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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Le doute méthodique et l’art d’écrire :
digressions sur l’après-guerre d’un anarchiste de plume
À contretemps, n° 42, février 2012
Article mis en ligne le 18 novembre 2013
dernière modification le 29 janvier 2015

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Il fallut un événement décisif – la terrible défaite espagnole de 1939 – pour que, longtemps relégué à l’arrière-plan de son activisme militant, le monde sensible finisse par occuper, dans l’univers d’André Prudhommeaux, une place déterminante. En ces heures de déshérence collective, il lui restait à maintenir l’essentiel – sa liberté intérieure. C’est en Suisse, c’est-à-dire dans un ailleurs simplement vivable, qu’il trouva, le temps d’une guerre, matière à la cultiver, mais aussi à se reconstruire. Six ans plus tard, il en reviendra profondément transformé. Comme si cette expérience intime de l’exil – cette ascèse – lui avait permis de se mettre définitivement au clair avec lui-même.

De cet exil suisse, Prudhommeaux tira quelques leçons définitives pour la suite de son existence : que la poésie ne doit pas être « une carrière, mais une passion », comme l’écrivit Edgar Poe [1] ; que les sonnets de Michel-Ange et de Shakespeare en disent souvent plus que la philosophie sur « la complexité sordide, mais admirable de la vie » [2] ; que cette « forme heureuse du silence » que le poète prolétaire hongrois Attila József cherchait en rêve est la définition même de la parole du dedans [3] ; que « la lecture des essais de Shelley n’est sans doute inutile à aucun homme vivant, si ce n’est aux petits Machiavels qui s’imaginent mener le monde avec leurs calculs et – qui pis est – se targuent de l’améliorer » [4].

Retiré de l’histoire, il s’était fait traducteur interprète transcripteur de poètes – c’est-à-dire « poète incomplet se réalisant dans l’œuvre médiatrice », disait-il [5] –, puis poète à part entière [6], critique et essayiste littéraire. Explorant ainsi les vastes espaces de la poésie et de la littérature, il laissa venir à lui ce monde sensible que, des années durant, la nécessité historique avait déporté aux marges de sa conscience. Dès lors, il ne cessa plus de chercher la jonction entre la pensée sociale et l’expérience intérieure, même si l’une et l’autre empruntèrent souvent, au rythme de ses multiples activités rédactionnelles, des voies parallèles.



S’il fallait fixer Prudhommeaux dans un territoire – mais le faut-il ? –, c’est sans doute celui de l’écriture qui lui conviendrait le mieux. Écriture multiple, fluide, intense, argumentée, incisive. Anarchiste de plume, comme on pourrait dire d’épée, il s’adonna à cette activité avec, toujours, la ferme volonté de combattre et de convaincre. Copieuses, ses collaborations à la presse libertaire de son temps démontrent qu’il avait l’entendement agile et la dent dure. Partant du principe (éprouvé) que le jugement s’aiguise dans la polémique, il n’en abusa que lorsque la démonstration l’exigeait, c’est-à-dire assez souvent. Si, le temps passant, il changea de point de vue sur la meilleure façon de comprendre l’anarchisme, ses qualités d’exposition, elles, ne varièrent pas, pas plus que l’intransigeance qu’il mettait à le défendre. Le talent d’écrivain de Prudhommeaux est une évidence. On a même dit qu’il en avait trop, comme si ce trop suffisait, en dernière instance, à le disqualifier. Hors du rang et des normes communément admises, le talent fait peur, c’est bien connu, aux médiocres répétiteurs de lieux communs. En anarchie, comme ailleurs. D’où ce récurrent reproche d’élitisme que Prudhommeaux trimballa au sein de la maison mère. Et cette quête incessante qui fut la sienne d’espaces – transversaux – où il pourrait écrire, à son gré et à sa guise, sans autre justification que celle d’avoir quelque chose à dire et la volonté de le dire bien. Témoins fut, un temps, cette terre d’ancrage et, à un degré moindre, L’Unique et Défense de l’homme. À défaut d’avoir sa revue propre, il s’en accommoda. Sans jamais s’en satisfaire totalement.



