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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Soumissions et résistances au nazisme :
une lecture à rebrousse-poil de l’histoire
À contretemps, n° 43, juillet 2012
Article mis en ligne le 17 juin 2014
dernière modification le 1er février 2015

par F.G.

■ François ROUX
AURIEZ-VOUS CRIÉ « HEIL HITLER » ?
Soumissions et résistances au nazisme :
l’Allemagne vue d’en bas (1918-1946)

Paris, Max Milo Éditions, 2011, 896 p.

Cet ouvrage de près de 900 pages au titre pour le moins surprenant pourra intimider le lecteur. Disons-le d’emblée : il aurait tort tant ce livre, écrit d’une plume alerte, se lit facilement tout en proposant une synthèse originale des témoignages et des travaux historiques sur le sujet. Collaborateur de feu la revue d’histoire populaire Gavroche et de l’hebdomadaire anarchiste Le Monde libertaire, François Roux n’en est d’ailleurs pas à son coup d’essai puisqu’il avait adopté une méthode similaire dans son précédent livre, La Grande Guerre inconnue. Les poilus contre l’armée française (Les Éditions de Paris-Max Chaleil, 2006).

Le sous-titre résume bien le double objectif de l’auteur. Partisan d’une histoire vue d’en bas, il analyse au plus près des faits la manière dont la majorité des Allemands se sont soumis au nazisme tandis que certains lui ont résisté de toutes les manières possibles, du début à la fin du régime nazi. Même si le nom d’Howard Zinn est absent de ces pages, il est probable que son auteur l’avait en tête quand il a écrit cette « histoire populaire » de l’Allemagne de la fin d’une guerre mondiale à l’autre. Ce qui est parfaitement légitime quand on imagine la conception de l’histoire, militante et non académique, qui l’anime. Pour lui, la connaissance du passé n’est pas un savoir faussement objectif déconnecté des préoccupations contemporaines, mais un enjeu, un instrument de compréhension du présent et d’orientation pour l’avenir, une fois débarrassé de la carapace des justifications consensuelles et des représentations intéressées au service des dominants qu’elle charrie. François Roux croise cette approche avec son intérêt pour la psychologie sociale et, en particulier, avec les travaux de l’Américain Stanley Milgram, l’auteur de Soumission à l’autorité (1974).

Précédé d’une citation tirée d’un livre de Ian Kershaw selon laquelle « aucune société “civilisée” contemporaine n’est à l’abri de la tentation du génocide » qui donne la tonalité générale du propos, le livre est divisé en cinq parties de longueur très inégale. La première décrit l’histoire des années 1918-1933, marquée par l’échec des tentatives révolutionnaires, de novembre 1918 à octobre 1923, puis l’apparition du personnage d’Adolf Hitler dans un pays en crise et sa résistible ascension vers le pouvoir à partir de 1930 afin de détruire ce qui restait de démocratique dans les vestiges de la république de Weimar et un mouvement ouvrier encore puissant malgré ses atermoiements et ses divisions chroniques. En effet, Hitler n’a jamais été élu par une majorité d’Allemands. Alors que son parti représentait moins d’un tiers de l’électorat, il a été porté au pouvoir par la droite et le patronat allemand qui pensaient l’utiliser pour sortir d’une situation sans issue. En effet, les conséquences dramatiques de la crise économique de 1929 – en trois ans, le nombre de chômeurs passa de un à six millions – se mêlaient à une profonde crise politique. Élections et changements de gouvernement se succédaient, rendant le pays ingouvernable. De son côté, le mouvement ouvrier restait puissant malgré ses divisions et son absence de perspectives émancipatrices : les socialistes n’étaient que les gérants loyaux de la république de Weimar tandis que les communistes subordonnaient toute leur action aux ordres, et aux intérêts géopolitiques, de l’URSS stalinienne, allant jusqu’à faire de la social-démocratie l’ennemi principal – le social-fascisme – alors que le danger nazi croissait de jour en jour. Les classes dominantes traditionnelles pensèrent qu’elles étaient à même d’utiliser le mouvement plébéien et antisémite du petit caporal autrichien, mais ce dernier, une fois nommé chancelier par le président Hindenburg, sut jouer des divisions entre ses adversaires, rapidement et sans coup férir, et les éliminer les uns après les autres pour s’assurer du pouvoir. Dans ce contexte, cette remarque de Simone Weil n’est pas sans d’inquiétantes ressemblances avec notre actualité quand elle écrit : « L’idéal d’une société régie, sur le terrain économique et politique, par la coopération des travailleurs ne conduit presque plus aucun mouvement des masses, soit spontané, soit organisé, et cela au moment même où il n’est question, dans tous les milieux, que de la faillite du capitalisme [1]. »

François Roux s’intéresse ensuite à la condition des Allemands sous le nazisme, de la conquête du pouvoir absolu à la guerre mondiale en passant par le génocide, puis, après la défaite, à la manière dont la justice des vainqueurs organisa l’amnésie collective sur l’histoire du régime nazi.

