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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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L’envers de l’histoire par ceux qui la font :
« Correspondance internationale ouvrière » (1932-1933)
À contretemps, n° 42, février 2012
Article mis en ligne le 28 novembre 2013
dernière modification le 28 janvier 2015

par F.G.

Lorsque paraît, en septembre 1932, le premier numéro de Correspondance internationale ouvrière (CIO), André Prudhommeaux vient à peine d’opérer son passage vers l’ « anarchisme en action », un anarchisme qu’il souhaite dégagé de tout esprit de secte et affranchi de tout penchant « idéalo-réformiste » [1]. Auparavant, et avant de rompre publiquement avec le marxisme en 1932, il a milité dans la mouvance communiste de conseil et participé de près à deux expériences éditoriales fondatrices : L’Ouvrier communiste(1929-1930) et Spartacus (1931).

« De la pratique spontanée
à la propagande consciente »

Dans l’esprit de ses initiateurs – les membres du groupe « Émancipation ouvrière et sociale » [2] –, CIO, dont le titre semble s’être imposé de lui-même, doit rompre avec l’esprit de secte et le doctrinarisme qui encombrent la presse dite ouvrière de leur temps. Le projet qui fonde CIO est on ne peut plus ambitieux : il s’agit de créer le premier « journal international d’information mutuelle, uniquement rédigé par des correspondants ouvriers des diverses parties du monde » [3]. Quant à sa raison d’être, elle est clairement définie : « travailler à affranchir le mouvement ouvrier de son état de sujétion vis-à-vis du sectarisme d’organisation », « donner une expression aux courants spontanés de la conscience ouvrière », « fixer le récit d’actions de masse qui, sans cela, resteraient ignorées ou méconnues » et, plus largement, « écrire, au jour le jour, l’envers de l’histoire, vue par ceux qui la subissent, et qui, parfois, la font » [4]. Se situant au carrefour d’un « conseillisme » non sectaire et d’un anarchisme de lutte de classe, CIO paraîtra, de septembre 1932 à mai 1933 (quinze livraisons), sous la forme d’un bulletin imprimé de 16 pages, format 18,5 x 25, à parution bimensuelle, puis irrégulièrement hebdomadaire, et tentera – avec succès – de tenir le très original cap rédactionnel qu’elle s’était fixé.

Chapeauté de deux épigraphes – « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » et « Abolition du salariat. Tous les moyens de production entre les mains des travailleurs » –, le premier numéro de CIO paraît donc le 25 septembre 1932. Imprimé à Paris [5], son gérant en est Jean Dautry. « Tout matériel de presse et toute correspondance », est-il indiqué en bandeau, doivent être adressés, « en français, anglais, italien ou espagnol, à l’Émancipation ouvrière et sociale [J. Dautry, 98 avenue Daumesnil, Paris 12e, (France)] » et « en allemand, hongrois, russe, espéranto, etc., à l’Internacia Novaj Oficejo (INO) [Karl Kraus, Rotlinstrasse, 40, Frankfurt-Main (Allemagne)] ». Dès ce premier numéro, CIO impose ce qui sera sa marque de fabrique : un tissage serré de textes d’analyse politico-sociale, de comptes-rendus originaux de grèves et de luttes sociales de divers types, de traductions d’articles de journaux étrangers, d’informations reprises de la presse ouvrière internationale. Sobre et dense, le bulletin s’enrichira par la suite d’illustrations de George Grosz, Franz Masereel, Zadko et Flouquet.

