de la traduction à l’écriture palimpseste
C’est par Emma Goldman, avec laquelle il était en relations épistolaires, que Ba Jin apprit, en mai 1927, tandis qu’il séjournait en France, que Berkman travaillait à un nouvel ouvrage, une synthèse sur l’anarchisme que celle-ci l’encourageait d’avance à rendre en chinois :« Il vous intéressera de savoir que le camarade Berkman est en train d’écrire un livre sur l’anarchisme. À en juger par la table des matières qu’il m’a envoyée, cela va être un ouvrage vraiment formidable que vous pourrez lire avant de retourner en Chine, et éventuellement traduire pour votre peuple. [1] »
Ba Jin savait alors évidemment qui était Alexander Berkman, pour avoir publié dans sa langue deux ou trois textes de lui, dont « La Tragédie russe » [2]. Les deux hommes avaient même échangé par courrier peu avant que Ba Jin ne quitte son pays, et ils s’étaient croisés à Paris, à un banquet de la revue Plus Loin, sans que pour autant l’occasion leur soit offerte de discuter vraiment ensemble [3]. Aussi est-ce tout naturellement qu’il écrivit à Berkman, le 18 juillet 1927, dans le but d’obtenir un exemplaire du livre en question pour le cas, somme toute improbable moins de deux mois plus tard, où celui-ci aurait paru dans l’intervalle, tant il avait « hâte de le lire et si possible de le traduire en chinois » [4]. La requête était d’autant moins cavalière que, si Ba Jin n’avait pas eu le loisir de bavarder avec son correspondant au banquet de Plus loin, il avait pu, à moins que ce ne fût un de ses compatriotes logeant au même hôtel que lui, convenir avec Berkman d’un rendez-vous. Dans sa réponse, Berkman s’excusait en effet de s’être dérobé à son engagement : « Pardonnez-moi de ne pas être passé vous voir, vous et vos amis, mais je n’ai pas été très bien ces derniers temps et je ne viens donc pas souvent en ville. [5] » Car Berkman, et depuis décembre 1925, demeurait également en France. Il avait d’abord habité à Paris, puis s’était fixé un peu plus loin, à Saint-Cloud [6], en octobre 1926, où il vécut jusqu’en février 1931 et son départ pour Nice.
Quelques jours plus tard, donc, Berkman accusait réception de sa lettre à Ba Jin et confirmait les dires d’Emma : « Oui, vous avez raison, comme Mademoiselle Goldman vous en a informé je suis en train d’écrire un livre sur l’anarchisme. Ce sera un livre très populaire, un de ceux qu’on peut donner à toute personne qui ne sait rien d’aucune idée sociale. Mais malheureusement je n’ai pas été assez en forme pour en écrire beaucoup, et mon travail n’avance pas assez vite à mon gré. Je suis incapable de dire quand il sera prêt. Je l’écris en anglais. [7] »
Ce livre sur l’anarchisme est l’ouvrage que Berkman entreprit à la demande de la Jewish Anarchist Federation [8] et qui parut simultanément à New York sous deux titres différents, What is Communist Anarchism ? et Now and After : The ABC of Communist Anarchism, mais ne fut publié qu’en 1929 [9].
Un ABC de l’anarchisme
Berkman y partait d’un constat. Deux épisodes venaient de secouer le monde, la guerre – celle de 14-18 – et la Révolution russe, qui avaient, chacun à sa façon, contribué à remettre irrévocablement en cause le capitalisme, les lois de son fonctionnement et jusqu’à son bien-fondé :
« La guerre a dévoilé le caractère vicieux de la concurrence capitaliste et l’incompétence meurtrière des gouvernements incapables de régler des querelles opposant des nations, ou plutôt les cliques financières dominantes.
[…] Le capitalisme continue de “fonctionner” mais des doutes sur son opportunité et sa légitimité assaillent des cercles sociaux toujours plus étendus. La Révolution russe a diffusé des idées et des sentiments qui s’attaquent aux fondations de la société capitaliste, et en particulier à ses bases économiques et au caractère sacré de la propriété privée des moyens d’existence sociale. Car la Révolution d’octobre ne s’est pas limitée à la Russie : elle a influencé les masses du monde entier. Elle a ébranlé de manière irréversible la douce superstition selon laquelle l’ordre existant est éternel. » [AB, 10-11.]
Mais ils avaient parallèlement démontré la ruine théorique et pratique du socialisme réformiste comme celle du marxisme et du léninisme :
« La guerre, la Révolution russe et les événements de l’Après-Guerre se sont également combinés pour faire perdre à un grand nombre de personnes leurs illusions sur le socialisme. Il est tout à fait vrai de dire que, tout comme le christianisme, le socialisme a conquis le monde en se mettant lui même en échec. Aujourd’hui, les partis socialistes dirigent ou aident à diriger la plupart des gouvernements d’Europe, mais les peuples ont compris qu’ils ne sont pas différents des autres régimes bourgeois. Ils sentent que le socialisme a échoué et va à sa perte.
Les bolcheviques ont de même apporté la preuve que les dogmes marxistes et les principes léninistes ne peuvent amener que la dictature et les forces réactionnaires. » [AB, 11.]
Une faillite qui avait « ouvert la voie à l’anarchisme », en validant ses thèses, les anarchistes n’ayant cessé de dénoncer l’État, qui « détruit les libertés individuelles et l’harmonie sociale », et de prôner « l’abolition de l’autorité coercitive et des inégalités matérielles » [AB, 11]. Et si les arguments anarchistes, hier encore, avaient pu passer pour purement spéculatifs, le cours de l’histoire leur conférait dorénavant une vérité sensible, quelque réserve qu’on puisse émettre sur certains d’entre eux. Or l’abondante littérature suscitée par l’anarchisme, concédait Berkman, devait subir le crible de la critique :
« Il existe un nombre considérable d’ouvrages sur l’anarchisme, mais la plupart de ces travaux ont été écrits avant la [Première] Guerre mondiale. L’expérience apportée par ce passé récent s’est avérée essentielle et a rendu nécessaire la révision de certaines postures et certains arguments anarchistes. Bien que l’argumentation de base soit restée la même, les événements historiques récents ont dicté des modifications d’ordre pratique. Les leçons de la Révolution russe en particulier, exigent que l’on aborde différemment divers problèmes importants, en premier lieu desquels se trouvent le caractère et les activités de la révolution sociale. » [AB, 11.]
Sans compter que les écrits libertaires souffraient pour la plupart d’un défaut rédhibitoire, celui d’être trop abstrus pour le lecteur moyen :
« La plupart de travaux traitant de questions sociales partagent cette faiblesse d’avoir été écrits en se fondant sur le postulat que leurs lecteurs connaîtraient déjà très bien les sujets abordés, ce qui n’est en général pas du tout le cas. Il existe par conséquent très peu de livres abordant les problèmes sociaux de manière assez simple et compréhensible.
C’est pour cette raison que je pense qu’il est aujourd’hui essentiel d’exposer sous un jour nouveau la position anarchiste – dans les termes les plus simples et les plus limpides possibles, de façon à être compris de tous. C’est-à-dire, d’écrire un ABC de l’anarchisme. » [AB, 11.]
