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La presse libertaire allemande
À contretemps, n° 42, février 2012
Article mis en ligne le 19 novembre 2013
dernière modification le 29 janvier 2015

par F.G.


I.– LA TRADITION

Contrairement à une opinion très répandue, il a toujours existé, en Allemagne, un courant vivace d’opposition à l’État et aux disciplines qu’il impose. Sans remonter jusqu’aux hommes de la Renaissance et de la Réforme, aux anabaptistes et aux paysans insurgés, il est certain que l’idée libertaire fut, à des degrés divers, pensée et même vécue par certains milieux « éclairés » au XVIIIe siècle, par des libéraux révolutionnaires et des romantiques à l’aube du XIXe, puis par le groupe jeune hégélien des Freien (dont faisait partie Max Stirner) et par l’émigration intellectuelle de 1848 avec Moses Hes, Karl Grün, Herwegh, etc.

Plus tard, une aile anti-autoritaire du mouvement ouvrier se manifesta en pays de langue allemande et dans les lieux de refuge des proscrits ; en Allemagne même, l’école de Dühring marqua des points contre l’enseignement officiel ; un anarchisme terroriste se développa avec les tentatives de régicide des Nöbling, etc. ; des efforts furent faits pour créer dans le prolétariat un climat d’autonomie personnelle et locale.

Malgré ses prétentions monopolisatrices, jamais la social-démocratie centraliste et politicienne ne réussit à s’arroger la direction absolue du socialisme et de l’organisation syndicale en Allemagne. Jamais non plus les milieux artistiques et intellectuels ne furent tout à fait exempts de cet esprit de révolte qui avait inspiré Schiller, Beethoven, Henri Heine, et tant d’autres héros de la culture allemande [1]. Dans le domaine des sciences humaines, de la psychiatrie, Freud et l’École de Vienne auront sans doute plus efficacement travaillé pour la libération des hommes que l’Autrichien Adolf Hitler pour leur asservissement. Enfin, l’anarchisme international a contracté envers les pionniers John Most et Joseph Dietzgen, les martyrs Ling, Engel, Spiess, Noebe et Schwab, les orateurs Friedländer et Fritz Kater, les écrivains Landauer, Mühsam, Toller, Pfemfert, Ramus (pour ne citer que les morts) une dette impérissable de gratitude.

Cela dit, il faut convenir que le terrain social allemand, avec ses fortes traditions grégaires et militaires, avec sa déviation trop fréquente d’une pensée studieuse en doctrinarisme, fut souvent particulièrement ingrat pour les semeurs de la pensée et de l’exemple individuels. En Allemagne, le droit à l’action autonome est difficilement reconnu (même par certains « anarchistes ») en dehors des consécrations d’une idéologie et d’une responsabilité collectives. L’Allemagne est le pays de l’ordre où même les anti-organisateurs (Organisationsgegner) formaient des groupes disciplinés et prononçaient des exclusives. Il y a là, évidemment, une question de physiologie et de climat, et le voyageur bien accueilli ne saurait demander aux camarades allemands de renoncer à leurs particularités nationales ; ce serait les priver, du même coup, des qualités qui leur sont propres.

II.– L’ENTRE-DEUX-GUERRES

L’inventaire de la presse libertaire allemande entre 1918 et 1933 était difficile à faire, en raison d’abord de la multiplicité des tendances, ensuite de la transition très nuancée entre les groupements de l’anarchisme proprement dit, ceux des syndicalistes à l’allemande et ceux de l’unionisme ouvrier ou « communisme de conseil » (de tradition marxiste plus ou moins libérée). À cela s’ajoutent des individualistes stirnériens, diverses sectes communistes antiparlementaires, des pacifistes intégraux, etc. Où fixer les bornes de cet arc-en-ciel richement coloré ? Comment doser l’importance numérique ou intellectuelle, ou historique, des divers éléments ? Je ne prétends ici qu’à une approximation rudimentaire et forcément subjective, basée sur quelques séjours en Allemagne, de 1925 à 1934.