Dans un texte intitulé « Nos positions », le groupe initiateur de CIO inscrit sa démarche dans le cadre plus large du développement, « dans divers coins du monde » – Grande-Bretagne, Allemagne, États-Unis d’Amérique, Belgique, Espagne, France – , d’une « résistance prolétarienne [dirigée] contre les forces coalisées des classes exploiteuses et de l’État [et visant à] briser l’offensive fasciste et [à] rouvrir le chemin de la révolution ». Cette « résistance », poursuit le texte, « ne trouve pas d’écho dans la presse bourgeoise, ni même dans les salles de rédaction des centrales “ouvrières”, où la “correspondance prolétarienne” est toujours soumise à un triage tendancieux ». Méthodiquement ignorés par les agences de presse et les « organisations du légalisme ouvrier », ces « éclairs » d’ « action directe » sont, est-il précisé, la raison même d’exister de ce nouvel « organe d’information et de discussions international » qui entend faire appel, « sans distinction d’organisation ni de tendance », à tous ceux qui, participants ou sympathisants de ces luttes, accepteront d’en témoigner et, de ce fait, de s’élever « de la pratique spontanée à la propagande consciente » [6]. Dans ce but, CIO dispose d’un réseau de correspondants en charge de réunir des informations et de diffuser le bulletin. En revanche, l’idée de doubler l’édition française de CIO d’éditions en diverses langues (anglais, espagnol, italien et allemand) est vite abandonnée, sans doute pour des raisons financières.

Une vision internationaliste de l’autonomie ouvrière


Outre son inscription clairement affirmée dans la sphère de l’autonomie ouvrière au sens large, l’un des aspects les plus intéressants et originaux de l’expérience CIO tient au fait que la vision internationaliste des luttes de classes qu’elle développe se situe à contre-courant de la plupart des publications militantes de son temps. Il est vrai que Prudhommeaux cultive lui-même, depuis L’Ouvrier communiste et Spartacus, un intérêt particulier pour les questions internationales et qu’il maintient des relations suivies et assidues avec des militants ouvriers de divers pays. Plusieurs de ses contacts – Guy A. Aldred en Grande-Bretagne, Pierre Mahni et Jean de Boe en Belgique, Lo Lopes Cardoso aux Pays-Bas et Karl Kraus en Allemagne, par exemple – deviendront, d’ailleurs, des correspondants actifs du bulletin. De même, ses anciens liens avec des groupes proches du communisme de conseil, de langue allemande et néerlandaise notamment, favoriseront l’éclosion de vocations rédactionnelles fort enrichissantes pour CIO. Enfin, le Bureau d’informations internationales de Francfort, auquel a adhéré le groupe « Émancipation ouvrière et sociale », jouera un rôle de premier plan dans la collecte d’informations et la traduction de textes émanant de groupes de langue allemande, néerlandaise et hongroise. Au-delà du bulletin lui-même, cette vocation internationaliste trouvera un débouché concret dans la création, en 1933, d’un Secrétariat de documentation ouvrière (SDO), dont l’existence se poursuivra jusqu’à la révolution espagnole [7].

De fait, les articles consacrés aux questions internationales occupent beaucoup de place dans CIO.Ils prennent souvent la forme de témoignages ou de chroniques sur les luttes sociales et la répression étatique dans un grand nombre de pays de l’Europe et de l’Amérique latine, mais aussi en Chine. Fréquentes sont les contributions consacrées aux États-Unis (la vie des travailleurs errants, les IWW, la grève des mineurs de l’Illinois), à la Belgique (divers récits de grève, dont celles du Borinage) [8] et à l’Angleterre (la grève des tisserands du Lancashire, le mouvement des « conseils d’action »). Sur l’Italie, le bulletin publie une étude fort documentée : « Douze années de guerre civile et de terreur fasciste (1920-1932) » [9]. CIO s’attache, par ailleurs, à suivre d’aussi près que possible l’évolution de la situation en Allemagne, qui suscite plusieurs articles fouillés : « Les décrets de Von Papen et la résistance ouvrière » [10], « Militarisation du berceau à la tombe » [11], « La grève des transports à Berlin » [12], « Le vrai “résultat” des élections allemandes » [13], « Le fascisme au pouvoir en Allemagne » [14].

