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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Juan García Oliver : échos et contre-échos
À contretemps, n° 17, juillet 2004
Article mis en ligne le 7 juin 2006
dernière modification le 12 novembre 2014

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« L’anarchisme est une arme inefficace pour libérer l’humanité. » Juan García Oliver, lettre à Cipriano Mera, 7 septembre 1939.



Quand parurent, en 1978, les mémoires de Juan García Oliver, El eco de los pasos [1] , son nom avait rejoint le panthéon des vieilles lunes, et l’Espagne, nouvellement démocratique, s’ouvrait à d’autres passions que celle qui l’avait habitée au temps de sa folle jeunesse. Le jogging était sur le point de remplacer la « gymnastique révolutionnaire » et la movida le mouvement émancipateur du prolétariat. Nous entrions dans la post-modernité, ce néant de la conscience.

Au même moment, objet non identifiable dans une époque remarquablement affadie et raisonnablement post-franquiste, une CNT à peine renaissante et déjà moribonde s’épuisait en luttes de clans. Le pavé de García Oliver – 650 pages – y produisit quelques effets, dont l’irritation ne fut pas le moindre. C’est que le bonhomme avait l’avantage d’exaspérer d’abord les siens, et ce depuis longtemps. Son éditeur et ami José Martínez livra sa dernière vraie bataille éditoriale. El eco de los pasos connut indiscutablement un succès d’estime. Fin 1978, le peuple espagnol approuvait, par référendum et à une écrasante majorité, sa nouvelle Constitution démocratique. L’exilé définitif de Guadalajara (Mexique), à qui il ne restait que deux ans à vivre, ne remit jamais les pieds en Espagne. Quant à Ruedo Ibérico, l’indispensable éditeur d’une génération politique qui s’apprêtait à prendre le pouvoir, il allait sombrer corps et âme dans cette « transition démocratique » vers l’amnésie historique et le capital mondialisé.

Il s’agit ici d’évoquer le parcours de García Oliver, et de le faire au plus près de ses mémoires, en suivant la trame de ses souvenirs de militant. De militant, j’insiste, car El eco de los pasos fait presque totalement l’impasse sur l’intime, comme si la passion révolutionnaire avait nourri cette existence au point d’éclipser tout le reste. On sait que c’est faux, bien sûr, que la révolution, pas plus que l’érotisme, ne relève de la seule gymnastique, que l’Histoire est tissée d’histoires, que la lutte est désir – de vie, mais aussi de pouvoir. On sait encore que l’anarchiste, d’où qu’il vienne et où qu’il aille, trimballe des rêves contradictoires – dialectiquement incompatibles ? – de libération individuelle et collective, d’unicité et de pluralité. On sait tout ça, comme on sait que García Oliver avait le sens de l’amitié et – dixit Antonio Ortiz, le dernier des « Nosotros » – une admiration sans bornes pour l’acteur James Cagney. On le sait, mais on le taira pour s’en tenir à cette image de Commandeur que l’auteur de El eco de los pasos a voulu léguer à la postérité. Quitte à la retoucher juste un peu, ici ou là...

Premiers pas, premières luttes

C’est à Reus (Catalogne) que naît, en 1902, García Oliver. Issu d’une famille ouvrière, tout jeune, il connaît la gêne, les frustrations, l’empêchement. Une enfance socialement malheureuse, en somme. Pour lui, le temps d’apprendre sera de courte durée. L’école, pourtant, il apprécie – et son maître d’abord, Grau, le républicain, un esprit libre –, mais une grève perdue met sa famille sur la paille. Commence alors la comptabilité de la misère. À onze ans, le gamin devient employé de magasin à Reus. Trois ans plus, il fait le garçon de café à Tarragone, puis c’est Barcelone. Enfant, il a vu ce qu’était une défaite ouvrière, une vraie, comme l’époque en produisait. Juillet 1909 : la « Semaine tragique ». À quinze ans, à peine débarqué à Barcelone, c’est à la grève générale d’août 1917 qu’il assiste. En observateur intéressé. Une question l’obsède déjà : pourquoi, quand la troupe charge, la foule ne lui oppose aucune résistance ?

On imagine malaisément aujourd’hui ce qu’était, alors, Barcelone. On n’entend plus cette « musique des idées » qui rythmait la vie de ses prolétaires conscients, ceux de « la Confédération ». Habités d’une « ardeur essentielle de vivre », ces compañeros étaient « plus que des frères, selon le sang et la loi, des frères par une certaine communauté de pensées, de mœurs, de langue et d’entraide ». Certains d’entre eux, « les plus réfléchis, citaient avec une exubérance fébrile Reclus, Kropotkine, Malatesta, Anselmo Lorenzo » ; tous rêvaient de la conquérir cette ville, leur ville, la Rose de feu, où García Oliver allait tout apprendre de l’art insurrectionnel [2].