Dans son introduction à la réédition de 1937, réédition posthume, Emma Goldman insistait sur les qualités formelles de l’ouvrage, sur la clarté du style, « force majeure de la littérature anarchiste », qui l’inscrivait selon elle dans le sillon des grands écrits de l’anarchisme. Avec, remarquait-elle, cette spécificité de s’adresser non pas à « l’ouvrier latin », contrairement à ce qui s’était fait jusqu’ici, mais à « l’ouvrier moyen de culture anglo-saxonne », un ouvrier « élevé dans le respect du parlementarisme » quand « le premier [s’était] imprégné des traditions révolutionnaires et des expériences de luttes pour la liberté et autres causes » [AB, 7].
Le livre de Berkman est donc une présentation très didactique de l’idéal libertaire destinée à un public de travailleurs américains qui en sont foncièrement ignorants. Il se présente sur le mode du dialogue – un genre éprouvé avant Berkman par Malatesta, avec ses fameuses conversations Entre paysans ou Au café –, ou plutôt sous la forme d’une longue apostrophe au lecteur, sorte d’interlocuteur imaginaire dont Berkman anticipe les questions – et celles de l’ami censé l’accompagner –, interlocuteur qu’il s’emploie à persuader de l’essence injuste et contradictoire du capitalisme, tout en s’efforçant de le convaincre des beautés de l’anarchisme.
Le livre se compose de trois parties : « À présent », où l’auteur analyse les maux du capitalisme et les faux remèdes avec lesquels d’aucuns prétendent les guérir ; « L’Anarchisme », exposé de « la conception la plus rationnelle et la plus pratique d’une vie sociale libre et harmonieuse » [AB, 10] ; « La Révolution sociale », ou comment passer du capitalisme à l’anarchisme. Le tout ordonné en trente chapitres.
C’est en même temps un réquisitoire impitoyable contre la Révolution russe, tentative de transformation sociale sur laquelle Berkman, comme tant de révolutionnaires de sa génération, avait misé et dont il fut le témoin direct, ainsi que l’atteste son Mythe bolchevique [10].
« Du capitalisme à l’anarchisme »
Quand et comment Ba Jin finit-il par se procurer l’ouvrage, qui n’avait pas paru au moment où il embarqua pour s’en retourner en Chine ? Impossible de l’établir en l’absence de la moindre information à ce sujet. Toujours est-il qu’il disposa très vite d’un exemplaire et qu’il s’attela à sa traduction sur-le-champ, puisque la version chinoise fut mise en vente dès juillet 1930, à Shanghai. Pour la circonstance, le livre fut affublé d’un titre – Du capitalisme à l’anarchisme – assez éloigné de l’un ou l’autre des titres originaux, et plus curieusement encore signé du nom de Feigan, c’est-à-dire du nom de celui qui n’en était en principe que le traducteur [11]. C’est que Ba Jin jurait avoir révisé tant et si bien le texte de Berkman qu’il en avait fait quelque chose de neuf.
Qu’il n’y ait pas de malentendu, Ba Jin ne dissimulait nullement la proximité entre les deux œuvres et rendait à Berkman ce qui appartenait à Berkman dans la préface que voici in extenso, et dont il appert qu’elle s’inspire tout aussi étroitement de celle de Berkman :
« “Quels livres peut-on lire sur l’anarchisme ?” De toutes parts m’arrivent des questions de ce genre.
Ceux qui sont allés au British Museum de Londres ou à la Bibliothèque nationale de Paris auront certainement été étonnés des richesses documentaires concernant l’anarchisme. Or malgré cela, chez nous en Chine on ne trouve pas vingt ou trente livres à lire sur le sujet. En outre, stricto sensu, le livre que nous espérons, et qui présenterait la théorie et la pratique anarchistes de façon systématique et claire, nous ne l’avons tout simplement pas en Chine.
J’ai passé plus de dix ans à l’intérieur du camp anarchiste. Mon expérience du mouvement m’a amené souvent à constater qu’une théorie non unifiée et une action inorganisée étaient les points faibles du mouvement anarchiste chinois. Bien que l’anarchisme soit diffusé en Chine depuis plus de vingt ans, on peut dire que très très rares sont ceux qui aujourd’hui sont capables d’en comprendre avec précision le système théorique, tant parmi ses partisans que parmi ses adversaires. Aussi observe-t-on en Chine toutes sortes d’incompréhensions étonnantes quant à l’anarchisme, voire des gens qui sous couvert d’anarchisme propagent une théorie anti-anarchiste.
Au terme de cette expérience douloureuse de plus de dix ans, à plusieurs reprises j’ai dû réprimer mon sang bouillonnant pour observer, concevoir, étudier froidement. Tout cela a eu pour résultat de m’inciter à former le projet d’écrire un livre qui soit une présentation correcte de l’anarchisme. J’estimais qu’il s’agissait là d’un travail qui ne saurait attendre. Il y a quelques années, je me suis retiré du champ de bataille pour mener, en Europe, la vie du chercheur dans son cabinet. Au cours de cette période, je me suis entretenu de ce projet à différentes reprises, par lettre, avec [Emma] Goldman. Elle m’a dit que [Alexander] Berkman était justement en train de composer un ouvrage de ce genre et a émis le souhait que je le traduise un jour [12]. Lorsque j’ai rencontré Berkman, il n’avait pas, pour des raisons de santé, achevé son livre. De mon côté, surchargé de travail, je n’ai écrit du mien que le plan, et n’ai pas pu m’attaquer à la rédaction. C’est cette année seulement, après être rentré au pays, de retour d’Europe, que j’ai lu son livre, qui a pour titre L’ABC de l’anarchisme [sic].
Si j’ai dit, en effet, que la littérature anarchiste était extrêmement riche, le gros des auteurs ont écrit avant la Grande Guerre européenne et la Révolution russe, de sorte qu’ils n’ont pas pu tirer profit des expériences de ces dix dernières années, ce qui est bien dommage. Nous savons que ces expériences ont été extrêmement importantes et qu’elles obligent à une nouvelle transformation et à une nouvelle révision de la stratégie et des méthodes anarchistes. La Grande Guerre européenne a mis au jour les crimes du capitalisme et a creusé la tombe de la bourgeoisie, elle a dévoilé les dessous du complot du parti social ; elle a accéléré la prise de conscience des masses en leur faisant comprendre qu’elles ne devaient compter que sur leur propre organisation. La Révolution russe a montré qu’une révolution sociale était possible et, en s’appuyant sur les seules forces de la classe ouvrière et paysanne, elle a réglé nombre des problèmes que posent la transformation révolutionnaire et la défense de la révolution. En d’autres termes, même si elle a manqué ses objectifs et s’est soldée par un échec, la Révolution russe a réglé nombre des problèmes qui se posent à l’anarchisme. C’est pourquoi on n’en a que davantage besoin de nouveaux ouvrages sur l’anarchisme.
L’ouvrage de Berkman, effectivement, a pleinement su tirer profit de cette expérience. Il a une autre qualité, celle d’être limpide ; en effet, conformément à ce qu’il m’écrit dans la lettre qu’il m’a envoyée : “Le style de ce livre est extrêmement simple, extrêmement familier, il conviendra à tous les ouvriers qui ne comprennent rien à la question sociale.”
