A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Actualité de Stirner
À contretemps, n° 44, novembre 2012
Article mis en ligne le 3 juillet 2014
dernière modification le 6 février 2015

par F.G.

■ Tanguy L’AMINOT
MAX STIRNER, LE PHILOSOPHE QUI S’EN VA TOUT SEUL,
suivi de Daniel JOUBERT, Marx versus Stirner
Montreuil, L’Insomniaque, 2012, 208 p., ill.



Auteur d’un seul livre, L’Unique et sa propriété, paru en 1844, Max Stirner – de son vrai nom Johann Caspar Schmidt (1806-1856) – fut longtemps considéré, dans le champ philosophique, comme le mouton noir d’un inclassable hégélianisme ayant viré à l’immoralisme. Ne sachant qu’en faire, l’histoire de la philosophie préféra l’ignorer, surtout en France, ou, ce qui revient au même, n’en retenir, pour les répéter ad nauseam, que les critiques particulièrement sévères que lui adressa Marx, soutenu par Engels, dans L’Idéologie allemande. Quant aux anarchistes qui, naturellement, pouvaient apparaître comme les plus aptes à se saisir, à des fins propres, de la force critique de L’Unique, ils en furent, dans les marges individualistes de l’Anarchie, des lecteurs souvent enthousiastes. Trop enthousiastes, sans doute, pour les tenants d’un anarchisme social qui, par ricochet, finirent par trouver suspect un tel engouement, et Stirner lui-même.

En ce sens, Tanguy L’Aminot, auteur de ce très subtil essai sur Stirner, a raison d’insister sur le caractère « difficilement repérable » de ce « penseur souterrain ». Le temps est peut être venu, comme il le pense – et avec lui de nombreux chercheurs qui, surtout hors de France, travaillent sur Stirner –, de dégager L’Unique des lectures « partisanes et impressionnistes » qu’on en avait faites jusqu’à maintenant à travers « les prismes de la morale chrétienne, de l’idéologie marxiste ou de l’existentialisme ». C’est à cette tâche, délicate mais passionnante, que se livre Tanguy L’Aminot en nous offrant une biographie intellectuelle de ce « philosophe qui s’en va tout seul » et qui, en ces postmodernes temps épuisés, pourrait revenir, plus actuel que jamais, sur le devant d’une scène dévastée pour insuffler un peu d’air dans « la pensée dite unique », mais aussi dans « le communautarisme de troupeau » d’une époque où même ceux qui s’en indignent restent trop pathétiquement citoyennistes pour penser par et pour eux-mêmes un autre rapport au grégarisme dominant.

Divisé en quatre parties – « Stirner en son temps », « Un monde à détruire », « L’Unique à construire » et « Postérités et réception de Stirner » –, cet essai se propose donc de dégager le philosophe (anti-philosophe) allemand de la « gangue » des préjugés qui l’entourent encore. Pour cela, il s’appuie sur les plus récentes études qui lui ont été consacrées – et elles sont nombreuses et souvent pertinentes – et s’attache à réinsérer la vie et l’œuvre de l’auteur de L’Unique dans « le grand débat philosophique de l’Allemagne des années 1840 ». Pour Tanguy L’Aminot, il est, en tout cas, certain que, « de sa parution à nos jours », ce livre a généré, de la part de ses « commentateurs », beaucoup d’hostilité, mais aussi quelque admiration. Au point qu’on a fini par le connaître à travers ce qu’on en disait pour « [l’] anéantir, [l’] étouffer, [le] corriger, [le] gauchir ou [le] compléter ». Partant de cette constatation, c’est, nous dit-il, au texte qu’il faut revenir, non pour lui faire dire n’importe quoi, mais pour se convaincre que la démarche philosophique qui l’inspira eut au moins l’avantage, en développant « la plus radicale défense » qui fût de l’individu, de ne pas déboucher sur « une utopie de plus, destinée à être appliquée par les serviteurs de la Cause dans le bain de sang propre aux prises de pouvoir ».

