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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Un entretien avec Diego Abad de Santillán
À contretemps, n° 10, décembre 2002
Article mis en ligne le 7 août 2005
dernière modification le 2 novembre 2014

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Mars 1977, Madrid… Les multiples échos d’une nouvelle « transition démocratique », déjà « modélisée » par ses thuriféraires médiatiques, peuplaient les colonnes des journaux et les écrans des lucarnes. À petits pas, l’Espagne entrait dans le Grand Marché global. Comme condition première : la desmemoria, cet oubli patiemment programmé d’une ancienne subversion. Comme objectif avoué : la movida, cette adhésion festive aux modernes valeurs du capital démocratiquement restructuré. Bien sûr, du fond de quelques impasses, montaient les cris assourdis d’une possible révolte contre l’union sacrée post-franquiste et le nouvel ordre marchand et, avec eux, l’illusion chaotique d’un retour du rojinegro à l’espagnole. C’est dans ces circonstances que revinrent au pays quelques historiques figures de l’anarchisme héroïque, dont Diego Abad de Santillán. Il allait fêter ses quatre-vingts ans et, comme d’autres, il avait envie de raconter. L’homme nous reçut chaleureusement dans son modeste appartement du populaire quartier d’Aluche et se prêta de bonne grâce au jeu de l’entretien. Inédit à ce jour, c’est avec plaisir que nous l’offrons, en version française, aux lecteurs d’À contretemps.

La première question sera quelque peu rituelle. Dans quelles circonstances es-tu devenu anarchiste ?

Depuis mon plus jeune âge, j’ai toujours ressenti une sorte de solidarité instinctive pour le peuple. Dès que le peuple sortait dans la rue et sans avoir aucune inclinaison politique ou sociale particulière, je me sentais naturellement à ses côtés. Je me souviens d’une grève en 1916, puis de la grande grève unitaire CNT-UGT de 1917. Je participais à l’agitation, non par identification à tel parti ou organisation, mais pour être au côté du peuple. Ce fut mon baptême du feu, puisque mon engagement se solda par un procès et une peine d’emprisonnement d’un an et demi. À la prison Modelo de Madrid, j’ai eu pour compagnons un groupe d’anarchistes. Les relations entre eux et moi furent si fortes affectivement, si solidaires, si fraternelles qu’elles m’inclinèrent vers les idées qu’ils professaient. Ce qui m’attira vers l’anarchisme, c’est la conduite de ces hommes, et je n’ai pas varié. La façon de vivre et le comportement humain comptent davantage pour moi que les idées elles-mêmes. C’est ainsi que j’ai découvert le mouvement libertaire, et plus encore le mouvement ouvrier, à travers ces hommes de la prison.

Te souviens-tu de leurs noms ?

L’un d’entre eux s’appelait Antonio Lozano. Un autre se faisait surnommer Latigo. Les autres, je revois leurs visages, mais malheureusement je n’ai pas retenu leurs noms. C’est très lointain, ce souvenir. Ce dont je me souviens, en revanche, c’est que moi qui n’appartenais alors à aucun groupe, à aucune organisation, je figurais sur une liste de Tomás Herreros [1], qui s’occupait à Barcelone d’un comité de soutien aux emprisonnés libertaires de Madrid, et que je recevais une aide financière. C’est dire qu’avant même que je les rejoigne, les anarchistes me considérèrent comme un des leurs. Ça m’a touché. Cette qualité de camaraderie m’a beaucoup séduit. J’ai immédiatement pensé qu’on ne pouvait construire un monde nouveau que sur cette base-là, que la théorie et la stratégie ne suffisaient pas. Depuis, je n’ai pas changé d’opinion.
Après la prison, je devais faire mon service militaire. En sortant de la Modelo, je reçus la visite d’un camarade catalan, un gars costaud, énergique qui me demanda ce que je comptais faire de ma liberté. « Pas mon service, en tout cas, je vais quitter le pays. » Il m’y encouragea et s’en alla. Plus tard, en Argentine et en Allemagne, je devins un militant. Un jour, en feuilletant une revue éditée en France, je vois la photo du type qui m’avait rendu visite. C’était Salvador Seguí, le « Noí del sucre » [2]… C’est un autre souvenir qui est ancré en moi. En appuyant ma décision de ne pas faire mon service, Seguí est sans doute pour beaucoup dans mon départ pour l’Argentine, où je suis entré dans le mouvement libertaire.