Pour autant ce n’est absolument pas une traduction du livre de Berkman à laquelle je me suis livré : j’ai écrit mon propre livre. Naturellement, mes arguments sont pour l’essentiel la paraphrase de ceux de son livre (pour des raisons de commodité), mais j’use fréquemment de mon propre langage. Mes vues ne sont pas non plus totalement identiques aux siennes. Quant à la structure du livre, bien que je me sois efforcé d’imiter celle du sien, j’ai supprimé des chapitres ou j’en ai ajouté d’autres. Le livre de Berkman, globalement, est très bon ; mais, d’une part, il a été écrit à l’intention de lecteurs ouvriers américains, et, d’autre part, l’auteur, en certains endroits, s’est peut-être montré trop idealist [13]. Ce que n’était pas Kropotkine. C’est pourquoi je n’ai fait que paraphraser l’essentiel de ses arguments sans traduire le livre. Naturellement, sans son livre le mien n’aurait certes pas été écrit sous cette forme.
Nous, les anarchistes, n’avons pas de chefs spirituels, et nous ne sommes pas les adeptes de tel ou tel, parce que l’idéal anarchiste n’est pas la création d’un individu en particulier. Mais, en gros, je veux bien qu’on me tienne pour un kropotkinien [14]]. Ce qui veut dire que je crois aux principes de l’anarchisme tels que Kropotkine les a exposés. C’est pourquoi, si certains après avoir lu ce livre ont l’impression qu’il y a des différences, voir des oppositions, entre mon anarchisme et la plupart des publications anarchistes chinoises, je leur demande de me pardonner car je ne suis qu’un kropotkinien.
Pour l’heure, je ne suis pas un combattant, et c’est pourquoi ce livre n’incite pas à l’action avec suffisamment de zèle. Ce n’est rien qu’un exposé théorique. Je le dis de façon impartiale, ce livre n’est pas un livre de propagande, c’est un livre qui explique et dont l’unique objectif, en usant de paroles extrêmement simples et claires, est de montrer aux gens ce qu’est l’anarchisme et ce que l’anarchisme n’est pas. » [BJ, 2-4.]
Mais dans quelle mesure les vues de Ba Jin divergeaient-elles de celles de Berkman et en quoi son « langage » se distinguait-il du sien ?
Un livre interdit et jamais réédité par son auteur
Il fut un temps où Ba Jin attachait à cet ouvrage une importance toute spéciale, ainsi qu’il le confessa ce jour où on l’interrogeait sur celles de ses œuvres auxquelles allait sa préférence :
« Je n’ai jamais été satisfait de mes propres œuvres. Si on tient absolument à ce que je choisisse une ou deux choses acceptables, je me résignerai à citer à la rigueur Du capitalisme à XXXXX […] C’est un livre dont je me suis chargé entièrement, de l’écriture à l’édition, et auquel j’ai consacré toute mon énergie. [15] »
Un aveu d’autant plus surprenant qu’à cette heure, en 1935, Ba Jin était un écrivain avéré, dont le roman le plus emblématique, Famille (Jia, 1931), avait déjà paru. En d’autres termes, Ba Jin plaçait alors au-dessus de toutes ses productions cet écrit militant, qu’il avait de surcroît publié à ses frais. Car Ba Jin aura eu du mal à accepter que le romancier éclipse en lui le doctrinaire, comme le prouvent ces lignes, détachées d’un texte légèrement antérieur – « Pour E. G. » (comprendre « Pour Emma Goldman ») –, où, évoquant ce même ouvrage, cette fois sans le nommer du tout (il parle sobrement d’un « livre de plus de trois cents pages »), il déclarait :
« À présent, les gens discutent de ma formation, de ma vie, de ce que je pense. Or ces gens n’ont rien compris de ce que j’ai écrit, ils ne connaissent pas mes idées, ils ignorent tout de ma vie. Ils m’ont forgé un moi issu de leur imagination subjective, et sur le corps de ce personnage imaginaire ils plantent leurs lances et ils décochent leurs flèches. Nihilisme, humanisme, les gens parent mon nom d’étiquettes de ce genre. Ce sont mes romans qui ont attiré sur moi tous ces malentendus. Mes romans ont occulté totalement mes idées, et l’homme que je suis. J’ai beau avoir écrit un livre de plus de trois cents pages pour exposer mes idées (lequel livre n’use pas d’un vocabulaire métaphysique mais de mots totalement compréhensibles pour tout un chacun), ces gens qui discutent de moi et décrètent que je suis un adepte de je ne sais quel « -isme » ne risquent pas de le lire. Mes idées, ils les jugent sur la base d’une nouvelle et ils en tirent toutes sortes de conclusions étranges. C’est ainsi que depuis quelques années, je suis tombé dans ce bourbier dont je ne parviens pas à m’extraire. [16] »
Précisons, à la décharge des détracteurs incriminés, que Du capitalisme à l’anarchisme fut interdit dès sa sortie par le gouvernement nationaliste [17] – motif pour lequel son titre n’était pas mentionné en clair dans l’extrait qui vient d’être cité –, et qu’il resta épuisé pendant des lustres, quand son existence ne fut pas purement et simplement occultée : après la Libération, à la faveur de la première édition générale de ses œuvres, la censure communiste étant visiblement plus redoutable que celle du Guomindang, Ba Jin supprima toute allusion, fût-elle indirecte, à son ouvrage dans sa « Préface générale à la Trilogie de l’amour » [18], et c’est cette mouture expurgée, et désormais définitive, qu’on trouve dans les Œuvres complètes [19].
Il fallut attendre la mort de Ba Jin, et quelque huit décennies, pour que l’ouvrage soit réimprimé sous les auspices de la Ba Jin Literary Association de Shanghai, mais à Hong Kong, et dans un tirage limité [20].
À l’époque où il s’occupait justement de rassembler lesdites Œuvres complètes, au milieu des années 1980, Ba Jin avait pourtant songé à y inclure son livre. Son éditeur, Wang Yangchen, lui avait procuré une photocopie de l’ouvrage, dont lui ne possédait plus aucun exemplaire – ce qui était le cas apparemment depuis un demi-siècle [21]. Or, à la réflexion, et contre l’avis des bajinologues qui l’assistaient dans son entreprise, il renonça au projet, en se rangeant à la décision de son éditeur, lequel ne souhaitait pas prendre le texte pour une raison que Ba Jin n’a pas révélée [22], et qui nous est malgré tout connue grâce à Chen Sihe, un des bajinologues qui secondaient l’écrivain dans ses opérations de compilation. Chen Sihe avait suggéré à l’écrivain de colliger son livre avec d’autres pièces de la même veine dans un volume à part, un recueil des « hors recueils » : bien que ce fût un ouvrage de propagande anarchiste, avait-il plaidé, il n’avait plus qu’une valeur historique, à l’instar de ses traductions de Kropotkine, lesquelles étaient à nouveau disponibles [23]. Et Chen Sihe de poursuivre :
« Ba Jin a écouté mes explications et a opiné en silence, montrant qu’il était d’accord avec moi. Pourtant, peu de temps après, Wang Yangchen, des éditions Renmin wenxue, m’a fait savoir qu’il ne souhaitait pas que les œuvres de propagande de Ba Jin soient incluses dans le recueil des hors recueils. Ba Jin m’a appelé et m’a fait part de l’avis de l’éditeur. Dans ses yeux brillants on lisait un sourire ironique. Il m’a dit que lui au moins (il parlait de Wang Yangchen) il avait de l’expérience, et que nous, nous étions trop naïfs. Ce sont ses paroles authentiques. Sa voix, son sourire, l’expression ironique de son visage sont restés profondément gravés dans mon esprit. [24] »
Il est vraisemblable que les hésitations de l’éditeur ont tenu au fait que Ba Jin, dans ce livre, faisait siennes sans restriction les attaques violentes lancées par Berkman à l’encontre de l’Union soviétique, et surtout à l’encontre du marxisme et de son avatar léniniste dont se réclament toujours les communistes chinois : le gouvernement bolchevique est décrit comme « le pire des despotismes européens » (« avec le gouvernement fasciste italien ») ; il est accusé d’avoir contraint « le peuple à se soumettre au communisme » et d’imposer – sous couvert d’une « prétendue dictature du prolétariat » qui n’est en réalité que la dictature d’un seul homme – une « terreur rouge » [25].
