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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Sur les rails de l’émancipation ouvrière
À contretemps, n° 43, juillet 2012
Article mis en ligne le 17 juin 2014
dernière modification le 1er février 2015

par F.G.

■ Nels ANDERSON
LE HOBO, SOCIOLOGIE DU SANS-ABRI
Préface : Anne-Marie Arborio et Pierre Fournier
Traduit de l’anglais (américain) par Annie Brigant
Paris, Armand Colin, 2011, 396 p.

■ Joyce KORNBLUH
WOBBLIES & HOBOS
Les Industrial Workers of the World,
agitateurs itinérants aux États-Unis 1905-1919

Traduit de l’anglais (américain)
par Hsi Hsuan-wou et Julius van Daal
Montreuil, L’Insomniaque, 2012, 256 p., ill.,
et CD « Rebel Voices »

La bibliographie francophone sur le mouvement ouvrier américain du siècle dernier est, de nos jours, plutôt maigre. Pourtant, les États-Unis, bien que souvent hâtivement relégués au seul symbole de capitalisme suprême, ont eux aussi été le théâtre, au XXe siècle, d’un mouvement ouvrier organisé et combatif qui fit connaître au patronat et aux autorités gouvernementales (étatiques comme fédérales) des moments difficiles. Retour, à travers ces deux recensions, sur un début de XXe siècle de lutte des classes.

Le premier des livres qui nous intéresse ici, Le Hobo, sociologie du sans-abri, est une traduction d’un travail de Nels Anderson [1] initialement paru aux États-Unis en 1923. Description sociologique extrêmement poussée, ce livre demeure, malgré son ancienneté, l’une des études les plus complètes sur cette figure particulière du prolétariat américain. L’auteur, né à Chicago en 1889, fut un de ces trimardeurs en quête de travail avant de parvenir à faire son trou dans les sphères universitaires. « Mieux » encore : son père mena lui-même, dès son arrivée de Suède aux États-Unis, une vie de hobo, voyageant « comme passager clandestin dans les trains de marchandise » et multipliant les petits boulots – « ouvrier agricole, mineur, bûcheron, ouvrier dans le bâtiment et, pendant un temps, cocher à Chicago » (pp. 43- 44). De fait, le jeune Nels passa une partie de sa jeunesse dans les quartiers de la hobohème de Chicago, jusqu’à ce que ses parents parviennent à louer, puis à acheter, une petite ferme. Mais il ne tarda pas, à son tour, à prendre la route, à « brûler le dur » de ville en ville, s’essayant à divers travaux, de muletier à terrassier en passant par mineur. Puis, en 1912, il se « rangea » pour, finalement, reprendre des études secondaires et supérieures qui le conduisirent à présenter une maîtrise de sociologie à l’université de Chicago… sur les hobos. Reçu, il publia son mémoire dans la foulée. Dans l’autobiographie rédigée en guise d’introduction à la réédition de son livre, en 1961, Nels Anderson explique ainsi ce que représenta pour lui, dans un premier temps du moins, ce premier travail universitaire : « Pour utiliser une expression hobo, préparer ce livre fut une “débrouille”, une façon de gagner ma vie au moment où je faisais ma sortie. Le rôle m’était familier avant que je commence la recherche. C’était dans le royaume de la sociologie et de la vie universitaire que j’endossais un nouveau rôle » (p. 51). Il ressort de tout cela un livre très riche, résultat d’une observation de terrain minutieuse, de multiples entretiens et d’un vécu sensible assumé. Lors de son passage devant le jury, un prof, commentant son travail, lui dit : « Dehors, vous connaissez votre sociologie bien mieux que nous, mais vous ne la connaissez pas ici [dans l’Université]. » Ce qui ne l’empêcha pas d’obtenir son diplôme et, au final, nous permet aujourd’hui de lire un travail universitaire intelligible, à l’écriture limpide, bien loin de certaines proses académiques, sans doute savantes mais pour sûr indigestes…

