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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Scories et décombres [1]
À contretemps, n° 43, juillet 2012
Article mis en ligne le 17 juin 2014
dernière modification le 30 janvier 2015

par F.G.

■ Domenico LOSURDO
STALINE
(Histoire et critique d’une légende noire)

Bruxelles, Aden, 2011, 532 p.

Ce livre, nous dit son éditeur, prétend revenir « scrupuleusement sur les tragédies du XXe siècle » afin de déconstruire et contextualiser « nombre des accusations et louanges adressées à Staline ». Le balancement entre « accusations » et « louanges » sous-entend un minimum d’objectivité – quoique, appliqué à tout autre dictateur ce subtil équilibre entre approbation et critique laisserait dubitatif sur les intentions de l’auteur. Ce dernier étant « professeur d’histoire de la philosophie à l’Université d’Urbino », le lecteur qui aurait le malheur de s’égarer dans ce pensum constatera, dès les premières pages, qu’il a affaire non pas à un travail universitaire scientifique – contestable, mais honnête –, mais à un pur et simple plaidoyer pro domo pour le « petit père des peuples » tel qu’on n’aurait plus osé en publier il y a trois ou quatre décennies en dehors des milieux staliniens les plus rances.

Le point de départ de cette pesante démonstration en faveur de Joseph Djougachvili, barbouillée d’un prétendu comparatisme historique, est d’une originalité confondante : au temps où il était au pouvoir, des hommes d’État et des intellectuels célèbres qui n’avaient rien de « communistes » exprimaient de l’estime et de l’admiration pour l’URSS et son dirigeant suprême. Puis vint l’horrible Khrouchtchev et son rapport au XXe Congrès du PCUS qui déboulonna la statue du commandeur de l’intérieur même du parti et après que Trotski eut déblatéré durant des années et dit pis que pendre sur le « chef génial ». Enfin, la guerre froide et l’impérialisme américain seraient venus parfaire le renversement complet de l’image de Staline.

Quelle surprise ! Il y aurait donc des relations entre États basées sur la raison du même nom et des intellectuels qui ne seraient pas insensibles au prestige du pouvoir et de la force ? La découverte est à tout le moins bouleversante et il fallait bien un professeur d’histoire de la philosophie pour nous l’apprendre… L’auteur aurait pu ajouter à l’appui de sa brillante thèse le best-seller de l’ancien ambassadeur des États-Unis à Moscou, Joseph E. Davies, Mission to Moscow, et le film éponyme de Michael Curtiz qui en fut tiré en 1943. L’un, comme l’autre, justifiait peu ou prou les accusations des procès de Moscou, et l’avant-première du film eut lieu à la Maison-Blanche devant Roosevelt lui-même. Cela avalise-t-il pour autant les diatribes du procureur Vichinsky ? Cela justifie-t-il la peine de mort pour les condamnés ? Ou cela démontre-t-il plus simplement que n’importe quel État peut, en fonction de la conjoncture, adopter avec la plus déconcertante facilité les avis et les attitudes les plus contradictoires en fonction de ses intérêts du moment ? Losurdo cite aussi les louanges de Churchill sur « Staline le grand » (1943) au crédit de son personnage (p. 14). Plus loin, il fait un portrait au vitriol du Britannique en défenseur à tout prix de la « race blanche » avant 1914 pour le comparer au Staline de la même époque, un bolchevik expropriateur de banques – au bénéfice de ce dernier, cela va sans dire (p. 368). Comment ne voit-il pas qu’un tel dirigeant bourgeois – en vertu, si l’on peut dire, des critiques que l’auteur lui attribue à juste titre – ne pouvait que s’entendre avec le Soviétique quand leurs intérêts se rejoindraient face à un ennemi commun ? Et que les compliments qu’il adresse à Staline sont à juger à l’aune de ce qu’il est vraiment : le dirigeant bourgeois d’une puissance impérialiste, prêt à tout pour enrayer son déclin et combattre ses rivales ! Bel hommage, en vérité !

Car Losurdo ne se préoccupe pas des problèmes en eux-mêmes pour les traiter sur le fond. Il lui suffit de trouver des moyens de relativiser les accusations portées contre Staline – quitte à enchaîner des arguments contradictoires ou à reprendre les justifications les plus éculées des staliniens de l’époque – pour dire, in fine, que, tout bien considéré, il était bien le grand dirigeant socialiste que ses thuriféraires portaient aux nues durant son règne.

Sur la question de l’antisémitisme stalinien, quand il en a fini avec ses syllogismes et son relativisme de bazar, Losurdo ne joue plus les historiens des idées : « D’après le dirigeant communiste français Jacques Duclos, très actif dans la dénonciation dont étaient victimes les époux Rosenberg, écrit-il, l’antisémitisme ne jouait aucun rôle dans les procès qui, en Tchécoslovaquie, touchaient à juste titre les traîtres “sionistes” au service de la politique de guerre de Washington. » Si c’est Jacques Duclos qui le dit !

Précisons que ce méchant pavé n’aurait pas mérité une minute d’attention s’il n’avait été édité en même temps qu’un livre de l’anarcho-syndicaliste Rudolf Rocker, attestant un confusionnisme consternant de la part de certains éditeurs alternatifs en même temps qu’il prouve l’existence d’un courant néo-stalinien qui cherche – et parfois trouve, y compris auprès de libertaires – un écho dans les milieux dits radicaux au nom d’un anti-impérialisme de pacotille, prêt à justifier les pires dictateurs de notre époque [1].

Louis SARLIN