Finalement, on ne retint pour les Œuvres complètes que l’introduction de l’ouvrage : elle figure dans le volume réservé aux préfaces et aux postfaces [26], mais nettoyée des appréciations négatives sur la Révolution russe.
Au début des années 1990, Ba Jin n’avait pas écarté toute éventualité d’insérer ultérieurement Du capitalisme à l’anarchisme dans un recueil réunissant ses écrits orphelins [27], mais de son vivant l’intention ne fut suivie d’aucun effet.
Traduction, plagiat ou œuvre originale ?
À la raison invoquée par son éditeur, Ba Jin en avait ajouté une seconde : « Il y a une autre raison à cela, c’est que tout le livre est fait d’emprunts traduits des écrits de Berkman, et il n’y a pas grand-chose de moi. [28] » Ce qui est parfaitement exact. Le livre publié par Ba Jin sous son nom est beaucoup plus proche de celui de Berkman qu’il ne voulait bien l’admettre dans l’introduction. Leur intime parenté éclate dès la table des matières [29] :
Ouvrage de Berkman [30]
Première partie : À présent. – 1. Qu’attends-tu de la vie ? – 2. Le travail salarié. – 3. Le gouvernement et la loi. 4. – Comment fonctionne le système. – 5. Le chômage. – 6. La guerre. – 7. L’Église et l’école. – 8. La justice. – 9. Que peux-tu attendre de l’Église ? – 10. Le réformiste et le politicien. – 11. Les syndicats. – 12. Qui détient le pouvoir ? – 13. Le socialisme. – 14. La révolution de février. – 15. Entre février et octobre. – 16. Les bolcheviques. – 17. La révolution et la dictature. – 18. La dictature à l’œuvre.
Deuxième partie : L’anarchisme.– 19. L’anarchisme est-il violent ? – 20. Qu’est-ce que l’anarchisme ? – 21. L’anarchie est-elle possible ? – 22. Le communisme libertaire fonctionnera-t-il ? – 23. Les autres anarchistes [31].
Troisième partie : La révolution sociale. – 24. Pourquoi la révolution. – 25. L’idée, c’est la chose. – 26. La préparation. – 27. L’organisation du travail en vue de la révolution sociale. – 28. Théorie et pratique. – 29. La consommation et l’échange. – 30. La production. – 31. La défense de la révolution. – Quelques œuvres sur l’anarchisme.
Ouvrage de Feigan [Ba Jin]
Première partie : À présent.– 1. Qu’attends-tu de la vie ? – 2. Le travail salarié. – 3. La loi et le gouvernement. 4. – Comment fonctionne le système. – 5. Le chômage. – 6. La guerre. – 7. L’Église et l’école. – 8. La justice. – 9. Que peux-tu attendre de l’Église ? – 10. Le réformiste et le politicien. – 11. Le socialisme. – 12. La révolution de février. – 13. De la révolution de février à la révolution d’octobre. – 14. Les bolcheviques. – 15. La dictature et la révolution. – 16. La dictature à l’œuvre.
Deuxième partie : L’anarchisme.– 1. Qu’est-ce que l’anarchisme ? – 2. L’anarchie est-elle possible ? – 3. Dans la société anarchiste – 4. La lutte des classes. – 5. L’anarchisme révolutionnaire.
Troisième partie : La révolution sociale. 1. Pourquoi la révolution. – 2. La révolution sociale. – 3. La préparation. – 4. La tâche des organisations ouvrières. – 5. Théorie et pratique. – 6. La consommation. – 7. La production. – 8. La défense de la révolution.
Dès lors, quel statut accorder à ce livre ? L’exercice auquel Ba Jin s’adonne ne relève ni pleinement de la traduction, ni tout à fait non plus du plagiat, en tout cas pas du plagiat d’imposture, puisque Ba Jin ne cache pas la filiation de son travail avec l’œuvre de Berkman (quoique cette filiation soit minimisée, et que le lecteur moyen ne soit pas à même de juger de la nature et de l’étendue des emprunts). Considérant que l’intention initiale semble bien avoir été de rendre en chinois l’œuvre de Berkman, peut-être faut-il en déduire que nous avons affaire là à une de ces traductions avortées comme Ba Jin en a commises quelques autres, une traduction ratée non pas parce que Ba Jin n’aurait pas réussi à en surmonter tous les obstacles linguistiques, mais parce que, à force d’ornements, d’ajouts ou de transformations, le texte cible ne lui paraissant plus ressembler que de trop loin au texte source, il a préféré en assumer la totale paternité [32].
Ce n’est cependant pas une transposition dans l’univers chinois de l’ouvrage de Berkman. Et déjà parce que l’analyse du capitalisme tel qu’il se donnait à voir aux États-Unis à la veille de la Grande Dépression de 1929, analyse qui occupe une bonne portion du volume, n’avait pas grande pertinence pour appréhender la société chinoise d’alors. Certes, la majorité des exemples en lien avec la Chine recueillis par Ba Jin tournent autour de Shanghai, vitrine de la modernité marchande, mais très peu, pour ne pas dire aucun, se rapportent aux zones rurales qui englobaient plus des trois quarts du pays. Au demeurant, le titre retenu par Ba Jin est éloquent : Du capitalisme à l’anarchisme, et non pas La Chine, aujourd’hui et demain, sur le modèle de Berkman, Now and After. Comme pour bien signifier que son livre traitait d’un monde qui n’était pas, ou pas encore, celui de la Chine.
D’un livre l’autre
Ba Jin a donc réarrangé l’économie de l’ouvrage, en amputant notamment celui-ci des parties qui s’attachaient trop exclusivement aux États-Unis [33]. Il a supprimé trois chapitres – les chapitres 11 (Les syndicats), 12 (Qui détient le pouvoir ?) et 19 (L’anarchisme est-il violent ?) –, remplacé le chapitre sur « Les anarchistes non communistes » (chap. 23) par un chapitre sur « l’anarchisme révolutionnaire » (chap. II.5), et intitulé différemment les chapitres 22 (Le communisme libertaire fonctionnera-t-il ?), 25 (L’idée, c’est la chose), 27 (L’organisation du travail en vue de la révolution sociale) et 29 (La consommation et l’échange), en les rebaptisant dans l’ordre « Dans la société anarchiste » (chap. II.3), « La révolution sociale » (chap. III.2), « La tâche des organisations ouvrières » (chap. III.4) et « La consommation » (chap. III.6). Pour parachever le tout, il a mêlé à l’ensemble un chapitre entièrement inédit sur « La lutte de classes » (chap. II.4), et joint en fin de volume un paragraphe de conclusion où perce un optimisme à tout le moins plus volontaire que celui de Berkman :
« Ceci est le dernier chapitre de mon livre. Au moment où je l’achève, le coq a déjà chanté pour la troisième fois, le ciel qui était noir s’éclaircit déjà, et bientôt ce sera la lumière du grand jour. En voyant la clarté vaincre les ténèbres, je ressens une joie infinie et, plein d’un espoir ardent, je forme des vœux pour que le soleil de l’anarchie brille bientôt sur le monde entier. » [BJ, 318.]