Les années d’après-guerre placèrent Prudhommeaux sur la voie difficile – impossible ? – de la recherche (douloureuse) d’un anarchisme raisonné et raisonnable. Ouvertement hétérodoxe, agnostique et éclectique, il apporta sa pierre à un débat qui n’intéressait, de fait, presque personne. Comme le « damné de l’Enfer mythologique, qui pousse un rocher au faite d’une montagne, le voit rouler de l’autre côté, puis le hisse à nouveau, éternellement », il fut un partisan acharné de l’effort libertaire, qui vit en Camus un frère en questionnements et un compagnon de doutes. Avec le même insuccès intellectuel que l’auteur de L’Homme révolté, il prôna la « réforme expérimentale » contre « la révolution faite ou rêvée une fois pour toutes », « l’effort de libre culture » contre « l’effort de destruction », « le refus précis de certains actes » contre « l’insurrection générale » des passions [7]. Rien, sans doute, qui puisse exalter ses semblables en anarchie. Tout acquis à leur « mythologie de rechange », ils ne le furent pas davantage par cette définition éthique que leur proposa Prudhommeaux, et qui mérite d’être citée in extenso  : « L’anarchisme, c’est tout d’abord le contact direct entre l’homme et ses actes ; il y a des choses qu’on ne peut pas faire, quel qu’en soit le prétexte conventionnel : moucharder, dénoncer, frapper un adversaire à terre, marcher au pas de l’oie, tricher avec la parole donnée, rester oisif quand les autres travaillent, humilier un “inférieur”, etc. ; il y a aussi des choses qu’on ne peut pas ne pas faire, même s’il en résulte certains risques – fatigues, dépenses, réprobations du milieu, etc. Si l’on veut une définition de base, sans sectarismes ni faux-semblants idéologiques, de l’anarchiste (ou plutôt de celui qui aspire à être tel), c’est en tenant compte de ces attitudes négatives et positives qu’on pourra l’établir, et non point en faisant réciter un credo, ou appliquer un règlement intérieur [8]. » L’anarchisme comme milieu librement ouvert, en somme, où les conduites vaudraient plus que les idées.



Par incompréhension autant que par commodité, certains esprits un peu obtus de l’anarchisme d’époque ont fait du Prudhommeaux d’après-guerre un simple rallié au libéralisme bourgeois. Comme si, l’âge et la maturité venant, l’intransigeant radical d’avant-guerre n’avait fait que suivre – sans mystère – la pente naturelle du renoncement. C’était, de la part de ses contempteurs, une manière d’éviter de se poser la question du réel, en s’en tenant à cette idée finalement rassurante que, par son génie propre, l’anarchisme ne pouvait se situer qu’en dehors du temps de l’histoire. Sur ce point – appréciation des circonstances, d’un côté ; isolement de l’en-dehors, de l’autre –, Prudhommeaux, c’est sûr, avait mis beaucoup d’eau dans son vin, et ce d’autant que lui-même avait été, pendant le conflit espagnol et à la différence de bien des anarchistes de son temps, l’un des plus « anti-ciconstancialistes » qui fût. Reste que l’homme, avant et après la guerre, s’efforça, avec ardeur, de penser l’époque, mais aussi les changements d’époque, avec une même volonté de désencombrer, vaille que vaille et parfois paradoxalement, l’anarchisme de sa « paresse mentale » [9], ce qui, convenons-en, ne va jamais sans tracas pour qui s’y colle. Aux « camarades qui, une fois pour toutes, prétend[aient] “s’insoucier” de ce qui se pass[ait] dans le monde » au nom du sacro-saint principe que l’Anarchie n’aurait que faire de la politique et à ceux qui, agités perpétuels, annonçaient « chaque semaine la révolution sociale à Téhéran, au Caire ou à Caracas et le grand soir à Paris pour le lendemain au plus tard », Prudhommeaux opposait le « juste milieu », qu’il définissait comme un « pouvoir d’influer […] en prenant position et en cherchant, par un acte d’intelligence créatrice, à sortir du fatalisme de la servitude universelle », mais sans « confondre la lutte contre le gouvernement en exercice – c’est-à-dire l’opposition politique – avec la résistance et l’émancipation vis-à-vis de l’État, qui est une lutte apolitique ou anti-politique, ayant ses principes, ses méthodes, ses moyens et ses résultats propres » [10]. Appliquée à la géopolitique mondiale, cette analyse conduisit Prudhommeaux à penser qu’il n’existait, en ces temps de « guerre froide », d’autre alternative que de choisir le camp « anti-totalitaire ». Jusqu’à accepter l’idée d’un modus vivendi tactique entre libertaires et libéraux fondé sur l’idée que « ce qui protège encore notre liberté relative, c’est cette liberté même » [11]. Dans son cas, comme dans celui de Camus, ce choix fut essentiellement moral, mais, à la différence de Camus – qui vit dans l’anti-fascisme des raisons d’espérer et dans l’anti-totalitarisme une autre manière de résister à la servitude –, il marquait, chez Prudhommeaux, une rupture définitive avec l’idée longtemps assumée que, quelles que fussent les circonstances, le prolétariat n’avait d’autre rôle à jouer que le sien propre. S’il y eut ralliement de sa part, ce n’est pas au libéralisme, mais à l’idée qu’il n’est pas, en certaines circonstances, de hors-jeu possible et que la recherche du « moindre mal » peut être, in fine, une raison suffisante de se battre.