Revenons au hobo et au tableau qu’en dresse Nels Anderson. Qui est-il ? D’où vient-il et pourquoi voyage-t-il ? À la différence du clochard qui « boit et se balade » (Ben Lewis Reitman) et du vagabond qui « rêve et se balade » (idem), le hobo voyage sur les routes des États-Unis pour travailler. Il s’agit donc d’un prolétaire itinérant – M. Kuhn parle de « travailleur migrant, saisonnier et nomade » [2] –, d’un individu qui vit en vendant sa force de travail à des entrepreneurs en besoin de main-d’œuvre. S’il peut lui arriver de mendier sa pitance dans la rue, c’est une activité qu’il essaye d’éviter un maximum. S’il ne trouve pas de travail à un endroit, alors il prend la poudre d’escampette et se rend là où il est sûr d’en décrocher un autre. Placé par des bureaux de placement (privés ou publics) ou recruté sur place, le hobo travaille généralement comme muletier, ouvrier agricole, ouvrier de construction, bûcheron, cueilleur (de pommes, de coton) ou marin. Ses déplacements sont souvent liés aux saisons, notamment lorsqu’il privilégie les emplois agricoles.

Le hobo réside principalement dans deux endroits distincts : la hobohème et les campements. Le premier – la hobohème – se trouve au sein même de la ville. Comme son nom l’indique, c’est le quartier hobo par excellence. La plus importante hobohème des États-Unis se situe à Chicago [3], véritable capitale hobo de « l’empire aux barres et aux troubles étoiles » (sous-commandant Marcos). La hobohème, ce « Chicago des miséreux », s’organise autour de ce que ses habitants appellent l’« Artère » (stem) : une grande rue où le hobo, « aussi désespéré soit son sort, […] trouve toujours quelqu’un qui le comprend » (p. 62). Outre la compagnie pour une journée, il bénéficiera également de diverses commodités : restaurants, barbiers, bars, hôtels, bureaux de placement, etc. Le tout, généralement très bon marché. Le hobo ne s’éternise que très rarement dans une ville, celle-ci ne lui servant que d’étape dans un voyage ou de marché du travail, l’endroit idéal pour dénicher le gagne-pain des prochains mois.

Les campements – ou « jungles » –, eux, se situent à la périphérie des villes, et généralement au bord des voies ferrées (le train étant le principal moyen de transport du hobo). Ces espaces conviviaux où se retrouvent les hobos qui travaillent ou qui voyagent sont régis par des règles communément admises et généralement respectées scrupuleusement (par exemple, l’interdiction de faire du bruit la nuit, de gaspiller la nourriture ou encore l’obligation de laver sa vaisselle après manger). Nels Anderson décrit ces campements comme étant des lieux « extrêmement hospitaliers et démocratiques » (p. 77). Seule ombre au tableau : la bonne ambiance qui y règne y est très souvent gâchée par de violentes descentes des flics, ces éternels trouble-fête de l’entente librement consentie…

En fait, les hobos sont plutôt mal vus de la société, et plus encore des forces dites « de l’ordre », qui ne sont généralement pas tendres avec ces individus voyageant clandestinement dans des trains de marchandise. Pourtant, ces travailleurs itinérants restent indispensables au bon fonctionnement d’un système économique où les industries saisonnières jouent un rôle primordial. Et c’est sans doute ce qui explique pourquoi les grandes villes – « carrefours à hobos » – comptent un nombre non négligeable d’associations caritatives, religieuses ou philanthropiques, s’efforçant de subvenir aux besoins primaires des sans-abris de passage (nourriture et logement).

Le livre de Nels Anderson traite de bien d’autres aspects de la question hobo (santé, vie sexuelle, culture, engagements politiques, traitement par les autorités, etc.) pour, au final, nous en offrir une vision globale incroyablement précise. Pour illustrer et/ou compléter son travail, l’on pourra également se reporter à l’excellent roman du médecin et hobo Ben Lewis Reitman, Boxcar Bertha [4].



Prolétaires itinérants et précaires, nombre de hobos développèrent une solide conscience de classe qui les conduisit à s’organiser pour défendre leurs conditions de travail et rêver, ensemble, une autre société. La plus importante organisation qui les accueillit en son sein, fut sans doute, le syndicat Industrial Workers of the World (IWW). Ce qui nous amène, donc, à nous intéresser à la récente édition de la traduction française (inédite jusqu’à ce jour) du grand classique de Joyce Kornbluh [5] : Wobblies & Hobos. Les Industrial Workers of the World, agitateurs itinérants aux États-Unis (1905-1919).