Il faut le préciser d’emblée : ce n’est pas la découverte de l’anarchisme qui mène, comme d’autres, García Oliver à la question sociale, mais le contraire. Son adhésion à l’anarchisme, en 1919, au lendemain de la grève victorieuse de La Canadiense, relève de la seule nécessité de relier sa haine de classe à un projet émancipateur. Pour le reste, c’est la lutte sociale qui le motive et, déjà, l’obsession de rendre coup pour coup à l’adversaire. Il vient de perdre sa première grève – celle des garçons de café pour la transformation du pourboire en salaire – et de fréquenter sa première prison. Là, il apprend beaucoup, comme souvent à cette époque. Il connaît des militants aguerris – syndicalistes et anarchistes – et saisit les divergences qui les opposent. Il se fait la réputation d’un dur à cuire, d’un type pas commode, d’un homme d’action et d’un organisateur. García Oliver n’a pas vingt ans.

À sa sortie de prison, la CNT lui donne mission d’organiser syndicalement sa région d’origine, où la double influence du républicanisme bourgeois et du socialisme réformiste est forte. Il se consacre à la tâche avec fougue et organise sa première grève, en appliquant la maxime de Salvador Seguí, El Noi del sucre, leader incontesté du prolétariat barcelonais [3] : « Quand on fait grève, c’est pour gagner, coûte que coûte. » La sienne sera victorieuse.

Les années 1920 : un syndicalisme de guerre de classe

Dès lors, la machine García Oliver est lancée. Installé à Tarragone, on le sent aussi à l’aise dans le pénible travail quotidien d’organisation qu’aux tribunes des meetings. C’est que le bonhomme a plusieurs cordes à son arc. Il entend le syndicalisme comme école de la révolution, celle-ci exigeant constance, préparation et audace. De ses aînés, il retient l’expérience et la mémoire des combats passés, mais il sait que le désir révolutionnaire doit être entretenu, comme la flamme, et qu’il est affaire de jeunesse et de résolution.

À l’orée des années 1920, les temps sont durs pour les syndicalistes révolutionnaires de Barcelone. Une sale guerre les oppose quotidiennement aux hommes de main d’un patronat dont l’objectif est clair : liquider les meneurs et terroriser les militants. Pour ce faire, tous les coups sont permis. De leur côté, les autorités légales ne se contentent pas de couvrir le crime, elles se mettent au service de la sainte cause : arrestations de militants, ferme-tures de journaux, conseils de guerre, exécutions sommaires pour délit de fuite. La CNT vacille, mais ne cède pas. Il lui reste à reprendre l’initiative. Sous peine de disparaître. Pour García Oliver, il s’agit de faire en sorte que la terreur change de camp. En tapant fort et à la tête. Le choix se porte sur Eduardo Dato, président du Conseil. Lors d’une négociation à Madrid, précisément avec Dato, à la fin de 1921, la délégation de la CNT – à laquelle participe García Oliver – en profite pour étudier ses déplacements. Un groupe de trois hommes – les métallos Mateu, Nicolau et Casanellas – se chargera de l’attentat le 22 avril 1922. La nouvelle de l’exécution de Dato surprend García Oliver en prison. Quelques mois plus tard, il assiste, comme délégué des syndicats de Reus, à la Conférence nationale de la CNT qui se tient à Saragosse. L’année suivante, l’assassinat de Salvador Seguí à Barcelone conduit les instances dirigeantes de la CNT, constituées en « commission exécutive », à le charger de former un groupe d’action armé. Il contacte quelques connaissances - Buenaventura Durruti et Francisco Ascaso, entre autres – et monte le groupe « Los Solidarios » sans que ses membres sachent le moins du monde qu’ils sont, de fait, le bras armé d’un état-major de guerre. La légende a retenu une version plus glorieuse – plus anarchiste aussi – de cette histoire : celle d’un groupe d’affinité né spontanément pour pallier les carences d’une CNT dirigée par des réformistes. Sur ce point, El eco de los pasos remet indiscutablement l’histoire sur ses pieds.

L’épopée des « Solidarios » se solde par un échec. Ses deux principaux faits d’armes – l’exécution, à Saragosse, du cardinal Soldevila et celle, à Tolède, de Regueral, ancien gouverneur de Bilbao – relèvent de l’initiative personnelle de ses auteurs. Ils sont, en tout cas, sans lien avec les objectifs fixés par la « commission exécutive », qui décide, d’un commun accord avec García Oliver, de dissoudre le groupe. Peu après, lui-même est arrêté à la suite d’un affrontement armé avec des mercenaires du patronat, jugé et condamné à deux ans d’emprisonnement à Burgos.

