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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Aux origines de la vieille cause
À contretemps, n° 43, juillet 2012
Article mis en ligne le 17 juin 2014
dernière modification le 5 mars 2024

par F.G.


■ Mathieu LÉONARD
L’ÉMANCIPATION DES TRAVAILLEURS
Une histoire de la Première Internationale

Paris, La Fabrique Éditions, 2011, 416 p., ill.


Il fallait sans doute réunir plusieurs qualités pour réussir aussi bien que Mathieu Léonard, l’auteur de ce très bel essai, à redonner chair et consistance à l’histoire – brève, mais intense – de cette Association internationale des travailleurs (AIT), plus connue sous le nom de Première Internationale, qui, fondée à Londres en 1864, incarna, huit ans durant, l’expression la plus radicale du mouvement ouvrier de son temps. Il fallait une connaissance très précise des débats qui l’agitèrent et un sens critique suffisamment aiguisé pour se libérer des interprétations souvent manichéennes qu’en tira la postérité – historienne et militante. Si l’on ajoute à ces atouts la conviction, fortement ancrée chez l’auteur, que cette « histoire foisonnante, porteuse d’espoirs révolutionnaires mais aussi de divisions et d’illusions » peut encore « nous fournir quelques enseignements nécessaires dans l’urgence des combats actuels », on comprend la force de son livre.

Mathieu Léonard décrit avec précision le processus unitaire qui conduisit, au lendemain du meeting londonien de Saint-Martin’s Hall, le 28 septembre de l’année 1864, à la création d’une association de « sociétés ouvrières de différents pays aspirant au même but, à savoir : la protection, le progrès et le complet affranchissement de la classe ouvrière » (article I de l’Internationale). Produit de la volonté de tisser, contre l’exploiteur commun, des liens de solidarité entre prolétaires de nations différentes et d’un désir partagé de fonder une organisation assez souple pour être admise par tous, l’AIT se situe aux confluents de divers courants politiques et sociaux de l’époque : le trade-unionisme anglais, le mutuellisme proudhonien, le socialisme des proscrits de 1848 et le très minoritaire communisme de Marx, principalement. Adoptant, dans une première phase, la configuration « d’une agence et d’un réseau, avec peu d’adhérents et peu de moyens », écrit l’auteur, elle ne durera, sous cette forme, qu’un temps assez bref – celui que « se précise[nt] un peu les questions », comme Engels l’avait écrit à son cher Marx, le 7 novembre 1864, soit au lendemain même de sa fondation. Un Marx qui lui-même s’impatientera vite de l’influence qu’y exerçaient ces « ânes de proudhoniens », mais qui, conscient de la faiblesse de son camp, jouera et le compromis et sa propre carte. En occupant, par exemple, une place stratégique au sein du Conseil central de Londres – bientôt rebaptisé Conseil général –, organe censé coordonner – et non diriger – les activités des sections nationales.

Comme le montre Mathieu Léonard, les débuts de l’AIT sont difficiles. En réalité, elle n’essaime qu’en France, en Angleterre, en Belgique et en Suisse, et beaucoup moins que ne l’espéraient ses fondateurs. Trop faible pour impressionner les pouvoirs, elle peine même à s’en défier autant qu’il le faudrait. C’est un temps de gestation où, dans la difficulté, se solidifient certaines antipathies qui ne disparaîtront plus. Entre mutuellistes stricto sensu et collectivistes de divers types, notamment. Ainsi, le premier congrès de l’AIT, réuni à Genève en septembre 1866 et représentant 25 173 adhérents – dont les plus forts contingents sont alors anglais – verra certes triompher les théories mutuellistes, mais aussi apparaître une ligne de fracture entre le proudhonisme strict d’un Tolain ou d’un Fribourg et un collectivisme « issu de l’École de Proudhon, comme dira James Guillaume, mais affranchi de son dogmatisme ». Évolution que confirmera le deuxième congrès de l’AIT (Lausanne, septembre 1867) et surtout son troisième (Bruxelles, septembre 1868), celui de « la victoire du principe collectiviste », principe défendu de fait par deux courants déjà antagonistes et dont l’affrontement, d’abord larvé puis ouvert, deviendra, à partir du quatrième congrès de l’AIT (Bâle, septembre 1869) la principale cause de sa scission définitive, au lendemain de son cinquième congrès (La Haye, septembre 1872), entre « autoritaires » et « anti-autoritaires ».