Fondée le 27 juin 1905 à Chicago, l’organisation IWW révolutionne le monde syndical américain, jusque-là très largement dominé par l’American Federation of Labor (AFL), centrale corporatiste peu favorable à une transformation radicale de la société. Aspirant à rassembler, dans l’unité la plus large, toute la classe ouvrière au sein d’un grand syndicat unique, les IWW organisent les travailleurs par branche d’industrie et non par métier. Dans une même logique unitaire de classe, ils manifestent une attention particulière aux ouvriers non qualifiés, aux immigrés et aux femmes – trois « classes » de travailleurs que, pour des raisons essentiellement xénophobes et sexistes, l’AFL se refusait généralement à syndiquer. En outre, et à l’exact contraire d’une AFL chérissant réformisme et collaboration de classe, les IWW prônent une stratégie d’action directe s’appuyant sur la grève générale et le sabotage. Mais ce qui les singularise encore davantage, c’est une claire ambition d’incarner, une fois la révolution faite, la base même de la nouvelle société qui en sortira.

Constituée pour être à la fois le moyen et la fin d’un processus de changement social radical, l’organisation IWW affirme une nette volonté d’autonomie à l’égard des partis et des sectes politique de tout bord, nombre de ses adhérents se déclarant même « opposés à l’action politique par les urnes capitalistes » (p. 9) [6]. Par tous ces aspects, et d’autres encore, les IWW s’apparentent aux organisations syndicalistes révolutionnaires et anarcho-syndicalistes européennes – et notamment à la CGT française qui, fondée en 1895, exerça, sans nul doute, une réelle influence sur eux.

S’ils ne regroupèrent jamais un nombre très important d’adhérents – 100 000 à leur apogée, en 1917 –, les IWW furent à l’origine de nombreux mouvements de grève de grande ampleur inaugurant des pratiques de luttes originales qui démontrèrent à plusieurs reprises leur pertinence et leur efficacité. Ainsi, durant la dure grève de Lawrence, en 1912, les IWW parvinrent à tisser un solide réseau de solidarité avec New York afin que les enfants des grévistes puissent quitter le lieu des affrontements pour être pris en charge par des familles de sympathisants new-yorkais. De même, pendant le vaste mouvement pour « la liberté de parole » (1908-1916), les wobblies – noms donnés aux militants des IWW – firent preuve d’une indéniable imagination tactique en se laissant délibérément arrêter dans le but évident de provoquer l’engorgement des prisons et, ce faisant, de pousser l’administration pénitentiaire à les vider au plus vite pour éviter un collapsus général du système. Plus généralement, l’organisation ouvrière était capable d’une mobilité extraordinaire, nombre de ses militants n’hésitant pas à parcourir des centaines de kilomètres pour aller soutenir des travailleurs en grève.

Enfin, les IWW montrèrent une aptitude exceptionnelle sur le terrain de la propagande en inventant une production graphique de qualité mêlant humour et formules « chocs » pour exprimer des messages suffisamment clairs pour être compris par la plupart des travailleurs. Certains de leurs symboles ont d’ailleurs perduré dans le temps et l’espace, tel le fameux chat noir – emblème du sabotage –, aujourd’hui utilisé par la plupart des organisations anarcho-syndicalistes, et surtout par la CNT française.

En rupture avec un militantisme classique parfois très austère, les IWW entendaient allier fête et lutte des classes. Outre l’important corpus de chants révolutionnaires chargés d’humour et de dérision qu’ils conçurent au fil des années [7], ils furent à l’origine de plusieurs spectacles militants. Ainsi, en 1913, en pleine grève des fabriques de soie de Paterson, reprenant et prolongeant une idée du journaliste communiste John Reed, les wobblies organisèrent un grand spectacle théâtral mettant en scène une histoire d’ouvriers en prise avec leur patron, véritable miroir de la lutte en cours. L’événement, dépassant largement les attentes des organisateurs, rassembla plusieurs milliers de spectateurs.