En 1926, il s’exile en France. Le général Primo de Rivera a pris le pouvoir deux ans plus tôt, à la faveur d’un coup d’État. Paris est alors terre d’accueil pour les proscrits de toutes les défaites. Il y fréquente les milieux anarchistes français, russe et italien et, bien sûr, les Espagnols, nombreux dans la capitale. Il côtoie également les nationalistes catalans de Francisco Macía, futur président de la Généralité, qui prépare une invasion armée de la Catalogne. Mais Paris, pour García Oliver, c’est d’abord l’occasion de retrouver quelques anciens « Solidarios », Durruti, Ascaso, Gregorio Jover et Aurelio Fernández, avec lesquels il programme un attentat contre Mussolini – qui n’aura pas lieu faute de moyens suffisants – et contre le roi Alphonse XIII, en visite dans la capitale. Dénoncé par un mouchard, le groupe se disperse. Durruti, Ascaso et Jover sont pris. Aurelio Fernández et García Oliver retournent clandestinement en Espagne. À leur tour, ils sont arrêtés. Pour García Oliver, c’est de nouveau la prison de Burgos. Il s’y trouve encore le 14 avril 1931, quand est proclamée la République. Pour fêter l’événement, García Oliver organise une mutinerie au centre pénitentiaire. Quelques jours plus tard, il est remis en liberté. Les choses sérieuses commencent, il en est intimement convaincu...

Contre l’illusion républicaine

On oublie souvent les espoirs que cette République du 14 avril leva chez les militants de la CNT. C’est que, d’une part, elle mettait fin à un régime honni et que, de l’autre, elle se réclamait d’un imaginaire culturel assez proche de celui des libertaires, avec l’anticléricalisme pour matrice commune. C’est aussi que la lutte contre Primo de Rivera avait tissé des liens entre républicains et libertaires. Bref, cette République – pour laquelle bien des « cénétistes » avaient voté – fut saluée par les libertaires comme une victoire du peuple, ce qu’elle était sans doute. De là à penser qu’elle serait sociale, il n’y avait qu’un pas...

Quand, au sortir de la prison de Burgos, García Oliver rejoint Barcelone, il y trouve une CNT en pleine réorganisation. Il y sent aussi pointer l’illusion réformiste chez certains de ses principaux dirigeants – dont Angel Pestaña –, pour qui la CNT doit désormais se recentrer sur sa vocation syndicaliste, non tant pour s’intégrer, disent-ils, mais pour se fortifier et s’élargir avant de partir à l’assaut du ciel. Pour eux, cette République naissante peut servir à cela : donner du temps au temps. La révolution viendra après, à son heure.

En 1927, sur une plage de Valence, s’est créée la Fédération anarchiste ibérique (FAI), avec pour double mission de développer une propagande spécifiquement libertaire et de veiller à la pureté révolutionnaire de la CNT. Ses militants sont actifs, accrocheurs, déterminés. À l’intérieur du syndicat, ils fonctionnent comme groupe de pression ou comme minorité agissante, selon les cas. Les « faïstes », dont le poids est inversement proportionnel à leur réputation, cristallisent, sans toujours le vouloir, l’impatience révolutionnaire et le désir d’en découdre avec le nouveau régime. Face à eux, les syndicalistes stricto sensu font bloc, au nom de l’autonomie de classe et de la révolution par étapes. Rapidement et un peu artificiellement, les camps se figent entre « révolutionnaires » et « possibilistes », préfigurant la scission.

García Oliver n’est pas à proprement parler un « faïste ». Il se méfie même comme de la peste de cet anarchisme sans contenu de classe, de cette abstraction idéaliste que professent certains « libéraux radicalisés » de la FAI – dont les figures archétypiques resteront pour lui Federica Montseny et Diego Abad de Santillán [4]. Pourtant, par une de ces ironies de l’Histoire qui font son sel, il apparaîtra – sans être de la FAI ou en y étant à sa façon, c’est-à-dire en franc-tireur – comme le « faïste » par excellence. Ce qui inquiète, alors, García Oliver, c’est que la CNT ne s’institutionnalise. Son analyse est aux antipodes de celle d’un Pestaña ou d’un Joan Peiró – dont l’approche sera rendue publique à travers le « Manifeste des Trente » [5]. À leur encontre, il prône le volontarisme contre la patience et la « gymnastique révolutionnaire » comme tactique de harcèlement d’une République, dont le pire danger pour la CNT serait, pense-t-il, qu’elle se stabilise. Dans son opposition déterminée au « trentisme », García Oliver converge, certes, vers la FAI, mais son point de vue demeure strictement anarcho-syndicaliste. Cette FAI aux motivations contradictoires ne l’intéresse pas outre mesure, mais il comprend vite qu’elle draine des militants radicalisés sur lesquels il saura compter pour s’imposer aux « trentistes ». Au fond, il se méfie autant, sinon davantage, des anarchistes que des syndicalistes. Il perçoit la CNT à la fois comme une construction originale se suffisant à elle-même et comme une mécanique de précision capable de créer des situations révolutionnaires. La synthèse de l’anarchisme et du syndicalisme, réalisée en son sein, ne saurait supporter le moindre déplacement de son centre de gravité. Le « trentisme », García Oliver le vit comme cela : un glissement progressif vers le réformisme et l’intégration. L’était-il ? À voir le trajet ultérieur de certaines de ses principales figures – dont A. Pestaña, lui-même –, on peut bien sûr le penser, mais ce serait sans doute aller vite en besogne que de conclure que les questions posées par les « trentistes » étaient alors sans fondement. Elles furent – et sont encore, d’une certaine façon – essentielles. La meilleure preuve, c’est qu’elles réapparaissent, cycliquement et parfois de façon caricaturale, dans tous les débats qui agitèrent, par la suite, la CNT espagnole, et pas seulement elle [6].