Dans ses grandes lignes, le mouvement social anti-autoritaire allemand se caractérise par trois grands traits fondamentaux : l’hostilité aux partis « ouvriers » parlementaires, le boycott des syndicats réformistes (gewerkschaften) et la revendication de l’action directe extralégale, armée ou non, mais « consciente et organisée ». Les effectifs groupés, dans ces limites, par des organisations dont l’apogée se place, aux environs de 1921-1923, ont pu s’élever à des centaines de milliers de membres. Ils n’ont cependant constitué, dans un pays massivement politisé comme l’Allemagne, qu’une minorité assez restreinte. Leur division en groupes clos ne leur a jamais permis de jouer un rôle décisif, sauf en quelques localités de l’Allemagne centrale et occidentale. La presse anti-autoritaire, faute de moyens financiers suffisants, n’a suivi que lentement la poussée populaire révolutionnaire du mouvement ; en revanche, elle a pu survivre au déclin relatif de l’action, grâce à la formation de cadres intellectuels que 1933 a malheureusement dispersés ou anéantis.

Dans leur suprême floraison d’avant le fascisme, les publications de l’extrémisme allemand (et autrichien) ne manquaient pas d’un vif intérêt. Elles se répartissaient à peu près comme suit, du marxisme dissident à l’extrême individualisme :

1) Les communistes antiparlementaires étaient attachés à la « pureté de classe », à la « spontanéité révolutionnaire » du prolétariat marxiste idéalisé ; ceci les conduisit, en fait, par la négation de toute revendication partielle, à une sorte de blanquisme insurrectionnel basé sur l’élite (mais non sur la dictature de parti) ; puis, après des épisodes de lutte armée, à une attitude quelque peu fataliste.

Ils éditaient l’hebdomadaire Kommunistische Arbeiter et la revue mensuelle Proletarer (organes du Parti ouvrier communiste allemand KAPD). Les publications, surtout théoriques, du groupe Kommunistische Politik (Karl Korsch) paraissaient irrégulièrement. Enfin, des textes politiques, poèmes, dessins exprimant des nuances allant du trotskisme à l’anarchie, trouvaient place dans Die Aktion, œuvre personnelle de Franz Pfemfert, un hebdomadaire au long passé glorieux, qui ne resurgissait plus que de loin en loin.

2) Les unionistes, très proches des précédents par la doctrine, et parfois organisés à leurs côtés, désiraient fonder une organisation intégrale des masses ouvrières industrielles, sur la base de noyaux révolutionnaires d’entreprise, puis de conseils politico-économiques de défense et de gestion englobant tous les travailleurs et rejetant la tutelle des partis et des syndicats.

Leurs organes de propagande étaient le Kampfruf, hebdomadaire, Die Proletarische Revolution, bi-mensuel, Spartakus, mensuel – chacun soutenu par une Union générale ouvrière, hélas trop faible pour passer efficacement du prosélytisme à l’action exemplaire.

Les divergences de ces organisations entre elles et avec celles du premier groupe reposaient sur l’exclusion plus ou moins complète du centralisme, de la « politique de parti », de toute revendication partielle, ou des formes de lutte légalisées par l’arbitrage obligatoire, etc.

Le Proletarische Zellgeist, bi-mensuel, présentait une sorte de rénovation anarchisante du marxisme sur une base exclusivement ouvrière, et prononçait la négation des organisations traditionnelles. L’organisation du prolétariat ne devait être entreprise qu’en période d’assaut révolutionnaire spontané et sous la forme des conseils.

Enfin, le bulletin international INO (dont on nous annonce la reparution) représentait un moyen d’information commun à diverses tendances anti-autoritaires.

3) Les « syndicalistes », groupés dans l’Union ouvrière libre (FAUD), formaient la section allemande de l’Association internationale des travailleurs (AIT).