Quand es-tu arrivé en Argentine ?

En 1919. J’y ai connu la Semaine tragique [3], les prisons et les grèves de 1920, puis de 1921, en Patagonie, qui fut sauvagement réprimée [4]. Cette grève fut le fait des ouvriers agricoles des grandes propriétés du sud de l’Argentine. Leur sort était ignoré dans le reste du pays. Au début, la grève – qui était organisée depuis Río Gallegos par des libertaires – portait sur des revendications si élémentaires que nous ne lui avions pas consacré l’attention qu’elle méritait, mais la situation est rapidement devenue très tendue. Je me suis beaucoup investi dans le mouvement de solidarité aux grévistes. En vain. Cette grève s’est soldée par quelque mille morts, mille ouvriers assassinés… Parfois, on leur faisait creuser leur propre tombe avant de les exécuter. Je travaillais, alors, au journal La Protesta – le seul quotidien anarchiste du monde – et je partageais mon logement avec un camarade italien, Enrico Arrigoni. Un jour, j’y trouve Kurt Wilckens [5] lisant le journal. Il était en larmes. « C’est un massacre, hurlait-il. Tout ce qui a été fait n’a servi à rien. Le mouvement n’a pas été à la hauteur des circonstances… » Moi aussi, j’étais abattu par ce qui s’était passé. De là m’est venue l’idée de partir pour l’Allemagne afin d’y entreprendre des études de médecine. Arrigoni et Wilckens m’y incitèrent, d’ailleurs.

C’était en…

… 1922. En arrivant en Allemagne, j’ai appris que Wilckens avait exécuté le général Varela, responsable de la répression en Patagonie. Pour moi, Wilckens, c’était comme un frère. La nouvelle m’a vivement impressionné. Wilckens, blessé, fut emmené en prison et les fascistes le firent garder par un type qui le tua. Son assassinat provoqua une grève générale en Argentine. Cet homme se sacrifia parce qu’il ne pouvait pas supporter l’idée que ce massacre reste sans réponse. Pourtant, Wilckens était un non-violent, un authentique pacifiste. Des compagnons comme lui, j’en ai connu beaucoup, tous non violents : Simón Radowitsky [6], par exemple, un jeune type d’une extrême générosité, d’une non-violence absolue, ou ceux du Diana [7]… Tous, ils étaient ennemis de la violence et, pourtant, ils l’appliquèrent. Dans le cas du Diana, c’était pour répondre à l’emprisonnement de Malatesta. Le bruit courait qu’il avait été torturé dans sa cellule. Il y eut aussi le cas de Francesco Ghezzi [8], que Staline fit fusiller. Pour te donner une idée de la chose, une anecdote suffit. Durant un de mes séjours à Montevideo où je m’étais lié d’amitié avec Luigi Fabbri, une des figures les plus importantes du mouvement à cette époque [9], des compagnons italiens nous offrirent un poulet pour faire une polenta. Il s’agissait donc de tordre le cou à la bestiole. Fabbri tuer un poulet ? Impossible ! Alors, je demande à Radowitsky, qui vivait avec moi. Simón, tuer un poulet ? Hors de question ! Radowitsky pouvait liquider le chef de la police de Buenos Aires… mais pas tuer un poulet. J’ai cherché dans tout Montevideo et je n’ai trouvé aucun copain capable de trucider l’animal… L’anarchisme est anti-violent, par excellence. L’anarchiste ne cherche pas à imposer ses idées. Il peut devenir justicier quand l’injustice est trop insupportable, mais il n’est pas violent, parce qu’il sait que l’anarchisme ne pourra jamais s’affirmer à travers la violence.

Quelle fut la durée de ton séjour en Allemagne ?