« Faïste », donc, García Oliver ne l’est pas quand il participe à la manifestation de la CNT du 1er mai 1931, à Barcelone, où apparaîtront, pour la première fois, nous dit-il, des drapeaux noir et rouge et qui s’achèvera par un affrontement armé. Il ne l’est pas davantage quand il intervient, en tant que délégué du Syndicat des travailleurs du bois de Barcelone, au congrès de la CNT de juin 1931 – dit du Conservatoire – pour défendre la « gymnastique révolutionnaire » et s’opposer à l’attentisme de ses dirigeants. « Faïste », il le devient, presque par obligation et sans être de la FAI – ce qui demeure une authentique étrangeté –, quand il parvient à la conviction que le « trentisme », formalisé et théorisé, est sur le point de rompre l’équilibre interne de la CNT. Alors, il se lance à corps perdu dans la bataille et sans peur de donner des coups.

De l’avant-garde en action : « Nosotros »

L’année 1932 fut celle de la radicalisation des antagonismes entre une République de plus en plus encline à la répression anti-sociale et une CNT de moins en moins portée à la patience. Ici et là, cette dernière va commencer de se lancer, en Catalogne et en Andalousie principalement, dans l’aventure « insurrectionnaliste ». Toujours spontanées, ses tentatives – dont le but avoué est l’instauration du communisme libertaire – se soldent par de lourds échecs. Déjà affaiblie par le départ des syndicats d’opposition « trentistes », la CNT connaît alors un mouvement de forte désaffiliation. Pour certains de ses adhérents, le prix à payer est décidément trop fort.

Le 8 janvier 1933, un mouvement insurrectionnel éclate à Barcelone. García Oliver – sur qui on a trouvé un pistolet Star 9 mm, huit chargeurs et trois caisses de munitions – est arrêté, en compagnie de Jover et d’Ortiz. Avec ses compagnons, il est emmené à la Direction de la sûreté (« le Moulin sanglant », disent les anarchistes) et torturé. Au même moment se déroule à l’autre bout de la Péninsule le drame de Casas Viejas. « Tirez au ventre ! », aurait ordonné le républicanissime président Azaña à ses flics. Le massacre provoquera sa chute.

Pour García Oliver, la CNT n’a alors d’autre issue que de maintenir la pression et, si possible, de l’augmenter. Partant du principe que toute occasion – même perdue – est bonne à prendre parce qu’elle est, pour le prolétariat, une préparation à l’affrontement généralisé, il attribue toujours à l’échec une valeur formatrice. La leçon qu’il tire, quant à lui, des événements écoulés peut s’exprimer ainsi : la spontanéité révolutionnaire, seule, ne saurait décider de la victoire. La guerre de classe exige des combattants formés.

C’est dans ces circonstances que naît le groupe « Nosotros » [7], continuation partielle du groupe « Los Solidarios ». Outre García Oliver, il sera intégré par F. Ascaso, Durruti, Jover, Ortiz, Aurelio Fernández, Ricardo Sanz et José Pérez Ibañez (« El Valencia »). Dans l’esprit de García Oliver, le groupe a deux fonctions : agir comme l’avant-garde politique et militaire de la CNT et contrebalancer l’influence (« contre-révolutionnaire », juge-t-il) de l’anarchisme à la Santillán ou Montseny.