Ailleurs que dans la presse libertaire, sa plume explora des thématiques aussi variées que les préoccupations, multiples, qui l’animaient. À Preuves, notamment, où il pratiqua avec excellence la critique littéraire et où, pour les combattre, il pointa, au croisement du culturel et du politique, quelques « signes du temps ». Ainsi de sa défense de Czeslaw Milosz contre la dissidence catholique conservatrice polonaise qui vit en lui « un porteur de germes destructifs et presque un agent de l’adversaire » [12] « Pour qui connaît la logique grégaire, écrivait Prudhommeaux, il est une explication […] simple aux injures que reçoit Milosz de part et d’autre du rideau de fer » : c’est que, « forcé de quitter son pays pour n’avoir pas voulu adhérer sans réserves à une théorie dont il appréciait la cohérence, mais dont il condamnait les incidences pratiques sur l’existence des vivants […], il n’a pas adhéré sans réserve au parti contraire (si tant est que le Parti soit jamais le contraire du Parti), ce qu’ont fait tant de transfuges empressés à trouver un abri pour leur agoraphobie spirituelle et à opérer leur dédouanement politique. » [13]. Ce que confirmera Milosz lui-même en déclarant, dans La Pensée captive – dont on doit la traduction française à Prudhommeaux –, que les dissidents « ne sont pas nécessairement ceux ayant les plus forts esprits, mais ceux ayant les plus faibles estomacs » [14]. Autre « signe du temps », l’annexion des grands auteurs de la tradition littéraire nationale opérée, alors, par le « Parti de la Renaissance Française » – le PCF, pour qui ne suivrait pas – réveilla la verve polémique de Prudhommeaux quand, « non content d’annexer toute la poésie à la sienne depuis Thuroldus jusqu’à Paul Déroulède et d’identifier à la France elle-même Madame Elsa Triolet, son épouse », Aragon, protecteur des Arts et Lettres, incita le grand Maurice (Thorez) à parrainer le petit Victor (Hugo) [15]. Brillante mise en pièce de cette bouffonnerie, l’attaque de Prudhommeaux, argumentée au millimètre près, révèle un aspect plus méconnu de son talent : le maniement conjoint de l’indignation et de l’humour. Une prose comme un soufflet sur la gueule de l’ignominie.



« Chacun sait que Baudelaire rencontra chez Poe, toutes faites, des choses qu’il avait rêvé d’écrire. Il n’avait pu construire lui-même le pont entre l’idée et son expression. Et pourtant c’était un grand magicien que Charles Baudelaire, et un grand architecte. Il y a joie à découvrir un frère spirituel qui a travaillé pour nous, à retrouver par lui accès à une province sans route de notre esprit, et aussi à collaborer à l’œuvre même de ce génie intercesseur, en la traduisant : en projetant sur les vestiges de l’aventure poétique l’image du pont idéal déjà réalisé par le poète sur un gouffre… tout pareil à celui qu’il nous faut franchir à notre tour. [16] » À lire ces mots, on imagine ce qu’aurait pu être, sur ce terrain-là, une rencontre entre André Prudhommeaux et Armand Robin [17]. Et on l’imagine d’autant plus aisément que l’un et l’autre se fréquentèrent au Libertaire – même si, semble-t-il, ils ne s’apprécièrent pas outre mesure. Sur ce terrain-là, insistons, il existait d’évidentes connivences sensibles entre Prudhommeaux et Robin. Notamment cette idée, qui leur était commune, de la traduction poétique – la « non-traduction », disait Robin – comme survivance, plus que comme effacement, d’une « vie sans moi » dans la parole du « frère spirituel qui a travaillé pour nous ».