J’y suis resté jusqu’en 1926. Au départ, il s’agissait, comme je l’ai dit, de faire des études de médecine. J’ai toujours eu des facilités pour les études. En Espagne, j’avais déjà passé mon baccalauréat en deux ans et entrepris des études universitaires de philosophie, mais la question sociale m’avait rattrapé. À Berlin, il en alla de même. Je voulais faire médecine par souci d’indépendance, mais je n’ai pas eu le temps de terminer mes études. Encore la question sociale… C’était l’époque où il fallait faire contrepoids au bolchevisme dans le mouvement ouvrier, et plus particulièrement à l’influence grandissante de l’Internationale syndicale rouge. En Allemagne, j’étais correspondant de La Protesta. Nous avions lancé, avec un certain succès, un supplément culturel au quotidien. Ce fut une des plus belles choses qui se publiaient alors. J’avais obtenu la collaboration des meilleurs plumes du mouvement. Malheureusement, l’anarchisme argentin entra dans une phase de durs conflits internes et on me demanda de retourner à Buenos Aires, ne fût-ce que pour un an. Et j’y suis allé. Pas pour un an, mais jusqu’en 1933… En 1930 eut lieu le coup d’État du général Uriburu et j’ai dû partir en Uruguay. En 1931, je suis venu en Espagne pour participer aux congrès de la CNT et de l’AIT. En vérité, je ne souhaitais pas repartir, mais la situation l’exigeait : nous avions près de 2 000 compagnons en prison. Toute cette période fut très difficile à vivre du point de vue interne, tragique même. Un compagnon italien qui s’était formé sous le fascisme avait tendance à confondre banditisme, violence et anarchisme. Pour lui, attaquer une banque ou balancer une bombe sur le consulat italien de Buenos Aires, c’était du pareil au même, ça relevait de l’anarchisme, disait-il, et il voulait que La Protesta le revendique comme militant anarchiste. Le refus que nous lui avons opposé coûta la vie au codirecteur du journal, un militant qui avait toute ma confiance [10].

Avant d’aller plus avant, j’aimerais que tu me donnes tes impressions sur le mouvement libertaire allemand de cette époque.

À cette époque, il existait, en Allemagne, une fédération anarchiste constituée de groupes d’affinité. Fritz Oerter s’occupait, avec son frère, du Freie Arbeiter. Malheureusement, je n’ai pas connu Gustav Landauer, une des grandes figures de l’anarchisme allemand, qui avait été assassiné lors de la révolution des conseils de Munich. Rudolf Rocker – qui était un orateur extraordinaire – donna à l’anarchisme une base plus ouvrière, un caractère plus social. Avec Fritz Kater [11] – le père d’Elisa, celle qui devint ma compagne –, ils imprimèrent un nouveau cours à la Freie Arbeiter Union Deutschlands (FAUD). Ainsi, nous avions, dans l’Allemagne de ces années-là, un mouvement anarchiste constitué de groupes de modeste importance mais actifs, d’un côté, et, de l’autre, un mouvement ouvrier relativement implanté. Nous avons même réussi à avoir un quotidien à Düsseldorf. Bien sûr, les sociaux-démocrates étaient les maîtres de la situation, mais les anarchistes n’ont pas démérité, surtout quand ils ont tenté de leur faire comprendre – sans convaincre, il est vrai – le danger que représentait la montée du nazisme [12]. Pour nous, l’Allemagne était une base importante. L’anarchisme y conjuguait plusieurs talents : intellectuel (la poésie d’Erich Mühsam était très populaire) et organisationnel (en plus de Rudolf Rocker et de Fritz Kater, il faut bien sûr mentionner Augustin Souchy, directeur de Der Syndicalist). Cela dit, notre principale préoccupation était alors de regrouper par-delà les frontières les diverses organisations ouvrières de type libertaire. L’Association internationale des travailleurs (AIT), fondée en 1922, répondait à ce projet. Cette tâche nous semblait prioritaire, tellement prioritaire qu’il était impensable, à nos yeux, de s’en extraire. Un exemple : quand nous préparions le congrès de Berlin, nous ne savions pas si la CNT espagnole y participerait. Elle devait elle-même prendre sa décision en congrès. Quand elle le fit, le congrès de Berlin venait d’ailleurs d’avoir lieu, ce qui ne nous avait pas empêchés de faire comme si elle y avait assisté et de l’inclure comme signataire de sa déclaration finale.

Quelles impressions as-tu gardées de cette période de préparation du congrès de fondation de l’AIT ?