Indéniablement, García Oliver incarne la tête pensante du groupe, le politique. Si l’homme manifeste des penchants autoritaires évidents, l’étiquette d’ « anarcho-bolchevik » – dont on l’affublera avec fréquence – définit mal sa méthode. Il ne cherche pas plus une quelconque synthèse entre anarchisme et léninisme qu’il n’est sous influence d’un Piotr Archinov, dont il avouera d’ailleurs n’avoir jamais lu la Plate-Forme - ce qui est conforme à l’évident hispano-centrisme de l’anarcho-syndicalisme espagnol de cette époque. La vérité est plus simple : dans le cas de García Oliver, pur produit du prolétariat barcelonais, l’anarchisme n’a d’intérêt que comme machine de guerre. Pour qu’il serve, on doit le muscler en l’allégeant de ses bondieuseries inutiles et de son idéalisme. La discoureuse rhétorique « faïste » de la révolution rédemptrice conduit, à ses yeux, à la même impasse que le syndicalisme patient des « trentistes ». García Oliver est d’abord un pragmatique intimement convaincu qu’une guerre (sociale) ne peut se gagner qu’en sachant où l’on veut aller, en se donnant les moyens de vaincre et en mouillant sa chemise. Pour ce faire, l’adhésion à l’anarchisme (même le plus radical) est une condition insuffisante. Il faut prouver ses « états de service », mesurables en participation aux luttes, en capacité d’organisation, en années de prison. Et, à cette aune, les « possibilistes » Seguí, Pestaña et Peiró ont toujours pesé, pour García Oliver, beaucoup plus lourd que les « faïstes » Montseny ou Santillán...

Composé de militants tout à fait exceptionnels, le groupe « Nosotros » agit, de fait, comme une sorte de direction occulte de la CNT de Catalogne, où son influence est réelle. De l’intérieur ou de l’extérieur de la FAI [8], en son nom ou de façon autonome, « Nosotros » s’attribue le rôle d’état-major permanent de la révolution. Sa ligne est claire : aucune tâche ne saurait être plus importante que la formation de corps francs – les cadres de défense confédéraux – capables d’assumer l’inévitable affrontement avec la réaction. Car, très tôt, García Oliver perçoit que l’emballement du balancier est certain entre un prolétariat conquérant et une réaction violemment hostile à la République et qu’il faut s’y préparer très sérieusement. Pour lui, le pire danger serait de céder à la tentation de la mesure en se ralliant aux intérêts de la petite-bourgeoisie républicaine.

Son choix est celui de la radicalisation. Il est assumé comme tel par le groupe « Nosotros ». Les « trentistes », mais aussi certains « faïstes » de stricte obédience anarchiste, l’ont publiquement qualifié de « catastrophiste », en pensant parfois tout bas qu’il était catastrophique.

Une partition révolutionnaire

Si l’on peut déceler, chez le García Oliver de cette époque, une évidente sur-valorisation du volontarisme et un culte démesuré du rapport de forces, il serait néanmoins erroné d’en faire, comme l’ont tenté certains de ses adversaires, une sorte d’impulsif de la révolution coupé du réel. Quoi qu’on pense de ses théories, ce qui singularise, au contraire, García Oliver par rapport à ses coreligionnaires en révolution, c’est précisément une attention particulière portée aux réalités de son temps et aux contradictions qu’elles recèlent. De ce point de vue, il est même, et de loin, le plus pragmatique d’entre eux, car si tous partent du même axiome, librement interprété – tout ce qui concourt à la révolution est bon, tout ce qui la retarde ou la complique est mauvais –, rares sont ceux qui en tirent, comme lui, une ligne politique.

Ainsi, sa théorie du « pendule » parie sur une fragilisation de la République sous les coups de boutoir des extrêmes. Moralement condamnable, cette objective convergence ne peut être, à ses yeux, que politiquement porteuse. De la même façon, sa prise de position contre l’Alliance ouvrière, en octobre 1934, repose essentiellement sur le refus de voir diluée l’identité révolutionnaire d’une CNT liée, pour l’occasion, aux intérêts politiciens des socialistes, aux Asturies, et des catalanistes, en Catalogne. Par ailleurs, le rôle qu’il joue, en février 1936, pour que la CNT ne se livre pas, cette fois, à son rituel anti-électoralisme relève d’une analyse politique selon laquelle l’arrivée d’une coalition des gauches au pouvoir poussera forcément la réaction au putsch et créera, de ce fait, les conditions de la révolution. Enfin, s’il s’implique personnellement – avant et pendant le IVe Congrès de la CNT, dit de Saragosse (mai 1936) – pour résoudre le problème de la division interne, c’est qu’il tient à ce qu’une organisation réunifiée soit en ordre de marche à la veille d’événements qu’il sent très proches.

Alors, catastrophisme ? Certes, puisque cette ligne est entièrement fondée sur la polarisation des camps, sur le déséquilibre des institutions, sur l’accroissement des contradictions, mais catastrophisme assurément pensé, théorisé, mesuré. Le pragmatisme de García Oliver se situe précisément là, dans cette mise en musique – à travers le groupe « Nosotros » – d’une stratégie de la tension, dans ce mouvement métronomique des fortissimi et des pianissimi, dans cette utilisation rythmique des bémols et des dièses au service du point d’orgue final. Nul doute que l’exécution d’une telle partition connut quelques fausses notes, mais, globalement, le groupe « Nosotros » la joua plutôt collectivement et en harmonie, convaincu en tout cas qu’il n’en était pas d’autre interprétable.