On se trouve là au cœur du livre, puisque celui-ci se propose justement de combattre cet oubli volontaire en rappelant toutes les résistances au nazisme des Allemands, de 1933 à 1945, et les raisons pour lesquelles celles-ci ne parvinrent pas à infléchir le cours de l’histoire – ne serait-ce que de manière symbolique au moment de la défaite nazie. En effet, les Alliés firent tout pour souder le sort de la population allemande à celui du régime d’Hitler, et les bombardements alliés qui touchaient en priorité les populations civiles y contribuèrent grandement. À ce sujet, l’auteur souligne à juste titre ce fait oublié de la plupart des historiens de la période et pourtant essentiel : l’objectif avéré du gouvernement britannique était, dès février 1942, de procéder à la destruction systématique des villes afin de « détruire le moral de la population civile et, en particulier, celui des travailleurs de l’industrie » [2]. Difficile dès lors de ne pas penser que l’une des principales préoccupations des dirigeants alliés était d’éviter par tous les moyens que l’Allemagne ne connaisse une situation révolutionnaire comparable à celle qui avait accompagné l’armistice du 11 novembre 1918… François Roux écrit aussi des pages très convaincantes sur le désespoir des derniers antinazis privés de leur contribution à la défaite d’Hitler par les Alliés et sur la justice des vainqueurs qui ne mentionna aucun acte de la résistance allemande lors du procès de Nuremberg.

François Roux réalise ensuite une synthèse originale et bienvenue des différentes formes de résistance au nazisme, y compris celle de la jeunesse avec les Pirates à l’Edelweiss. Il souligne aussi la soumission des Églises, malgré la résistance de certains chrétiens, et les limites – le mot est faible – de la conspiration des « anciennes élites » qui, la défaite étant inéluctable, cherchèrent à sauver l’essentiel pour elles, c’est-à-dire un nazisme sans Hitler, avec l’attentat du 20 juillet 1944…

On appréciera aussi que le livre donne toute sa place à la résistance du mouvement ouvrier, en particulier celle des petits groupes d’extrême gauche, ces oubliés de l’histoire, qui, proportionnellement à leur importance, payèrent le plus lourd tribut à la lutte antinazie. Il en est de même pour l’acte individuel de Marinus Van der Lubbe, l’incendiaire du Reichstag, que l’on peut considérer comme le premier résistant au nazisme alors qu’il est, encore aujourd’hui, calomnié comme un provocateur ou un attardé manipulé par les nazis. Ou encore que le livre rende justice à Georg Elser qui, à la veille de la guerre, tenta d’éliminer le dictateur lors de l’attentat de la brasserie de Munich – un événement qui, s’il avait réussi, aurait pu changer le cours de l’histoire et épargner des millions de vies humaines et des souffrances incommensurables.

On peut regretter que François Roux ne mette pas en relation certains faits présentés isolément qui auraient alors pris tout leur sens. Ainsi l’évocation de l’action de sauvetage de Varian Fry à Marseille aurait gagné à rappeler le rôle qu’y tint le socialiste de gauche Karl Frank (alias Paul Hagen) du groupe « Neu Beginen », pourtant présenté dans un chapitre précédent [3]. Au-delà de ces détails, on regrettera que la construction du livre ne soit pas plus équilibrée entre ses différentes parties, car, parfois, qui trop embrasse mal étreint…

Cela n’enlève rien à l’intérêt de ce livre qui constitue une somme à lire, et à faire lire, et ce pour plusieurs raisons. Bien écrit, clair, documenté, il adopte un point de vue internationaliste, rare dans les ouvrages sur le nazisme. L’ennemi n’est pas l’Allemand, mais le nazi, et alors que l’ouvrage éclaire tous les aspects de la barbarie hitlérienne, des débuts du parti nazi aux derniers jours de la guerre, il n’en oublie pas les crimes des Alliés, des bombardements sur les populations civiles des grandes villes aux innombrables viols commis par les soldats de l’armée soviétique. Ensuite, l’ouvrage rassemble une somme monumentale de matériaux originaux qui permettront au lecteur d’aller plus loin et d’approfondir une histoire que l’on croit connaître, tant elle est ressassée, alors que les enjeux essentiels nous échappent.

Enfin, le livre ne se contente pas d’une exploration multiforme d’une période tragique, mais interpelle le lecteur pour éclairer notre présent. La crise actuelle du capitalisme, dont les pires soubresauts sont encore devant nous, laisse craindre l’emploi de solutions autoritaires par les classes dominantes. Leur « talon de fer » s’exercerait alors de plus en plus violemment sur des populations déboussolées, sans repères de classe et avides de trouver un bouc émissaire comme cause de leurs malheurs. Si la formule « le passé éclaire le présent » conserve encore un sens, nul doute qu’elle le trouve avec ce livre qui vient à son heure.

Charles JACQUIER