Il a pareillement apporté des modifications à la structure interne des chapitres. Ainsi deux notes de Berkman, l’une sur les hetmans Skoropadsky et Simon Petlioura [AB, 138], et l’autre sur Maria Spiridonova [AB, 130], ont-elles été incorporées dans le corps du texte [BJ, 166 et 152] ; et les lignes que celui-ci consacre à l’explorateur polaire Amundsen dans le chapitre sur « La consommation et l’échange » [AB, 233-234] déplacées vers le chapitre « Théorie et pratique » [BJ, 288]. Par ailleurs, Ba Jin a été amené à opérer des coupes dans l’exposé, ou bien à en résumer ou à en condenser des passages, en particulier quand les sujets abordés concernaient davantage le public américain que le public chinois visé par lui, fussent-ils des sujets intéressant l’histoire mondiale de l’anarchisme, comme dans le chapitre sur « La justice » [BJ, chap. II.8], la section dévolue aux « Martyrs de Chicago » et à Sacco et Vanzetti. Dans le chapitre sur « L’anarchisme révolutionnaire » [BJ, chap. II.5], Ba Jin ne sauve rien de ce que dit Berkman des « anarchistes non communistes » [AB, chap. 23], et on y découvre seulement cet avis dépréciatif sur les courants de l’anarchisme autres que celui auquel il adhère : « L’individualisme, le mutualisme et le collectivisme sont d’ores et déjà engagés sur le chemin du déclin et ne peuvent occuper aucune position dans la lutte du prolétariat » [BJ, 223]. On y relève également cette affirmation lapidaire par laquelle Ba Jin s’épargne la longue dissertation voulue par Berkman dans le chapitre intitulé « L’anarchisme est-il violent ? » [AB, chap. 19] : « Les anarchistes révolutionnaires ne sont [pas] des lanceurs de bombes » [BJ, 223].
Berkman, s’adressant à son interlocuteur imaginaire et à un ami de ce dernier tout aussi fictif, s’exprime à la première personne du singulier. Mais il arrive que ce « je » impersonnel se mue en un « je » identifié : quand Berkman, à propos de la révolte des marins de Kronstadt [AB, 146 et 228], invite le lecteur à se reporter au récit qu’il a fait de l’événement [34] ; ou bien quand il se remémore des souvenirs privés, son séjour en prison [AB, 85 et 176-177] ou sa présence à un meeting tenu au Madison Square Garden de New York pour fêter la chute du régime tsariste [AB, 126]. Ba Jin a évidemment effacé ces traces [BJ, 179 et 292, 110-111 et 209, 145], tout en adoptant une démarche mimétique. S’agissant de la tragédie de Haymarket et de l’affaire Sacco et Vanzetti [AB, 75], il recommande la lecture de son livre Sur l’échafaud [BJ, 92] ; et parlant des martyrs chrétiens sacrifiés dans les cirques romains [AB, 80], un instant de sa vie lui revient en mémoire : « Au musée de cire de Paris, j’ai vu la scène tragique d’une vierge chrétienne déchiquetée par un lion » [BJ, 100]. Plus loin, là où Berkman traite de la « grève générale » [AB, 212-213], Ba Jin se souvient encore : « Durant l’hiver 1928, à Marseille, j’ai assisté à une grande grève des ouvriers des paquebots de la compagnie française MM [Messageries maritimes]. En moins de deux semaines, des montagnes de marchandises s’étaient accumulées à Marseille et surtout plus de huit mille passagers étaient bloqués là. [35] » [BJ, 265.]
En maints endroits, au contraire, Ba Jin a dilaté le texte. Et d’abord, en l’agrémentant de détails censés étayer la démonstration de Berkman ou la préciser – à moins qu’il ne se soit plus trivialement agi pour lui de faire étalage de son érudition. Là où Berkman, dénombrant les progrès accomplis sur Terre grâce au génie de l’homme et à son industrie, mentionne « les ponts au-dessus d’océans s’étendant à l’infini » [AB, 38], Ba Jin, indique plus prosaïquement que, désormais, « on peut en 33 heures venir de New York à Paris en traversant l’Atlantique » [BJ, 35]. Et sous les paroles de Woodrow Wilson, l’ex-président des États-Unis, confessant que la guerre de 14-18 n’eut d’autre mobile que le profit [AB, 43], Ba Jin inscrit la sentence d’Anatole France selon laquelle on ne se bat jamais que pour des industriels [BJ, 34]. Estimant sans doute qu’ils étaient trop sommaires, il a cru devoir étoffer légèrement les éléments biographiques fournis sur Maria Spiridonova [AB, 130 ; BJ, 152], sans craindre non plus d’appuyer les commentaires de l’auteur du Mythe bolchevique sur la Révolution russe : la dissolution de l’Assemblée constituante en 1918 [AB, 133] le fut à l’initiative de l’anarchiste Jelezniakov [BJ, 162] ; et à la tête de l’armée des volontaires paysans ukrainiens [BJ, 324], c’est encore un anarchiste, Makhno, qui affronta les troupes blanches du général Wrangel [BJ, 324]. Ba Jin s’attarde fatalement sur ce qu’il maîtrise le mieux, comme les circonstances de la naissance du Premier Mai en Amérique [AB, 67-70], un thème sur lequel il s’était solidement documenté [36] [BJ, 90-91] ; voire ces actes de l’histoire sociale internationale sur lesquels il s’était penché et dont Berkman ne souffle mot : les grèves menées par les dockers londoniens et les tailleurs juifs de l’East End en 1912 [37] [BJ, 243], et l’insurrection du 15 juillet 1917 à Vienne [38] [BJ, 256]. Et on présume que c’est par souci d’exactitude que Ba Jin préfère parler de la « Quatrième Internationale de Berlin » [39] [BJ, 274] plutôt que des « anarcho-syndicalistes révolutionnaires de tous les pays » [AB, 219].
Sinisation
Berkman fait état de la Chine une demi-douzaine de fois, avec les « pays arriérés », « moins développés » ou « en retard » comme l’Inde [AB, 50, 177, 238]. Si Ba Jin n’a pas conservé toutes les occurrences [BJ, 58, 210], il a gardé celle qui avait trait à l’exploitation de ses compatriotes du monde ouvrier, en la corrigeant : leur journée de travail ne dure pas douze ou quatorze heures [AB, 177], mais plus de dix heures [BJ, 210].
Il a nonobstant multiplié ses propres références à son pays.