Des mélomanes de la question sociale ont, bien sûr, décelé, ici ou là, quelques nuances dans le jeu du trio dominant (Ascaso, Durruti, García Oliver) et, selon leurs goûts, souligné les couacs de l’un, salué l’excellence de l’autre ou, le plus souvent, chargé le chef d’orchestre. La critique est libre, mais il n’empêche qu’au matin du grand soir, dans Barcelone enfiévrée, mêlés aux membres du groupe « Nosotros », les cadres de défense confédéraux – que García Oliver avait tant contribué à mettre en place – rejouèrent in vivo, et sous forme symphonique cette fois, la même partition. Avec la certitude que le jour était arrivé d’y mettre le maximum de conviction pour ne pas être couverts par les bruiteurs du fascisme et leur musique militaire.

Le jour d’après ou l’heure des choix

Sur ces chaudes journées barcelonaises de juillet 1936, tout ou presque a été dit. La version qu’en donne García Oliver dans ses mémoires est sobre, méticuleuse et sans lyrisme. Il décrit des militants à la manœuvre, accorde peu d’importance à la spontanéité des masses et y voit la preuve qu’il avait raison de penser qu’on pouvait vaincre l’armée, à condition de s’y préparer militairement. Visiblement, pourtant, l’essentiel, pour lui, est ailleurs. Il se situe au lendemain de la victoire, quand sonne l’heure des choix, ceux dont découlera la suite de l’histoire.

Ascaso tombé au combat, c’est seul que García Oliver défend, le 23 juillet, devant des délégués réunis en plénum de la CNT-FAI [9], une position, certes maximaliste, mais en parfaite cohérence avec la ligne du groupe « Nosotros ». Ir a por el todo, dira-t-il, et non tomar el poder, mais la formule, plus conforme à la sémantique libertaire, recoupe pourtant la même idée : le temps est venu de pousser tous les feux, de faire toute la révolution, de prendre tout le pouvoir. En face de lui, Montseny et Santillán défendent, au nom de la FAI, une position diamétralement opposée, la première par principe, le second par réalisme. L’une et l’autre, pense García Oliver, représentent l’autre camp, celui de l’éthique grandiloquente et de la « contre-révolution » objective. Alors, il maintient sa position, l’argumente. Et, ce faisant, il fixe du regard un Durruti obstinément muet. Car le fait est là : contre toute attente, ce jour, Durruti, le seul qui peut probablement faire pencher la balance du côté de García Oliver, ne dit rien. Étrangement aphone, Durruti. Le plénum interprétera ce silence comme un désaveu, alors qu’il n’est, selon toute vraisemblance, que la manifestation d’une incapacité à trancher entre deux choix absolument antagonistes : la poursuite du processus révolutionnaire ou sa canalisation au nom de l’unité antifasciste. La voie choisie est la seconde, à la quasi-unanimité des présents.

On comprend aisément que García Oliver en ait beaucoup voulu à Durruti. On comprend aussi qu’il ait alors mesuré l’importance de la perte d’Ascaso, dont il ne doute pas qu’il eût adopté la même position que lui. Convoqué, à sa demande, quelques heures à peine après le plénum, le groupe « Nosotros » écouta García Oliver défendre son point de vue. Il semble que Durruti, cette fois, le jugea juste, mais prématuré. Cette réunion fut la dernière du groupe, sans que rien n’en sortît, sauf qu’il fallait reprendre Saragosse aux fascistes. Vœu pieux.

Pour García Oliver, tout s’est joué ce 23 juillet 1936. Il le répétera à satiété : par inconséquence, la CNT a laissé filer sa révolution, et ce au lendemain de sa victoire, alors que l’enthousiasme débordait des rues et que tout était possible. Sans juger du bien-fondé de son analyse – et encore moins de la pertinence de sa position –, il n’en demeure pas moins qu’il y eut bien coup de frein et ralliement rapide à l’idéologie du front républicain, dont le Comité central des milices antifascistes de Catalogne, habilement offert par Luis Companys à la CNT pour calmer ses ardeurs [10], n’était finalement qu’un avatar. Pour l’occasion, et c’est probablement l’une des grandes ironies de cette histoire, le « possibilisme » libertaire, une autre forme de pragmatisme, fut incarné, au nom des circonstances, par ceux-là mêmes (les « faïstes ») qui l’avaient porté, avant guerre, au rang d’insulte suprême pour qualifier la pratique de leurs ennemis jurés, les « trentistes » de l’époque. Ceux-ci, de leur côté, se contentèrent de ne pas en rajouter, convaincus qu’ils étaient que, d’une certaine façon, García Oliver et ses amis avaient perdu la partie, et pour longtemps.

