepte l’idée de créer une organisation d’après la recette de la “synthèse”, c’est-à-dire réunissant des représentants de différentes tendances dans l’anarchisme. Une telle organisation ayant incorporé des éléments théoriquement et pratiquement hétérogènes, ne serait qu’un assemblage mécanique d’individus concevant d’une façon différente toutes les questions du mouvement anarchiste ; cet assemblage se désagrégerait infailliblement, à la première épreuve de la vie. [8] »
La controverse eut pour conséquence de diviser radicalement le mouvement anarchiste français, et ce au moins jusqu’au début des années 1930 : en novembre 1927, l’Union anarchiste communiste (UAC) – à laquelle, en juillet 1926, Piotr Archinov et Nestor Makhno avaient adhéré – se dotait de statuts inspirés de la « Plate-forme » pour se transformer en une Union anarchiste communiste révolutionnaire (UACR), tandis que les opposants de la « Plate-forme », faisant sécession, se regroupaient au sein de l’Association des fédéralistes anarchistes (AFA) sur une base « synthétique », mais telle que théorisée par Sébastien Faure [9]. Et il fallut attendre avril 1930 pour que l’UACR répudie définitivement les thèses « plate-formistes » et renoue avec ses principes antérieurs, et mai 1934 pour qu’elle fusionne avec l’AFA au sein d’un groupement unique, l’Union anarchiste (UA). La « Plate-forme » n’en sera pas pour autant définitivement enterrée, et à plusieurs reprises par la suite d’aucuns la ressusciteront, en France ou ailleurs.
Le groupe éditeur de la « Plate-forme » avait pour ambition concrète de mettre sur pied une Union internationale universelle des anarchistes, qui serait « un organe international réunissant dans une organisation unique les forces du mouvement anarchiste solidaire des principales thèses théoriques et des suggestions pratiques exposées dans la “Plate-forme” » [10]. À cette fin, en vue de « préparer le terrain », un « comité provisoire » avait été formé le 12 février 1927 – soit une semaine avant que Ba Jin ne débarque à la gare de Lyon –, lors d’une réunion qui se tint dans un bistrot parisien, sis au 62 de la rue de la Roquette, en présence de libertaires russes, français, espagnols, italiens et polonais, et même d’un libertaire chinois. Il se composait du Russe Makhno, du Polonais Ranko (Benjamin Goldberg) et de ce Chinois justement, Wu Kegang (appelé Chen [11]).
Wu Kegang était un jeune étudiant inscrit en sciences économiques à la Sorbonne [12] dont Ba Jin fit la connaissance en posant le pied à Paris. C’est Wu Kegang qui vint chercher Ba Jin à sa descente de train, c’est Wu Kegang qui trouva à Ba Jin et à l’ami qui avait fait le voyage depuis la Chine avec lui, Wei Huilin [13], un hôtel, ou plutôt un genre de pension de famille, au 5 de la rue Blainville, dans le 5e arrondissement, où lui-même logeait, et c’est Wu Kegang encore qui, un mois plus tard, déménageait avec ces deux-là dans un second hôtel situé à proximité du premier, au 2 de la rue Tournefort.
Ensemble, les trois jeunes gens rédigèrent un texte qui parut à Shanghai en avril 1927, sous la forme d’une brochure intitulée L’Anarchisme et les questions pratiques, brochure qu’ils signèrent des noms de Huilin [Wei Huilin], Feigan [Ba Jin] et Jun Yi [Wu Kegang] [14] et dans laquelle chacun faisait valoir ses arguments quant à l’opportunité pour les anarchistes de collaborer ou pas avec le Guomindang.
Surtout, Ba Jin interviendra dans le débat sur la « Plate-forme », par une contribution écrite qui était destinée au comité provisoire où siégeait Wu Kegang. Pour des raisons qui s’éclaireront plus loin, son rapport demeura inédit, à l’exception d’un long passage qu’il confia, caché derrière le pseudonyme de Renping, à Pingdeng (Equality), une revue chinoise d’expression anarchiste basée aux États-Unis, à San Francisco, sous le titre de « L’Anarchisme chinois et la question de l’organisation » [15]. Il s’y lance dans un plaidoyer en défense de l’organisation, d’une organisation qui ne soit pas centralisée, mais sans se référer jamais, à tout le moins dans la partie publiée, au programme du Groupe d’anarchistes russes à l’étranger.