L’un des principaux mérites de ce livre tient, sans doute, au traitement que son auteur réserve à cette vie interne de l’Internationale, qui n’est pas traitée comme résultant seulement d’abstraits débats idéologiques ou de sombres luttes pour le pouvoir. Elle est vue comme une structure vivante irriguée par les espoirs, les illusions, les faiblesses, les capacités manœuvrières aussi, des hommes et des quelques femmes qui s’y impliquèrent assez pour former ensemble cette cohorte de combattants de la vieille cause acquis à l’internationalisme. Ainsi, parsemant son essai et comme habillant sa texture, Mathieu Léonard introduit ici et là quelques beaux portraits de militants émérites de cette grande époque où s’agitèrent, à échelle simplement humaine, tous les rêves émancipateurs d’un temps qui n’en manqua pas.

Autre mérite de ce livre, analyser sur la durée de son existence et en dévoilant les enjeux très concrets qu’ils recoupaient les riches débats qui traversèrent l’AIT sur des sujets de premières importance, parmi lesquels le rapport à la religion, la question des femmes, les luttes de libération nationale, l’action politique, la nature de l’État, la question sociale, l’autonomie de classe et les moyens de l’émancipation. À les suivre, on comprend aisément en quoi cette organisation ne fut pas, ce à quoi on l’a souvent réduite, le seul terrain d’un affrontement particulièrement vif entre Marx et Bakounine, mais bien cette structure vivante dont nous parlions où l’affirmation des principes et l’élaboration des tactiques marchèrent le plus souvent du même pas que le « mouvement réel de la classe ouvrière » (Marx). C’est ainsi que, de 1867 à 1869, la floraison de grèves spontanées à Paris, à Roubaix, à Gardanne, à Saint-Étienne, à Lyon, au Creusot, en Wallonie, à Londres et à Genève jouera un rôle de première importance dans le développement de l’Internationale, mais aussi dans le déplacement de son centre de gravité interne du mutuellisme vers le collectivisme. Cette corrélation permanente entre pratique et théorie fut même sa marque de fabrique. Jusqu’à l’écrasement de la Commune et avant que ne se structurent, en son sein, des oppositions irréductibles.

Sur la grande querelle qui opposa le « grand sultan de Londres » au « Mahomet sans Coran » et qui conduisit inéluctablement à l’éclatement final de l’Internationale, Mathieu Léonard s’en tient à une lecture volontairement dépassionnée. Sans doute pour ne pas reproduire certains jugements péremptoires sur les attitudes de tel ou tel des protagonistes de cette lutte au couteau, mais, ce faisant, il prend le risque de minimiser, parfois, le rôle détestable que jouèrent, dans cette cristallisation des contraires, les pratiques d’un Conseil général outrepassant allègrement ses fonctions coordinatrices pour s’ériger en direction autoproclamée d’une organisation qui, majoritairement, n’en voulait pas. Car, au fond, plus que le verdict sur la justesse ou l’incongruité de telle ou telle option, seule compte, à l’heure du bilan, la manière, extraordinairement bureaucratique, dont les seconds étouffèrent le débat en expulsant leurs opposants. C’est aussi cette leçon que Marx légua à l’histoire, une leçon que ceux qui, pour le pire, s’en réclamèrent, n’oublièrent pas de sitôt et reproduirent à l’infini. Ce qui ne fait pas de lui le responsable, par anticipation, de toutes les dérives autoritaires qui finirent par épuiser l’idée même de communisme, mais pas davantage un pur esprit qui ne serait responsable de rien. Qu’on s’entende bien, Mathieu Léonard ne dit pas cela et, de même qu’il insiste sur l’ambivalence d’un Bakounine aussi volontairement porté par un goût immodéré de la liberté sans rivage que par un piteux penchant pour le complot, il ne se prive pas de révéler les bassesses répétées d’un Marx si obnubilé par sa propre cause que toute autre devient immédiatement suspecte à ses yeux. Mais le sens de l’équilibre ne suffit pas. Il faut aussi comprendre ce que certaines pratiques induisent, et pour longtemps. L’histoire du mouvement ouvrier organisé est là pour le prouver. Au-delà du raisonnable, dirons-nous, et jusqu’à avant-hier. En cela, le rappel final des géniales anticipations du conspirateur russe contre la « bureaucratie rouge » agit comme un correctif utile de dernière page. Comme si, le pari d’objectivité tenu et l’essai – bel essai – clos, l’auteur se devait de préciser que la liquidation de l’Internationale fut finalement sa première manifestation.

Hervé VILIANAC