En premier lieu, par l’adjonction d’exemples se rapportant à la Chine qui viennent faire écho aux exemples sélectionnés par Berkman. Dans ce passage où Berkman s’arrête longuement sur l’incident, en mai 1886, de Haymarket et ses répercussions, ainsi que sur l’affaire Sacco et Vanzetti [AB, 75-76], Ba Jin en profite pour glisser : « … des affaires de ce genre n’arrivent pas qu’aux États-Unis, il s’en produit aussi dans d’autres pays. Par exemple, pour ce qui est de la Chine, il y a eu la tragique affaire Huang et Pang ou bien la tragique affaire du 7 février 1923 » [40] [BJ, 92]. Et dans cet autre passage, où Berkman explique que l’Église répond invariablement « c’est la volonté de Dieu » à qui s’afflige qu’il y ait ici-bas « tant de pauvreté et de meurtres », « tant de douleur et de chagrin » [AB, 38], il ajoute : « En Chine, nombreux sont ceux qui disent : “C’est la volonté des esprits, c’est le destin” » [BJ, 36]. Berkman loue-t-il les « exploits de la chimie » [41], exploits permettant, comme on l’observe en France, de cultiver dans le Nord des produits qui seront consommés dans le Sud [AB, 237], Ba Jin s’émerveille à son tour : « Et nous aujourd’hui, à Shanghai, nous pouvons consommer toutes sortes de fruits américains » [BJ, 303]. L’enthousiasme manifesté par Berkman à l’égard des avancées de la science et du progrès technique, lesquels concourent à la réduction du temps de travail et rendent en outre le labeur moins pénible et plus salubre [AB, 177-178], Ba Jin le partage inconditionnellement, et les « toilettes mécaniques » dont on commence à équiper les maisons shanghaiennes en offrent à ses yeux une illustration convaincante : « À l’avenir, quand le nombre d’usagers aura augmenté, on n’aura plus besoin de gens pour vider les seaux et pour pousser les voitures de vidange » [BJ, p. 210]. Et de déplorer que les paysans chinois, à l’inverse des paysans américains [AB, 179], moissonnent encore à la main et non avec des machines [BJ, 212]. Berkman, s’interrogeant sur la nature humaine, s’indigne-t-il de compter parmi ses contemporains tant de gens fainéants et inefficaces [AB, 174], Ba Jin abonde incontinent dans son sens : « En Chine, cette situation est encore plus évidente. Il y a trop de gens qui mangent et pas assez qui travaillent » [BJ, 207]. Et quand Berkman se lamente sur « l’âge de l’ignorance craintive, de la superstition, de la bigoterie et de l’intolérance qui ont rendu possibles la persécution religieuse et les inquisitions » [AB, 118], Ba Jin renchérit : « Même en Chine où l’histoire du christianisme est la plus superficielle, la religion a commis des dommages visibles. Aussi est-il urgent d’éradiquer la religion et de renverser les Églises afin de libérer l’esprit humain » [BJ, 132]. Néanmoins, dans ce dernier exemple qui porte sur la guerre, Ba Jin n’invoque son pays que pour mettre en garde contre une lecture trop mécanique de la démonstration : le raisonnement sur les guerres menées au nom de la patrie [AB, 49] ne saurait valoir pour les combats que se livrent en Chine les seigneurs de la guerre [BJ, 57].
En second lieu, par l’adjonction d’exemples se rapportant à la Chine qui se substituent à ceux choisis par Berkman. Dans le domaine des luttes sociales, Ba Jin, tout comme Berkman, se désole que les grèves, lors des conflits sociaux, ne s’étendent pas systématiquement à toutes les professions d’un même secteur, et perdent pour cette raison de leur efficace, si ce n’est que lui parle des tramways shanghaïens [BJ, 264] là où Berkman parlait des tramways new-yorkais [AB, 212]. Et quand Berkman s’avoue incapable de prédire le chemin qu’empruntera demain la révolution sociale dans « tel ou tel pays » [AB, 242], chez Ba Jin ces pays sont la France et la Chine [BJ, 309].
Et puis, dernier procédé, Ba Jin « sinise » le texte, et pas uniquement parce que, en traducteur averti, il remplace les expressions idiomatiques syntaxiques ou culturelles par leurs équivalents adéquats [42]. Ces deux phrases, par exemple : « Or le pauvre balayeur sera-t-il jamais l’égal de Morgan ? Et la blanchisseuse l’égale de Lady Astor ? » [AB, 61], Ba Jin les adapte comme ceci : « Est-ce qu’un pauvre tireur de pousse pourra avoir dans la société une position égale à celle de M. Yu Qiaqing ? Est-ce qu’une ouvrière peut-être l’égale de la femme du président ou d’une demoiselle de grande famille ? » [43] [BJ, 79]. Et lorsque Berkman assure que Lady Astor et sa blanchisseuse, où qu’elles aillent, n’y seraient pas reçues avec la même déférence, Ba Jin, renforçant ce faisant l’image, localise la scène au Dahua fandian, un palace shanghaïen de l’époque [44]. Enfin, cet échange chez Berkman :
« “J’ai entendu dire que les anarchistes ne croyaient pas en l’organisation.”
Je m’en doute bien, mais cela n’est qu’une vieille controverse. Quiconque te dira que les anarchistes ne croient pas en l’organisation ne fera que débiter des absurdités. » [AB, 211.]
devient chez Ba Jin :
« “Pourquoi parles-tu sans arrêt d’organisation ? J’ai entendu dire que les anarchistes n’avaient pas confiance en l’organisation.”
Ami, tu te trompes. Où as-tu entendu raconter ça ? Certes Shifu, que nous respectons, a déclaré par le passé qu’il ne fallait pas d’organisation, mais ce fut une erreur personnelle qu’il a commise pendant un temps, et cela n’a aucun rapport avec l’anarchisme. Ce que je veux te dire, c’est que les anarchistes croient en l’organisation. » [BJ, 260.]
Pour fugace qu’elle soit, cette évocation de Shifu [45], la figure historique la plus éminente de l’anarchisme chinois en Chine même, est l’une des rares allusions que Ba Jin s’autorise sur le mouvement libertaire là-bas. Ailleurs, considérant les « valeurs éthiques » et les « hautes visées morales de la révolution » [AB, 226], Ba Jin prend soin de souligner que la vertu que vantent les anarchistes chinois ne saurait se confondre avec la vertu confucéenne [BJ, 287]. De l’anarchisme en Chine, il se peut qu’il en soit encore question dans le chapitre sur « La lutte des classes » (chap. II.4), où Ba Jin s’attaque à cette opinion, répandue parmi ses compatriotes, selon laquelle l’anarchisme serait une idéologie qui enseigne aux hommes à s’aimer et nierait par conséquent la lutte des classes [BJ, p. 214]. Un préjugé contre lequel il continue de s’insurger dans le chapitre suivant (chap. II.5, « L’anarchisme révolutionnaire ») : les anarchistes, clame-t-il, ne sont pas « des fidèles qui propagent l’évangile de l’amour » [BJ, 223] ; et les lecteurs de Miewang (Destruction) auront reconnu ici l’un des leitmotivs de son premier roman [46].