Le concours de Ba Jin à la mouvance plate-formiste semble s’être limité à cette contribution écrite, et rien ne laisse supposer qu’il ait pu, par exemple, ne serait-ce qu’assister à l’une ou l’autre des rencontres organisées par les compagnons de Wu Kegang. À défaut de fréquenter ceux-ci, il a dû néanmoins en croiser quelques-uns : Makhno, à en croire Wei Huilin [16], et plus sûrement Aniela Wolberg, Ranko et Ida Mett, si l’on fait la part autobiographique de ses œuvres romanesques [17].
Le 22 février, donc, ce comité provisoire convoquait une conférence internationale, qui s’ouvrit le 20 mars 1927 au cinéma Les Roses, rue de Metz, à L’Haÿ-les-Roses [18], dans la banlieue parisienne, réservée exclusivement à ceux qui étaient partisans de la « Plate-forme », fût-ce simplement dans ses grandes lignes. Au nombre des participants dont la présence est attestée on note des membres de l’UAC – et non pas des délégués, l’UAC, alors, ne s’étant pas encore déterminée en faveur de la « Plate-forme » –, dont Pierre Lentente, Séverin Férandel ou René Boucher (Pierre Le Meillour, absent, manifesta son soutien par l’envoi d’une lettre), et de la Jeunesse anarchiste, dont Pierre Odéon (Pierre Perrin) ; l’équipe des anarchistes russes à l’origine de la manifestation, dont Archinov, Makhno et Ida Gilman (Ida Mett) ; deux groupes d’Italiens, un groupe conduit par Viola (Giuseppe Biflochi), et le groupe Pensiero e Volontà, avec Luigi Fabbri, Camillo Berneri et Hugo Treni (Ugo Fedeli [19]) ; un groupe de Polonais, parmi lesquels Ranko, Jean Walecki (Isaak Gurfinkiel) et Aniela Wolberg ; un autre de Bulgares, avec Avram Tchelebiev ; et un troisième d’Espagnols ; enfin des individus venus en tant que tels comme Achille Dauphin-Meunier ou Wu Kegang, ainsi que le Russe Isaac Kantorivtich et l’Italien Mario Frazzoni dont on ignore en quelle qualité ils étaient là.
Lors de la séance du matin, on parla du projet de création d’une Union internationale universelle des anarchistes et du « comité préparatoire » institué à cet effet, et une motion fut mise en délibération, qui comprenait les points suivants :
1°) La reconnaissance de la lutte des classes comme le facteur le plus important dans le système de l’anarchisme ;
2°) La reconnaissance du syndicalisme comme une des méthodes principales de lutte de l’anarchisme ;
3°) La reconnaissance de l’anarchisme communiste comme la base de notre mouvement ;
4°) Nécessité dans chaque pays d’une Union générale des anarchistes se basant sur l’unité d’idéologie, de tactique et sur la responsabilité collective ;
5°) Nécessité d’un programme positif créateur de la révolution sociale.
Les discussions, apparemment, furent très animées. Le groupe Pensiero e Volontà n’était pas totalement acquis aux thèses « plate-formistes », Werny (Fedeli) estima que la « Plate-forme » qui leur était présentée était probablement parfaite pour les Russes « mais pour eux seulement », et Fabbri, choqué par certaines formulations, déclara ne pas partager l’avis de la « Plate-forme » sur « la lutte des classes », l’idéal anarchiste étant un « idéal humain » ennemi de toute autorité. Il suggéra en conséquence des modifications à la motion qui avait été soumise à l’assemblée, plus nombreuses et moins anodines qu’on ne l’a parfois raconté [20]. S’agissant du premier point, il demanda qu’on le corrigeât en : « La reconnaissance de la lutte de tous les exploités et des opprimés contre l’autorité de l’État et du capital comme le facteur le plus important du système anarchiste. » Et le cinquième en : « Nécessité dans chaque pays de l’Union la plus générale possible des anarchistes ayant le même but final et la même tactique pratique, ainsi que de la responsabilité collective. »
Or le 1er avril, le comité provisoire diffusait une circulaire dans laquelle il s’affranchissait des réserves exprimées lors de la conférence et des contre-propositions, et donnait pour acquise la création d’une « Fédération internationale anarchiste communiste révolutionnaire » érigée sur les préceptes de la « Plate-forme ». Le groupe Pensiero e Volontà annonça qu’il préférait se tenir « pour le moment » à l’écart de l’entreprise, et il fut imité en cela par d’autres participants de la conférence [21].