De même, l’Espagne, dont Prudhommeaux se dit convaincu qu’elle allumera la mèche de la révolution [15], est l’objet d’une attention particulière en cette seconde année de parution de CIO. C’est ainsi que la « République espagnole (des assassins) de travailleurs » [16] se voit, par exemple, accusée de défendre les intérêts du capital en développant, avec l’aide des socialistes, une législation anti-ouvrière dirigée contre la CNT, les anarchistes et les communistes [17] et que plusieurs contributions évoquent les événements de Casas Viejas, mais aussi le refus de la CNT de relayer avec suffisamment de conviction les tentatives insurrectionnelles attribuées à la FAI [18]. On notera, cependant, que, conséquents avec leur critique de l’avant-gardisme, les animateurs de CIO semblent réservés sur l’« insurrectionnalisme » de la FAI. Il est fort à parier que, d’avoir poursuivi sa parution au-delà de mai 1933, l’Espagne aurait occupé une place centrale dans les colonnes de CIO.

Contre le syndicalisme, les comités d’action

Récurrente dans CIO, la thématique de la trahison des bureaucraties syndicales y est abondamment illustrée à travers les nombreux conflits sociaux dont le bulletin rend compte. En parallèle, la spontanéité ouvrière, l’action directe des exploités et l’unité de classe fixent le cadre de la seule résistance possible à l’exploitation capitaliste et à la montée des fascismes. C’est parce qu’elles ont manqué cruellement en Allemagne que le nazisme s’y est imposé sans presque combattre.

Pour Prudhommeaux, qui est à la pointe de cette critique du syndicalisme, les raisons de son inadaptation tiennent au fait que, né contre la légalité bourgeoisie, celui-ci s’est finalement laissé gagner par la fiction démocratique, mais aussi à son confinement à des domaines d’implantation – la petite industrie et les services publics – rendus eux-mêmes inopérants, du point de vue revendicatif, par la crise structurelle du capitalisme des années 1930. Mais, plus encore que son ralliement au légalisme ou ses insuffisances, c’est sa nature même qui a favorisé la consolidation en son sein d’une caste bureaucratique aux intérêts contradictoires avec ceux du prolétariat. « Le problème de la lutte contre la bureaucratie syndicale est à l’ordre du jour dans le monde entier, peut-on lire dans CIO. Il le sera de plus en plus au fur et à mesure que le cours des événements viendra réduire les divergences réelles d’intérêt entre les travailleurs et faire apparaître comme intérêt suprême et commun la destruction du capitalisme. […] Faudra-t-il donc tuer les syndicats pour que vive le syndicalisme ? […] Le problème consiste à chercher par quelles méthodes on peut affranchir le prolétariat du monopole bureaucratique de ses chefs – ou plus exactement à chercher dans la pratique spontanée de la lutte de classe les méthodes par lesquelles les travailleurs, en des occasions déterminées, ont su remettre les leaders à leur place en se passant d’eux et en traitant par le simple mépris leurs ordres et leurs prétentions contradictoires de “représentants officiels de la classe ouvrière” [19]. » Ces « méthodes » – la spontanéité ouvrière, l’action directe des exploités et l’unité de classe – conduisent, « sur la base de nécessités immédiates de lutte » [20], à la création de formes ponctuelles et transitoires d’auto-organisation – les comités d’action –, dont la seule vocation est d’organiser pratiquement, le temps d’un combat prolétarien, les conditions de sa réussite.