Prudhommeaux excellait dans le portrait des disparus et des vivants. Toujours sobre, il évitait, comme la peste, le trémolo démonstratif et la surcharge affective, s’efforçant constamment d’être dans le juste et à bonne distance. Des disparus, ses disparus, compagnons et compagnes d’une ancienne guerre de classe, il donna quelques esquisses riches de vérité humaine – sur Camillo Berneri, Voline, Henriette Roland Holst, Fritz Brupbacher, entre autres. Avec, au-delà de l’hommage, l’idée, toujours, de laisser trace d’un temps où l’activité subversive impliquait « désintéressement, mépris du confort et du conformisme, acceptation des risques et des responsabilités d’un isolement moral presque entier dans un monde où le sordide et le médiocre ne manqu[aient] point » [18]. Sous la plume de Prudhommeaux, cette connexion sensible – « à défaut de l’image vivante, écrivait-il, du moins nous faut-il le rêve, l’imagination du cœur à partir d’un nom, d’un passé, d’une figure… » [19] – s’opérait naturellement. Avec juste ce qu’il fallait de nostalgie pour évoquer un décor où, entre asphalte berlinois et fournaise barcelonaise, trente grosses années durant, un « communisme plus ou moins anarchique » s’entêta, contre vents et marées, à « faire du socialisme la réalité spirituelle du XXe siècle » [20]. Ce temps de « l’espoir perdu », il le revivait dans la fréquentation de quelques frères d’exception, dont Georges Glaser fut l’exemple même. Lors de la parution de Secret et Violence, en 1951, chez Corréa, Prudhommeaux lui consacra plusieurs articles laudatifs [21], dont l’un s’achevait sur cette évocation : « J’ai rendu bien des fois visite à Georges Glaser alors qu’il travaillait encore chez Renault et n’avait pour écrire que ses nuits. Plus tard, je suis resté l’un des familiers de son atelier d’artisan dinandier (21, rue Guénégaud, au fond d’une cour proche de l’École des Beaux-Arts) où l’homme façonnait l’argent, le cuivre, le bronze, sous la dure lumière du néon, puis se reposait puissamment à des colloques avec ses visiteurs, à des casse-croûte arrosés du vin d’une gourde de cuir, à des dessins, à des lectures. [22] » On subodore que ces « colloques » de Guénégaud résonnèrent souvent des souvenirs de l’affaire Van der Lubbe, sujet sur lequel le dinandier voulait alors écrire – et à partir duquel il composa une pièce de théâtre, Marinus de Leyden, une passion, qui ne trouva jamais d’éditeur « au prétexte qu’elle contredisait la vérité historique et suscitait la confusion » [23].



André Prudhommeaux, dont la plume fut prolixe, l’écriture alerte et le talent certain, reste, cependant, un auteur sans livres [24]. Comme si l’écriture d’intervention l’avait toujours emporté, dans son cas, sur le besoin de faire œuvre en publiant des livres, cette manière de concevoir son labeur d’écrivain cadre parfaitement avec cette philosophie de la vie qui fut la sienne, tout entière arrimée à l’idée, aujourd’hui insaisissable par le commun des mortels, du « refus de parvenir ». Dès lors, ce qui pourrait être perçu comme un paradoxe – le fait que l’anarchiste de plume le plus doué de son temps fût un auteur sans livres – n’en est pas forcément un. Après avoir tout donné, et trop peut-être, à la cause de l’émancipation ouvrière, Prudhommeaux arpenta, au sortir de la guerre, diverses voies dont aucune, désormais, n’excluait l’autre. C’est dans cette pluralité sensible qu’il chercha son équilibre et que, tant bien que mal, il le trouva dans l’ardente capacité de dire, article après article, ce qui lui tenait suffisamment à cœur pour être dit. « La seule sincérité en art, écrivit-il, c’est le travail » [25]. Du travail, il en fournit beaucoup, et de belle facture, un travail d’écriture critique inlassable qui aborda des rivages aussi différents que la philosophie, l’histoire, la sociologie, la poésie et la littérature. C’est cette somme qui fait œuvre, une œuvre qui reste à découvrir et que, pour notre part, nous avons voulu restituer dans toute sa pluralité, sa richesse et ses contradictions.

Freddy GOMEZ


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