À la veille du fascisme, ils disposaient d’organisations d’usine embryonnaires et de groupes de propagande locale dans les principaux centres industriels. À divers égards, leur programme était commun avec celui des unionistes proprement dits : une seule organisation, à la fois idéologique et totale, des ouvriers sur le lieu de travail. Mais l’hebdomadaire Der Syndikalist, la revue mensuelle Die Internationale et les publications de l’ASY-Verlag se réclamaient de Bakounine et non de Marx. Ils prônaient surtout le « syndicalisme français » transposé à l’usage allemand par Kater et Rocker. Enfin, ils préconisaient les fédérations d’industrie comme organes de gestion socialiste.

4) Les anarchistes-communistes, constitués en fédération de groupes locaux, éditaient en Allemagne le bi-mensuel Der Freie Arbeiter (surtout antimilitariste). En Autriche, le mensuel Erkenntnis und Befreiung de P. Ramus, développait les thèses à la fois « grèves généralistes » et non violentes. Lu par les divers éléments libertaires, Le Fanal, revue mensuelle d’Erich Mühsam, tenait tribune ouverte sur le problème du rassemblement des forces révolutionnaires. Des revues non-conformistes et pacifistes, comme Die Weltbühne, concouraient également à cette tâche.

Les publications spécifiquement individuelles, comme Der Gegner et Contra, n’ont joué qu’un rôle épisodique.

III.– LES PERSPECTIVES ACTUELLES

L’expérience terrible de la prise du pouvoir par Hitler en 1933 a consommé la faillite générale des espérances qui s’attachaient encore soit aux partis ouvriers de masse, à leurs syndicats réformistes et à leurs organisations paramilitaires, soit aux multiples groupements de cadres, de minorités et de sectes cantonnés sur un terrain révolutionnaire abstrait. Les leçons à tirer de cette déroute des illusions semblent avoir été longuement méditées en Allemagne et nous avons l’espoir de voir resurgir de la mort des petites chapelles et de la désaffection générale envers les partis un mouvement et une presse intégralement libertaires dans lesquels aucun apport ne sera négligé et dont les principes d’organisation seront assez fermes et assez souples pour concilier l’union avec la diversité.

Quand nous parlons d’union, nous n’entendons pas ici l’exclusivisme d’une organisation unique pour toutes les tâches, bonne à tout et exclusive de tout ce qu’elle ne fait pas par elle-même. Le temps des organisations-providence (toutes également impuissantes dans leur totalitarisme mystique) est passé pour le mouvement libertaire allemand. Il a appris à considérer l’organisation comme un mal nécessaire, comme un instrument imparfait dont il faut tirer les meilleurs résultats pratiques avec le minimum de gaspillage d’efforts, mais sans prétendre y incarner une perfection doctrinale quelconque et sans en faire l’arbitre de toutes les valeurs humaines. Le critère ne saurait être, en dernière analyse, que l’individualité vivante et concrète du militant lui-même ; d’où la relativité de l’organisation comme telle et la prééminence du comportement pratique révolutionnaire sur toute espèce d’orthodoxie théorique.

Nous sommes assurés que, s’il se pénètre de cette leçon de l’expérience, non seulement allemande, mais internationale, le mouvement libertaire saura regrouper dans ses rangs les « élites révolutionnaires » anciennes et nouvelles (sans nulle prétention d’ailleurs de les constituer en dirigeantes des masses). Nous pensons aussi que les masses – animées par l’exemple et la présence éducatrice des anarchistes dans leur sein – trouveront dans l’action immédiate qui s’impose le chemin de nouvelles solutions aux problèmes irrésolus par les vieilles organisations autoritaires.

Le problème de la presse évidemment dépend dans une large proportion des mesures légales et des possibilités d’approvisionnement contrôlées par l’occupant. Toute la littérature d’avant-garde ayant été détruite par le IIIe Reich, il est indispensable que l’intérim soit assuré par des publications auxiliaires en langue allemande éditées dans les pays frontières où il existe des possibilités d’impression.

À l’heure actuelle, de semblables initiatives fonctionnent en France, en Suède, en Suisse, en Angleterre et dans le Benelux, mais sur une échelle beaucoup trop restreinte.


André PRUDHOMMEAUX
Le Libertaire, 18 mars 1948.



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