Car si, lors de la conférence, les désaccords n’avaient pu être résolus, c’est que la réunion avait été interrompue par une descente inopinée de la police, alertée certainement par un mouchard, qui embarqua tout le monde [22].
À l’instar des autres militants étrangers qui avaient été interpellés, Wu Kegang fit l’objet d’une enquête de police, et sa chambre, voisine de celle de Ba Jin, fut perquisitionnée [23]. Après quoi, il se vit notifier une mesure d’expulsion : « Une trentaine de militants anarchistes, russes, polonais, bulgares, italiens, chinois et espagnols viennent de recevoir un avis d’expulsion leur enjoignant d’avoir à quitter la France avant le 10 juin. Ces hommes, si odieusement chassés de France, avaient été contraints à quitter leurs pays respectifs dans lesquels règnent des dictatures féroces qui toutes ont placé les anarchistes hors la loi. Parmi ces expulsés se trouve même un étudiant chinois et ce n’est sûrement pas la mesure dont il est la victime qui va contribuer à faire aimer en Chine, lorsque cet homme y retournera, la France révolutionnaire dont le prestige à travers le monde semble avoir énormément baissé. [24] »
Ba Jin, qui évoque la péripétie dans sa nouvelle « Aniela Wolberg », s’empressa de prévenir ses correspondants, en l’espèce les anarchistes Emma Goldman et Alexander Berkman [25], de ce que Wu Kegang avait été chassé du territoire. En réalité, celui-ci ne quitta la France qu’à l’automne de 1927, à bord d’un bateau qui emmenait aussi vers Shanghai Jacques Reclus [26]. Ce dont visiblement les autorités françaises ne s’avisèrent pas dans l’immédiat : en octobre 1927, elles décrétaient que le « dénommé Woo Yang Hao [Wu Kegang], refoulé actuellement absent de Paris, [devait] encore faire l’objet d’une contre-enquête » [27] ; et au début de l’année suivante, alors que l’intéressé avait déjà regagné la Chine, elles l’autorisaient, comme Camillo Berneri, Ida Mett, Isaac Kantorovitch, Avram Tchelebiev et Luigi Fabbri, à résider en France, « par voie de sursis trimestriels renouvelables » [28].
Les choses en restèrent là. En août le groupe éditeur de la « Plate-forme » riposta à Voline par une Réponse aux confusionnistes de l’anarchisme [29], et à peu de temps de là, comme on l’a vu, la « Plate-forme » fut adoptée par l’UAC. En revanche la Fédération internationale anarchiste communiste révolutionnaire ne vit jamais le jour, et la plupart des expulsions prononcées furent finalement exécutées, quand les départs ne furent pas volontaires [30].
Ba Jin, en ce qui le concerne, allait s’installer dès juillet 1927 à Château-Thierry, dans l’Aisne, à cent kilomètres de Paris. Nous avons émis ailleurs l’hypothèse qu’aux motifs qu’il avait toujours invoqués pour expliquer cette décision – offrir à ses poumons malades un air plus sain que celui de la capitale, et ménager sa bourse en choisissant un cadre de vie moins onéreux – s’était peut-être ajoutée la crainte d’être mêlé à cette affaire dans laquelle était impliqué Wu Kegang et qui, au bout du compte, ne le regardait, lui, que de loin [31].
Angel PINO