Ba Jin « kropotkinien »
Berkman – dont le livre est pourvu, il est vrai, d’une riche bibliographie – ne mentionne que trois théoriciens anarchistes, Bakounine [AB, 198], Kropotkine [AB, 187 et 240], et Proudhon [AB, 26, 29 et 185]. Les noms de Stirner et de Tucker apparaissent également sous sa plume, dans le chapitre qu’il dédie aux anarchistes individualistes [AB, 185] [47], de même que celui de Gustav Landauer, « poète et penseur anarchiste », victime des Corps francs dans l’Allemagne de 1919, dont il suggère incidemment le sort dramatique [AB, 112 ; 207]. Après qu’il eut déclaré dans son introduction que la conjoncture avait « rendu nécessaire la révision de certaines postures et certains arguments anarchistes » [AB, 11], on comprend que Berkman ne se soit aventuré qu’avec circonspection dans le registre de la citation. Ba Jin, bien qu’il ne nourrisse pas les mêmes préventions en la matière, a dédaigné la bibliographie dressée par Berkman – très marquée par son côté américain, et de toute façon inaccessible au lecteur chinois –, et n’a pas non plus répété aveuglément toutes ses allusions onomastiques. Dans son livre il n’est fait référence à Landauer qu’une fois [BJ, 123], et jamais ni à Stirner ni à Tucker, Ba Jin ayant, comme on se le rappelle, renoncé au chapitre sur les anarchistes individualistes. Et si Bakounine est bien mis à contribution [AB, 198], il ne l’est pas au même endroit, ni pour les mêmes propos [BJ, 220]. On retrouve deux des trois renvois à Proudhon, à sa formule bien connue – « La propriété, c’est le vol » [BJ, 2 et 15] –, et un des deux renvois à Kropotkine [AB, 240], l’extrait de Champs, usines et ateliers [48] où l’auteur se félicite que l’homme puisse maintenant obtenir du sol tout ce qui lui était indispensable [BJ, 307]. Le deuxième renvoi à Kropotkine, à travers un éloge de l’entraide [AB, 186-187], n’a été repris qu’à moitié par Ba Jin, qui a omis de signaler, contrairement à Berkman, l’ouvrage que l’intéressé avait publié sur le sujet (BJ, 247).
Le « kropotkinien » que Ba Jin prétend être [BJ, 4] – et qui collaborait en ce temps-là à l’édition des œuvres complètes du « prince anarchiste » [49] – ne s’en réfugie pas moins sous l’autorité expresse du maître à diverses reprises, sans jamais se soucier de divulguer les sources auxquelles il a puisé. Il fait sien le mot de Kropotkine selon lequel les prisons sont les « universités du crime » [50] [BJ, 111] et il reproduit le discours que celui-ci a tenu quant à la capacité du peuple à s’organiser et à se gouverner lui-même [BJ, p. 242] [51]. Le chapitre le plus original de son ouvrage, celui qui touche à « La lutte des classes » [BJ, chap. II.4], est placé sous la patronage de Kropotkine, bien qu’il trahisse plutôt, dans le style, des réminiscences du Manifeste du parti communiste de Marx et Engels [52] : il débute sur une citation qui semble détachée de La Science moderne et l’anarchie [53] [BJ, 215]. Autre signe de l’empreinte de Kropotkine, cette pensée anonyme sur le bonheur : « Le bonheur ne réside pas dans le plaisir individuel, ni dans les joies égoïstes, aussi grandes soient-elles, mais dans la lutte pour la vérité et la justice au sein du peuple et avec le peuple » [54] [BJ, 289]. Et pour finir, on tombe ici ou là sur des assertions qui ont l’air échappées tout droit de la bouche de Kropotkine.
Et puis cette dernière référence, indubitablement la plus cruciale, moins par ce qu’elle nous apprend sur la relation de Ba Jin à Kropotkine ou à la pensée libertaire que par ce qu’elle nous dévoile, par contrecoup, sur le personnage qu’il était alors. Elle concerne la place des intellectuels relativement au mouvement ouvrier, et au statut de ceux qui, comme Ba Jin, appartenaient par droit de naissance à l’aristocratie, ces « jeunes gens des classes aisées » vers qui allait Kropotkine dans les premiers chapitres de son fameux message à la jeunesse où il exalte « l’esprit collectif du peuple travailleur » [55]. Car Ba Jin aura longtemps vécu comme un complexe son ascendance familiale, jusqu’à ce que Emma Goldman, auprès de qui il s’était épanché, ne le rassure : nul n’est jamais responsable du milieu où il a poussé, et la plupart des grands noms de l’anarchisme se sont engagés dans l’action non pas parce que la misère les y poussait mais parce qu’ils ne toléraient pas la misère des masses [56]. Dès lors on s’étonne moins de ce passage et du suivant, où après avoir écrit :
« “Puisque l’anarchisme est l’idéal prolétarien, pourquoi dit-on que son créateur est un homme de la plus haute noblesse russe, Kropotkine ?”, demandes-tu.
Ami, tu ne comprends toujours pas très bien l’anarchisme ! » [BJ, 219.]
puis cité Bakounine à propos des déclassés [57], Ba Jin adopte les accents du Kropotkine de La Science moderne et l’anarchie pour convaincre son ami fictif de ce que l’anarchisme n’est en rien une invention sortie ex nihilo du cerveau des intellectuels, et qu’il émerge des profondeurs mêmes du peuple :
« Kropotkine est un des plus grands théoriciens de l’anarcho-communisme. Mais il s’est contenté comme Bakounine de trouver dans la classe ouvrière la pensée anarchiste et d’utiliser son regard profond et ses vastes connaissances pour aider à mettre en ordre cette pensée et pour la diffuser. Il n’a pas créé un quelconque idéal anarchiste. [58] » [BJ, 220.]
Ce n’est pas le lieu, ici, de développer plus avant ce point. On observera toutefois que la thèse défendue en l’espèce – que Kropotkine appliquait dans le cas présent à l’anarchisme, et plus généralement au socialisme [59] – se situe aux antipodes de la thèse soutenue par Lénine, thèse que celui-ci devait à Kautsky et qui voudrait que la conscience de classe ne soit pas un produit « spontané » de la lutte des classes mais qu’elle soit importée du dehors par les « représentants instruits des classes possédantes », et que la doctrine socialiste procède des théories philosophiques, historiques et économiques élaborées par eux [60]. Ba Jin, sans forcément le soupçonner, prolonge et complète la critique du bolchevisme, sur un plan plus abstrait que le plan pratique sur lequel se fondait Berkman pour condamner l’expérience de la Révolution russe.
Ba Jin, traducteur de Berkman
De Berkman, Ba Jin a, pour le coup, traduit les Mémoires de prison. Dans cette lettre déjà mentionnée où il sollicitait également le service d’un exemplaire du Mythe bolchevique, trop onéreux pour sa bourse, il en profitait pour annoncer à Berkman qu’il était en train de rendre ses Mémoires de prison [61] dans sa langue maternelle : une œuvre qu’il aimait « beaucoup », tellement qu’il l’avait relue « trois fois », mais qui lui donnait bien du fil à retordre, si bien qu’il désespérait de pouvoir mener la besogne à son terme avant « un an ou deux » [62].