Travailleurs précaires et itinérants bien souvent rejetés par l’AFL, nombreux furent les hobos qui prirent la carte rouge du « grand syndicat unique ». Certaines « jungles » étaient même réservées aux seuls adhérents de l’organisation et nombre de wagons de marchandise, principaux moyens de transport des hobos, étaient recouverts d’affiches des IWW [8]. Le plus célèbre de ces « hobos syndiqués » reste sans aucun doute Joe Hill, chanteur et militant infatigable que l’État américain finira par exécuter pour un crime qu’il n’avait pas commis et malgré une très forte campagne de mobilisation en sa faveur [9].

La grande histoire des wobblies déclina avec l’entrée en guerre des États-Unis lors du premier conflit mondial. Victimes d’un gouvernement déployant un patriotisme frénétique et tout acquis à l’idée d’écraser l’ennemi de l’intérieur, les IWW, qui dénonçaient la guerre capitaliste et appelaient les travailleurs à redoubler de combativité dans les luttes des classes, virent, à partir de septembre 1917, nombre de leurs adhérents jetés en prison et leurs locaux saccagés par la police. Cette vague de répression systématique et de grande ampleur réduisit considérablement l’activité militante de l’organisation, qui perdit peu à peu son implantation dans le monde du travail… Mais les geôles et les matraques ne furent pas les seules à amorcer le déclin des IWW. Avec l’avènement de la révolution russe, en octobre 1917, de sérieuses dissensions idéologiques commencèrent à apparaître au sein de l’organisation autour de la question communiste, tensions parfois doublées de luttes de pouvoir internes. Ces conflits atteignirent leur apogée à l’orée des années 1920 et provoquèrent, en 1924, lors de son 16e congrès, la scission de l’organisation. Mais, même réduit à n’être plus que le souvenir d’une ancienne et très authentique expression de l’autonomie ouvrière et de l’action directe, l’esprit du « One Big Union » ne disparut jamais complètement. C’est ainsi que les IWW connaîtront un renouveau assez significatif dans le courant des années 1970 et, plus récemment, en ce début de XXIe siècle [10].

Par la limpidité de son écriture et le souffle qui la porte, par sa richesse documentaire et la qualité de ses nombreuses annexes – articles de presse, témoignages, illustrations, photos, etc. –, le livre de Joyce Kornbluh, soutenu par cette très belle édition de L’Insomniaque, est appelé à devenir incontournable pour quiconque s’intéresse à l’histoire du mouvement ouvrier américain. Mais comme nul éloge ne saurait se passer de quelques réserves, on pourra regretter que, sur certains points, l’auteur ne fasse pas preuve d’une démarche suffisamment critique, notamment lorsqu’il aborde la question du déclin des IWW.

Si Joyce Kornbluh a raison d’insister sur les causes externes et internes – la répression et les divergences propres à l’organisation – qui provoquèrent la fin brutale des IWW, la question de sa chute méritait, nous semble-t-il, un abord plus « politique ». Car cet effondrement continue de soulever de nombreuses interrogations, notamment quand on procède à une approche comparative entre les IWW et d’autres organisations syndicalistes révolutionnaires, en particulier la CNT espagnole. Cette CNT qui, dans les années 1920, dut, elle aussi, affronter une répression extrêmement brutale dont le premier effet fut d’éliminer, en pleine rue, ses militants les plus influents. Pourtant, elle parvint, non seulement à résister, mais à se maintenir. Nonobstant les régulières plongées dans la clandestinité, la centrale anarcho-syndicaliste espagnole se reconstruisit, en effet, systématiquement – ce qui lui valut d’être qualifiée, par certains, d’ « oiseau phénix ». Nul doute qu’il y aurait quelques éléments de compréhension à tirer de cette étude comparée des imaginaires politiques de ces deux organisations majeures. Et d’abord celui-ci : si la CNT et les IWW approuvaient les mêmes pratiques de lutte (action directe, grève générale, etc.) et partageaient la même volonté d’indépendance à l’égard des partis politiques, la première se distingua clairement de la seconde par sa filiation revendiquée à l’anarchisme ouvrier et son adhésion assumée au communisme libertaire [11]. Ce qui n’enlève rien aux nombreux mérites des IWW, mais permet d’envisager que l’une des causes de leur déclin est peut-être liée à cette difficulté à se définir organiquement de manière moins confuse. Ce débat reste ouvert et mériterait, sans doute, de plus amples développements.

Guillaume GOUTTE