La défaite de García Oliver au plénum du 23 juillet 1936 fut sans doute la preuve de l’incapacité de l’anarchisme à penser le moment révolutionnaire qu’il affrontait, car si rien n’indiquait que la révolution était viable, et ce d’autant que les nouvelles du soulèvement fasciste dans le reste de l’Espagne demeuraient alors parcellaires et contradictoires, tout attestait qu’en Catalogne elle était possible. En se plaçant immédiatement sur le terrain de l’antifascisme et de la défense de la République, l’anarchisme renonçait derechef à jouer son rôle dans le seul territoire où personne ne le lui aurait contesté.

En faisant abstraction de la suite de l’histoire pour ne retenir que le moment présent, il est permis de penser que García Oliver avait justement compris que la révolution n’avait de chance de s’imposer que dans ses premiers instants, au comble de son enthousiasme, et que, pour ce faire, il fallait pousser tout de suite à la roue, prendre les devants, assumer la totalité des pouvoirs et proposer ensuite, mais seulement ensuite, aux autres forces de gauche de collaborer, à leur juste place, à l’effort de guerre révolutionnaire et à l’édification d’une société communiste et libertaire.

On ne sait jamais, bien sûr, de quoi sont faites les plus louables intentions. Certains de ses détracteurs accusèrent, pour l’occasion, García Oliver d’avoir d’abord cherché, en ce 23 juillet 1936, à cultiver sa légende de révolutionnaire. Ainsi, sa position aurait surtout relevé d’une façon habile de poser devant l’Histoire. Et de poser sans risque puisque, au fond de lui-même, connaissant la CNT, il aurait su que ladite position n’avait aucune chance d’être majoritaire. D’autres contempteurs du personnage interprétèrent, au contraire, son point de vue comme un ralliement définitif à la technique bolchevique du coup d’État. À des degrés divers et avec quelques variantes, ces deux thèses, contradictoires mais également dénigrantes, furent reprises avec constance par divers chroniqueurs et historiens du « bref été de l’anarchie », prouvant surtout l’ampleur des rancœurs que suscita, chez les libertaires, l’énigmatique comportement de García Oliver pendant la guerre civile espagnole [11].

L’énigme García Oliver

Pourquoi, alors qu’il avait la haute main sur le Comité central des milices de Catalogne et qu’il disposait d’un authentique prestige auprès des militants, García Oliver n’a-t-il pas cherché à coaliser une opposition digne de ce nom à la ligne de collaboration antifasciste, à laquelle il se disait fermement opposé ? Sauf à admettre, ce qui après tout est possible, que, chez les « cénétistes », le sens de la discipline était beaucoup plus répandu qu’on ne serait tenté de le croire – ce qui expliquerait du même coup bien des étrangetés dans le comportement d’un Durruti –, on ne trouve, dans les mémoires de García Oliver, aucun élément de réponse convaincant à cette interrogation. D’autant qu’elle en précède une autre, autrement plus dérangeante : pourquoi ce maximaliste de la première heure s’est-il progressivement rallié à la ligne d’unité antifasciste qu’il disait combattre, au point de l’incarner parfaitement en mai 1937 quand, ministre de la Justice du gouvernement de la République, il contribua, au-delà du nécessaire, à désarmer un prolétariat soulevé contre la contre-révolution stalino-bourgeoise ?

