■ Carlos FONSECA
LE GARROT POUR DEUX INNOCENTS
L’Affaire Granado-Delgado
Traduit de l’espagnol par Alain Pecunia
Paris, Éditions CNT-RP, 2003, 226 p.
■ Jean-Marc ROUILLAN
ALÈS DÉDAIN
Une résistance libertaire espagnole oubliée
Alès, CNT, 2003, 40 p.
C’est avec précaution qu’il faut manier les mots, surtout quand le sujet se prête au lyrisme et que, de surcroît, il agite sincèrement certaines consciences. Depuis quelque temps en Espagne, et désormais en France, une campagne de réhabilitation occupe partie des libertaires. Il s’agit de demander à l’État espagnol de reconnaître l’innocence de deux militants anarchistes, Joaquín Delgado et Francisco Granado, garrottés le 17 août 1963pour des actes qu’ils n’avaient pas commis. Le livre de Carlos Fonseca, Le Garrot pour deux innocents, initialement publié en 1998 en Espagne et désormais disponible en français, s’inscrit pleinement dans cette démarche « innocentiste ».
L’histoire de la lutte armée antifranquiste menée tout au long de la dictature par des groupes libertaires reste à faire. Pour être crédible, elle devra éviter la fascination ou le rejet, distinguer le vrai du faux et s’attacher à tirer, objectivement, le bilan de ses hauts faits, mais aussi de ses faiblesses et de ses ratés. Il faudra sans doute quelque temps encore pour que la légende, naturellement véhiculée par les derniers témoins de la geste, cède la place au regard critique et dépassionné de l’historien sur une période qui agita autant de cauchemars que de rêves.
Cette histoire-là est terriblement complexe, parce que foncièrement humaine. Elle plonge ses racines dans le désespoir des défaites, mais aussi dans l’illusion antifasciste, constitutive du mythe du soulèvement populaire. Elle rejoint cette ancienne croyance anarchiste en l’acte exemplaire et désintéressé que professèrent tant de théoriciens de la noble cause du tyrannicide. Elle se brise sur l’aveuglement des consciences. Elle tourne en rond, refusant de voir que la question de la domination des esprits ne se règle pas à coup de dynamite et que la servitude volontaire est plus forte qu’un escadron de la garde civile. Il y a du romantisme, indéniablement, dans l’entêtement de ces hommes, une bonne part d’idéalisme aussi, comme il y a chez eux la volonté de ne pas accepter l’évidence : aucune minorité agissante, pour justes que soient ses raisons, ne saurait, à elle seule, détruire un système que, coalisé, le capitalisme international a décidé de soutenir. Admettre cela, c’est installer la faille au cœur d’un dispositif mental entièrement tourné vers la lutte et admettre que le combat est perdu d’avance. Or ce combat est précisément devenu, pour ces guérilleros perdus, leur unique raison de vivre sans démériter (ou de mourir pour quelque chose, ce qui somme toute revient au même). On ne renonce pas facilement à son honneur quand on est espagnol et, par idiosyncrasie,quelque peu don-quichottesque, c’est-à-dire seul contre tous, y compris contre l’Organisation qui, chez les anarchistes, peut aussi être un monstre froid.
Il n’est pas de combattant de la lutte armée libertaire qui, en Espagne franquiste, ne fût au courant des risques qu’il prenait, et ce quelque fût son degré d’implication dans la lutte. Au bout du chemin, il y avait la prison – et pour longtemps – ou, plus sûrement, la mort. À l’heure des comptes, il ne faudrait pas l’oublier. Ils savaient ce qu’ils risquaient.
L’histoire, c’est le flux du temps. Celle de la résistance libertaire armée au franquisme implique une périodisation précise. L’Espagne de l’immédiat après-guerre n’est pas celle des années 1960, et a fortiori celle des années 1970. Le rapport des noyaux de combattants avec le Mouvement libertaire espagnol (MLE) en exil n’est pas le même selon la période étudiée : il peut être serré, lâche ou totalement absent. Sabaté et Facerías moururent en francs-tireurs, abandonnés par les instances de l’exil et condamnés par elles. Delgado et Granado furent envoyés en Espagne par le groupe Defensa Interior (DI), un organisme secret du MLE chargé de coordonner, au début des années 1960 et pour un très court temps, la lutte armée antifranquiste. Le Groupe 1er-Mai agissait en son nom et pour son compte au cours des années 1960 et 1970, sans autre lien organique qu’avec une squelettique Fédération ibérique des jeunesses libertaires (FIJL) mise au ban du MLE. Puig Antich et le MIL n’avaient aucun lien organique (et ne cherchaient surtout pas à en avoir) avec le MLE en exil, qui les condamna sans nuance. Ainsi, et malgré certaines prétentions évidemment propagandistes à donner cohérence et continuité à cette longue histoire, il semble pertinent de relever qu’elle fut très différente d’une période à une autre et que, d’une certaine manière, ses effets cumulés se soldèrent par un échec global puisque Franco mourut dans son lit, ce qui ne saurait être interprété autrement que comme le simple énoncé d’un fait vérifiable.
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