La version chinoise, totalement achevée en août 1935, fut publiée aussitôt après aux Éditions de la vie culturelle : Baikeman [Alexander Berkman], Yu zhong ji (Mémoires de prison), Wenhua shenghuo chubanshe, « Wenhua shenghuo congkan » (vol. 4), septembre 1935 ; et jusqu’en avril 1947, elle fut rééditée à six reprises [63]. Des chapitres isolés en avaient été dispersés en avant-première dans les revues Yiwen (Traductions littéraires) et Wenxue jikan (La Saison littéraire) en avril, mai, juin et juillet de cette année-là [64]. On ne sait pas sur quelle édition Ba Jin s’est fondé pour venir à bout de sa tâche, ni s’il s’est servi d’une autre version étrangère, lui qui utilisait généralement toutes les versions disponibles pour traduire un texte. Par exemple, cette version française pour laquelle Berkman n’avait pas d’éditeur [65] et qui n’a d’ailleurs jamais vu le jour [66], et dont Ba Jin l’avait prié de lui fournir une copie [67].
Ce qu’on croit savoir, par contre, c’est qu’il possédait la deuxième édition américaine, ainsi que l’édition allemande [68]. Mais la préface de Carpenter pour l’édition anglaise [69], à laquelle il se réfère dans sa propre postface, lui est assurément passée entre les mains puisqu’il l’a traduite alors qu’il a repoussé le texte introductif, par Hutchins Hapgood, de l’édition originale [70] :
« Berkman est encore un homme vivant et courageux. […] L’homme a dépassé la soixantaine, et il répète souvent : “On reste jeune jusqu’à la mort.” Et lui, jusqu’à la mort, il continuera de ne pas croire en l’existence de Dieu. Cela ne fait pas de doute. Quel homme ! En pensant à cela, je vois apparaître sous mes yeux l’allure décidée de Berkman, ce petit homme robuste et chauve. Quatorze années de prison n’ont pas eu raison de ses convictions, mieux elles lui ont permis d’écrire ce “Compte rendu de l’esprit humain” [71] sur lequel s’extasia, depuis sa lointaine Angleterre, le vieux Carpenter. La réalité de la non-existence de Dieu forme le thème central du livre, et la réalité de sa vie, c’est qu’un jour, alors qu’il était en danger de mort aux États-Unis, même les marins de Kronstadt, à des milliers de kilomètres de là, ont levé leur bannière pour lui venir en aide [72]. Ainsi il a conféré à son existence plus de grandeur qu’à celle de Dieu [73]. »
Complétée par quelques pages d’Emma Goldman puisées dans Living my life [74], cette version chinoise n’est pas intégrale. Dans sa postface, Ba Jin attire l’attention du lecteur sur cet aspect, mais sans expliquer pourquoi :
« Je n’ai traduit ici qu’un tiers du livre original. Il y a quelques années j’avais eu l’ambition de traduire l’intégralité du livre, mais maintenant que j’ai commencé à le traduire, pour toutes sortes de raisons, je suis obligé de m’en tenir à une “traduction abrégée”. La publicité indique que c’est une traduction abrégée et un florilège des meilleurs morceaux, mais ce que la publicité indique n’est pas nécessairement digne de confiance [75] : cette traduction abrégée l’a été par la force des choses et ce n’est certes pas un florilège des meilleurs morceaux, même si je ne me suis pas contenté de traduire quelques extraits au petit bonheur. [76] »
Serait-ce parce qu’il n’était pas parvenu à triompher des difficultés de traduction dont il s’était ouvert à Berkman, et pour lesquelles celui-ci lui avait proposé son aide ?
« Je serai, bien sûr, heureux de vous aider pour la traduction dans la mesure de mes possibilités. Il y a beaucoup d’argot et d’expressions de la prison dans les Mémoires, que vous ne pouvez probablement pas comprendre sans aide, parce que même les Anglais ou les Américains ne connaissent pas certains de ces termes de prison. On peut bien sûr les deviner par le contexte, mais ce serait beaucoup mieux si je pouvais vous les expliquer. Vous pouvez me poser toutes les questions que vous voulez à propos de ces phrases. [77] »
On ne sait pas ce qu’il en a été concrètement. Si des échanges épistolaires ont eu lieu à ce propos, ils n’ont pas été conservés. Seule cette carte du 26 août 1927 est arrivée jusqu’à nous, par laquelle Ba Jin remercie Berkman pour l’envoi d’une mystérieuse « introduction » – serait-ce l’introduction de Carpenter à l’édition anglaise des Mémoires de prison ? –, et où il rappelle à celui-ci sa promesse de lui procurer un exemplaire du manuscrit, non moins mystérieux, de la traduction française de ses Mémoires de prison.
Derniers contacts
Mais peut-être ces échanges eurent-ils eu lieu de vive voix ? Car on sait que Ba Jin, en dehors de la rencontre au banquet de Plus loin, a vu au moins une autre fois Berkman [78]. Toujours dans sa postface à l’édition chinoise des Mémoires de prison, il écrit :
« Il y a six ans, je suis allé lui rendre visite chez lui, à Saint-Cloud, dans la banlieue parisienne. Pour m’écrire, il avait utilisé du papier de son bureau de Berlin [79] sur lequel étaient imprimés distinctement ces mots : “Ni dieu, ni maître.” [80] »
L’énoncé n’étant pas en l’occurrence suffisamment contextualisé, il est difficile de déterminer si Ba Jin a rendu visite une seule fois à Berkman ou plusieurs, et il n’est pas plus aisé de savoir si ses échanges avec lui se sont prolongés au-delà des lettres qui nous sont parvenues. D’après une de ses traductrices en France, Marie-José Lalitte (?-2008), elle-même par ailleurs Clodoaldienne, Ba Jin fréquentait Berkman « chaque semaine à Saint-Cloud » [81]. Ce qui semble peu plausible tant que Ba Jin a vécu à Château-Thierry, car c’est de là-bas, où désargenté il s’était installé, que Ba Jin avait repris langue avec Berkman, et on a peine à l’imaginer parcourant régulièrement les quelque cent kilomètres qui séparent cette ville de la capitale. Les rencontres ne purent avoir lieu qu’entre le retour de Ba Jin à Paris, en septembre 1928, et son départ pour la Chine, le 17 octobre suivant.
Ultime témoignage des contacts entre Ba Jin et Berkman, une photo signée : « À mon cher maître et camarade, A. Berkman, cordialement. Li Pei Kan, 15 octobre 1928. » Cette photo, prise selon toute vraisemblance en août 1928 et où l’on voit Ba Jin assis à sa table, dans sa chambre du collège Jean de La Fontaine de Château-Thierry, fut-elle offerte à son dédicataire en main propre, ou bien lui fut-elle envoyée par courrier ? Il n’est pas exclu que la première hypothèse soit la bonne : le 15 octobre, Ba Jin, prêt à quitter la France, était donc derechef à Paris, et s’il avait confié la photo à la poste, il n’est pas douteux qu’un mot d’accompagnement y aurait été joint [82]. En revanche, il serait étonnant que Ba Jin soit resté en liaison par lettre avec Berkman après avoir regagné la Chine, sinon pourquoi Berkman n’aurait-il pas gardé trace de leurs échanges ? Supposition corroborée par la lecture de « Pour E. G. », la préface datée de septembre 1933, qui nous apprend que Ba Jin, rentré au pays, ne se manifesta plus jamais ni auprès d’Emma Goldman ni auprès de Berkman, pas même pour leur expédier ce « livre de plus de trois cents pages » dont il taisait le titre.
Angel PINO