Si cette valorisation des comités d’action connecte, à l’évidence, avec la critique « conseilliste » du syndicalisme d’intégration, elle se réapproprie également le vieux fonds d’illégalisme et de séparatisme ouvriers de l’anarchisme social et du syndicalisme révolutionnaire des origines, opérant ainsi les conditions d’une synthèse de deux traditions qui s’ignorent. Pour Prudhommeaux, le syndicalisme révolutionnaire tel qu’il existe comme minorité d’opposition à l’intérieur des organisations syndicales institutionnelles se trouve placé devant un choix clair : se régénérer ou perdre toute raison d’exister. À ses yeux, son avenir se situe « dans les comités d’action, premières ébauches des libres soviets du prolétariat » [21]. C’est à cette rencontre que Prudhommeaux pousse de toutes ses forces, convaincu qu’il est que les « militants éprouvés et réputés » [22] se réclamant du syndicalisme révolutionnaire sont, en fait, les seuls capables de révolutionner les comités d’action en leur apportant « le vieux rêve du syndicalisme rouge et noir : la grève générale insurrectionnelle et expropriatrice » [23].

Éléments pour une « théorie rénovée du mouvement ouvrier »

Malgré l’importance accordée à l’émergence, ici et ailleurs, de comités d’action investissant « le terrain de la grève, de la lutte des chômeurs, du soutien des locataires expulsés, de la défense des libertés publiques et des victimes de la répression, de l’action anti-fasciste, anti-militariste, anti-policière » [24], CIO ne cède à aucun fétichisme particulier d’organisation, même issue de la spontanéité ouvrière. Ce qui l’intéresse dans l’éclosion de ce type de regroupements « instinctifs » de classe, c’est qu’ils constituent, si on les systématise, « la matière première d’une théorie rénovée du mouvement ouvrier, qui s’élaborera d’elle-même au feu de la critique » [25].

Cette dimension historico-critique occupe une place relativement importante dans CIO et s’organise, pour l’essentiel, autour de deux rubriques : « Pages d’histoire » – dont l’objet est de confronter les luttes présentes du prolétariat à d’anciennes expériences révolutionnaires [26] – et « Tribune de discussion », espace de réflexion où sont abordées, sur un mode plus théorique cette fois, des thématiques directement liées aux diverses pratiques sociales anti-capitalistes mises régulièrement au jour par les correspondants français [27] et étrangers du bulletin. De fait, pourtant, la recherche d’une « théorie rénovée du mouvement ouvrier » ne se réduit pas, dans CIO, aux seules « Pages d’histoire » et à la « Tribune de discussion ». Elle est le fondement même de sa démarche – celui de son principal inspirateur, en tout cas.

On a dit, en ouverture de cette note, que la parution de CIO coïncida, chez Prudhommeaux, avec un déplacement de son centre de gravité politique d’un communisme de conseil sui generis vers un « anarchisme en action » capable d’opérer, sur une base de classe, une synthèse non sectaire entre l’idée – communiste – des conseils et les aspirations – libertaires – à l’autonomie individuelle et collective. La première contribution qu’il livre à CIO– « Les anarchistes et la révolution sociale : la période de transition » [28] – recoupe précisément ses préoccupations politiques du moment. Refusant tout à la fois l’anarcho-réformisme, l’anarcho-syndicalisme et l’anarcho-bolchevisme, Prudhommeaux se dit « prêt à [se] placer » du côté d’un anarchisme en action – ou anarchisme réaliste – défendant « le principe de l’action directe et de l’autonomie révolutionnaire des individus et des masses », préconisant « l’affranchissement des travailleurs par eux-mêmes dans des organes transitoires spontanément créés en marge des organisations bureaucratiques » et susceptible « de porter au maximum, par la propagande et par l’exemple, l’initiative et l’audace des collectivités travailleuses ainsi formées » [29].

C’est sur cette base que Prudhommeaux trouva, grâce aux contacts anarchistes noués à CIO, sa propre « théorie rénovée du mouvement ouvrier », celle qui lui permit, sans rompre avec son « gauchisme » originel dans un premier temps, d’opérer le passage vers un anarchisme de lutte de classe que la suite des événements, et d’abord la terrible défaite espagnole, finira par faire évoluer vers un anarchisme sans qualificatif, mais toujours singulier.

Alice FARO



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