Tout au long des années 1960, Vlady […] ira trois fois en Europe : en 1964-65 pour un an et demi, en 1966 pour six mois et enfin en 1969 pour quelques mois de nouveau. Ces voyages sont importants car ils lui permettent de raviver son biculturalisme. Quand il arrive à Paris, Vlady ne fait pas de tourisme, il rentre chez lui. Il a besoin de Paris comme d’une drogue mentale pour parler, spéculer, réfléchir, prendre de la distance avec son œuvre. À Paris, Vlady ne travaille pas à proprement parler (exception faite du voyage de 1966 où il apprend l’art de la lithographie dans l’atelier de Michel Carré). Il contrebalance la culture mexicaine avec la culture française (un peu comme à Orenbourg Serge contrebalançait l’environnement russe en parlant français).
D’ailleurs comment qualifier la relation de Vlady à la France ? Bon, c’est entendu, il n’a pas une goutte de sang français. Mais au-delà du sang, il y a l’intelligence, la culture et finalement l’esprit. Le fils de Victor Serge peut-il être vraiment étranger à la France ? Impossible de concevoir Vlady sans le Louvre, le surréalisme, Élie Faure et, plus récemment, Edgar Morin. […]
La France est la patrie de son oncle Pierre Pascal, personnage également hors du commun. Catholique pratiquant, normalien, lieutenant de l’armée française, Pascal était arrivé en Russie au cours de la Première Guerre mondiale dans le cadre de la Mission militaire française. En mars 1918, quand la France retira sa mission militaire, il était resté dans la Russie bolchevique au nom d’un retour aux sources vives du christianisme primitif. Pascal avait collaboré au Komintern où il avait fait la connaissance de Victor Serge. Il avait épousé Jenny Roussakov, la sœur de Liouba. Déçu par le stalinisme, Pascal était rentré en France en 1933 où il retrouva la voie du catholicisme traditionnel. Malgré des divergences politiques évidentes, Vlady rendra visite à cette famille inattendue jusqu’à la fin (Jenny Roussakov mourra en 1963, Pierre Pascal en 1983).
Mais la France abrite surtout la face cachée de l’existence de Vlady. C’est à Aix-en-Provence qu’est internée sa mère. Chaque voyage est l’occasion d’une visite à l’institut psychiatrique où Liouba est hébergée depuis 1941. La malheureuse a des moments de raison. Alors, elle reconnaît son fils et lui manifeste une tendresse infinie. Puis la fébrilité la gagne, elle évoque les heures lourdes d’angoisse où Zinoviev lui dictait la politique internationale de l’Union soviétique en état de siège. Mais le plus souvent, elle demeure inconsciente. Jusqu’au bout, Vlady aura été scruter avec espoir le visage de celle qui avait été, dans une autre vie, l’Oiseau bleu et, dans son regard lointain, il guettera un éclair, un signe, un simple tremblement des paupières qui indique que quelque chose dans ce pauvre cerveau incendié le reconnaît. Finalement, Liouba Roussakov s’éteindra en 1984, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.
[…] Vlady n’a jamais exposé en France. Tout se passe comme si la France avait décidé de toujours ignorer l’œuvre de son lointain représentant. Rejet des vaincus de l’histoire, peur de ce feu d’artifice culturel alimenté à des sources inattendues : révolution russe, muralisme mexicain. Il y a une grande frilosité en France à l’égard de ce qui est inclassable, insolite, étrange.
Jean-Guy RENS
[Vlady. De la Revolución al Renacimiento, pp. 86-89,
version française disponible sur http://rens.ca/2012/?p=524]