En posant que le moi est unique et qu’il se doit de refuser l’auto-enfermement dans les catégories abstraites que sont Dieu et l’État, Stirner institua, certes, un changement radical de perspective philosophique. Pourtant, d’en être resté là, il n’aurait été qu’un homme de son temps, un de ces « affranchis » de la « sainte famille » des hégéliens de gauche tout juste en avance sur les autres. Mais Stirner alla plus loin, beaucoup plus loin. Il ne se contenta pas de réinterpréter le vieil Hegel pour le remettre sur ses pieds, ni même de dénoncer ceux qui, comme Feuerbach, pensaient l’avoir déjà fait, il poussa l’outrage jusqu’à soumettre les théoriciens du devoir social, comme Proudhon et Marx, à sa critique. Pour lui, ces révolutionnaires aspiraient, certes, en théorie et comme les chrétiens, à l’égalité et à la liberté de la « grande masse », mais ce faisant ils participaient aussi d’un « dressage […] toujours plus général et plus vaste » de l’Unique, cet individu concret ramené à d’autres catégories abstraites comme la Société ou l’Histoire. C’est ainsi que Stirner avertit, avec une certaine prescience, que l’idée de progrès qui les portait pouvait aussi ouvrir sur d’inédites aliénations, dont l’asservissement par le travail n’était pas la moindre. « Quand le communisme voit en toi – écrivait-il – l’homme, le frère, tu ne le dois qu’au côté “dominical” de sa doctrine ; son côté “hebdomadaire” ne te considère absolument pas comme un homme sans plus, mais comme un travailleur humain ou un homme travailleur […]. Si tu étais un “fainéant”, il ne méconnaîtrait certes pas l’homme en toi, mais s’efforcerait de purifier cet “homme paresseux” de sa paresse et de t’amener à croire que le travail est “la destinée et la vocation” de l’homme. » Sur ce point, on admettra qu’il toucha juste.

Dans le dernier chapitre de son essai, Tanguy L’Aminot s’intéresse aux multiples postérités de Stirner. Malgré les rejets et les moqueries qu’il suscita, on se tromperait, en effet, à croire que L’Unique n’inspira personne hormis, comme on l’a dit, les individualistes de l’Anarchie. Il exerça également quelque influence sur les nihilistes russes, mais aussi sur certains exégètes de Nietzsche qui, comme Albert Lévy en France, s’interrogèrent sur de possibles concomitances entre Stirner et Nietzsche. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, le premier, comme le second, eut aussi droit à sa « récupération fasciste », chez Ernst Jünger et Carl Schmitt notamment. Mais c’est sans doute du côté de la révolte dadaïste, puis de la révolution surréaliste que L’Unique irrigua le plus, comme plus tard du côté des situationnistes, chez Raoul Vaneigem en particulier. On peut encore lui trouver, comme semble le penser Tanguy L’Aminot, des prolongements contemporains dans l’ « anarchisme ontologique » de Peter Lamborn Wilson, alias Hakim Bey, mais, là, c’est plus contestable. Quoi qu’il en soit, il est dans le vrai quand il conclut que, au bout du compte, « l’importance de Stirner […] a été au moins égale à la force d’opposition et à la muraille de silence que les ennemis de sa pensée ont établies autour de lui ».

En complément de cette remarquable exploration stirnérienne et en forme d’hommage de l’équipe éditoriale de L’Insomniaque à qui fut l’un de ses fondateurs les plus remuants, Daniel Joubert (1939-1996), on lira avec profit – mais aussi avec jubilation – son Marx versus Stirner, datant de 1975, où il était question d’éclairer le débat qui opposa Stirner à Marx, mais aussi de dépasser « l’opposition entre “l’Unique” stirnérien et “l’être générique” marxien, de longue date figés en croyances fossilisées – ou vaporisés en désillusions douloureuses ».

Victor KEINER


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