L’énigme García Oliver provient, pour beaucoup, de ce brouillage dans une trajectoire jusqu’alors assez cohérente de militant révolutionnaire. Comme si, à un moment crucial de son histoire, celui où se fondent les mythes, le révolutionnaire intransigeant rentrait pour ainsi dire dans le rang. C’est sans doute cela qui dérange, non parce que le ralliement de García Oliver à la ligne de collaboration antifasciste eût été en soi condamnable, mais parce qu’il cadrait mal avec un personnage dont le mythe exigeait qu’il fût un combattant résolu de tout « possibilisme » et, encore mieux, qu’il mourût sous les balles. Car il est clair que, d’avoir fini comme Ascaso – avant d’avoir eu à se compromettre – ou comme Durruti – sacrifié par son organisation sans qu’il ne se fût jamais rebellé contre elle –, García Oliver aurait assurément partagé la gloire post mortem des héros morts pour la Cause. Mais le troisième des « Nosotros » connut un autre sort. Vaincu, il tenta de reprendre la main en transformant le Comité des milices de Catalogne – qu’il contrôla très étroitement – en contre-pouvoir révolutionnaire face à la Généralité de Catalogne, mais aussi – surtout ? – face à la direction de la CNT-FAI, avec le vain espoir qu’elle se ressaisît sous la pression de ses bases. À son rang, il fit tout ce qui était en son pouvoir pour favoriser une alternative révolutionnaire, le temps qu’il put, le temps qu’on lui laissa, car, comme il l’avait pressenti, celui-ci jouait contre la révolution, favorisant la recomposition de l’appareil d’État, l’imposition d’une logique de guerre et la constitution d’une « nomenklatura » anarcho-syndicaliste sans contrôle aucun de ses militants, occupés pour la plupart à des tâches urgentes ou dispersés sur les fronts de guerre. À cela, il convient d’ajouter, enfin, la certitude désormais acquise par García Oliver, avec le temps précisément, que la guerre serait longue et que son prolongement renforcerait inévitablement le mythe de l’unité antifasciste. Sa ligne de défense, dès lors, invariablement, sera celle de l’occasion définitivement perdue le 23 juillet 1936. Quand, avec l’indispensable aval de la CNT-FAI et contre sa volonté, sera dissous le Comité des milices de Catalogne, García Oliver ne croyait plus lui-même à une quelconque perspective révolutionnaire. Il était désormais un autre homme, acquis par défaut au « possibilisme » de guerre – le pire de tous, sans doute, celui qu’il assuma, pourtant, certes avec regret, mais sans ciller.

Pragmatique, García Oliver le fut aussi durant cette guerre, et plus encore quand il parvint à la conclusion que la voie révolutionnaire n’était plus qu’un ancien rêve. Il accepta, alors, comme les autres, mais pas davantage qu’eux, de « renoncer à tout, sauf à la victoire » – consigne qu’on attribua, peut-être abusivement, à Durruti. À sa façon, toujours intempestive, García Oliver se plia lui aussi aux circonstances, en rouspétant, mais en bon soldat d’une guerre qu’il restait à perdre.

Si le sujet permettait un examen objectif, on pourrait même trouver à son trajet d’anarcho-syndicaliste de guerre quelques mérites. Par exemple, celui d’avoir mis fin, à Madrid, dès son arrivée au ministère de la Justice, aux sacas, exécutions sommaires auxquelles se livraient les staliniens, ou encore celui d’avoir procédé, ès qualité de ministre, à la destruction des casiers judiciaires existants. Mais rien n’y fera : à l’heure des bilans, l’image de l’aboyeur de Mai 37 se superposera toujours, chez les libertaires, à toutes les autres, même les plus flatteuses. Il est vrai que, là encore, García Oliver ne fit rien pour l’atténuer. Quelque quarante ans plus tard, El eco de los pasos reprenait, pour expliquer Mai 37, une grotesque thèse de complot catalano-fasciste dans lequel seraient tombés les libertaires et dont auraient profité les staliniens pour avancer leurs pions. Sans autre preuve que la seule intuition de son auteur, bien malvenue cette fois.


Il n’empêche que la postérité libertaire fut injuste avec García Oliver. Il y a là une autre énigme, et qui mériterait celle-là d’être étudiée de près, parce qu’elle est au centre d’une démarche générale de mythification d’une histoire qui reste à faire, les yeux grand ouverts sur les immenses contradictions qu’elle révéla. Quand le poids des légendes prétend effacer celui des défaites, certains payent forcément l’addition plus lourdement que d’autres. García Oliver fut, sans doute, de ceux-là. Pour les raisons déjà évoquées. Pour d’autres encore, liées au personnage, et plus précisément pour cette assurance un peu pesante et trop facile qu’il manifesta d’avoir eu raison contre tous et seulement tort de n’avoir pas été suivi à l’heure des choix.

On sait aujourd’hui que, quels que fussent ces choix, la révolution espagnole ne pouvait pas être autre chose que ce qu’elle fut, un réel bouleversement libérateur expérimenté grandeur nature en quelques territoires d’une Espagne en guerre. On sait aussi que l’anarchisme, qui la porta plus que tout autre, fut alors capable du meilleur et du pire, tout ensemble et d’un même pas, libertaire et cadencé. On sait encore, et c’est son principal mérite, que, quelque soixante-dix ans plus tard, elle laisse grande ouverte la fenêtre du rêve émancipateur.

García Oliver symbolisa, sa vie durant, les contradictions de l’anarchisme espagnol, ses parts d’ombre et de lumière, son désir démesuré de libération et ses contestables dérives. Tout à la fois. C’est ainsi qu’il faut le prendre, sans tambour ni pincette. Comme les autres, les sans-grade et les généraux, les mal vus et les adulés, tous militants d’une révolution que l’écho multiple et conjugué des défaites anoblit démesurément, au risque évident de la dénaturer, c’est-à-dire d’en occulter l’extraordinaire complexité humaine.

José FERGO