J’ai participé de très près à la préparation du congrès constitutif de l’AIT. Cela m’a bien coûté un an de travail. Je m’occupais des contacts avec l’Amérique latine et l’Espagne. Sur le plan administratif, cependant, le travail fut fait par d’autres. Mes activités universitaires et ma collaboration quotidienne à La Protesta et à d’autres journaux et revues me prenaient assez de mon temps comme ça. Sur les à-côtés du congrès lui-même, il y aurait beaucoup à dire. Les émigrés russes, par exemple, se sont retrouvés à Berlin. Avec certains, des liens d’amitié se sont vite tissés. Avec d’autres, je gardais mes réserves. Les réfugiés italiens firent aussi le déplacement. Un jour, Ugo Fedelli [13] et d’autres compagnons, italiens et russes, apprirent que Max Nettlau devait passer chez moi et ils souhaitaient le connaître. Parmi eux, il y avait Voline et Archinov. À la fin de la réunion improvisée à mon domicile, Nettlau jeta un froid dans l’assistance en déclarant : « Des hommes comme Archinov ont le don de créer un malaise… » Pour Nettlau, Archinov n’était pas anarchiste et, de fait, il ne l’était pas, à la différence de Voline. Je suis parvenu à faire travailler tout ce petit monde ensemble. Avantage de la jeunesse, je pouvais me permettre de dire spontanément ce que je pensais… Max Nettlau et moi étions très intimes. Tout le matériel qui m’arrivait d’Amérique latine, je le lui donnais pour alimenter ses archives, par amitié…

Quelle était la situation du mouvement quand tu es retourné en Argentine ?

En fait, quand j’y suis retourné, en 1926, c’était pour tenter de remettre un peu d’ordre dans un mouvement déchiré par des querelles intestines. Une campagne de haine avait pris pour cible mon ami López Arango. Quant au coup d’État d’Uriburu, on l’avait vu venir et, pendant les mois qui l’ont précédé, j’ai mené campagne, avec d’autres, pour organiser la résistance [14]. Après coup, je pense pouvoir dire que j’avais raison. Je disais alors : « Si on laisse faire les conspirateurs, on paiera notre lâcheté pendant cinquante ans. » Les cinquante ans, nous y sommes… J’ai été prophète, mais je me suis retrouvé isolé sur cette position… Pourquoi ai-je survécu ? Cela relève de circonstances incroyables. On avait décidé, en haut lieu, de me liquider, mais à quoi bon entrer dans les détails…

Parce qu’ils ont leur importance…

Ils sont purement incroyables. Le jour qui précéda le coup d’Etat, par exemple, alors que le général Uriburu s’était déjà installé au siège du gouvernement, on a donné l’ordre de perquisitionner les locaux de La Protesta. On reçut donc la visite du commissaire du quartier et de ses agents. J’ai tout de suite compris que ces types étaient là par obligation… Ils ouvrirent un tiroir et y trouvèrent deux pistolets, le mien et celui d’un compagnon docker qui l’avait glissé là à leur arrivée. C’était suffisant pour être arrêté. Or, le type referma le tiroir en se contentant de mes explications : « C’est pour notre défense personnelle ». Il y avait là une indication : le type n’avait pas d’intentions malveillantes, il était venu par obligation professionnelle. Le soir, on a trouvé un billet anonyme où il était indiqué qu’il y avait ordre de m’exécuter le lendemain. D’où venait-il ? Peut-être du commissaire. Je ne voulais pas partir, mais les compagnons Manuel Villar [15] et José Berenguer m’ont vivement incité à me cacher. Je me suis rendu à Avellanera, un village proche, pour y passer la nuit. Le lendemain, je culpabilisais un peu et j’ai voulu reprendre mon poste. En arrivant sur les lieux, j’ai immédiatement senti qu’il se passait des choses bizarres et cette impression s’est confirmée quand un policier en faction dans la rue s’est écrié : « Planquez-vous, on vous cherche ! »… Incroyable, non ? Un policier qui te prévient que ses collègues sont là pour toi… Voilà, il était inutile d’insister. Les compagnons m’ont caché et je suis passé en Uruguay. Là, j’ai retrouvé Ugo Fedelli. Il était très préoccupé parce que Simón Radowitsky avait disparu depuis trois jours. On l’a retrouvé dans l’atelier de mécanique d’un copain catalan. Pensant qu’on m’avait exécuté, il préparait une grenade pour me venger. Quand il m’a vu, il a terminé son travail et nous sommes repartis ensemble. Simón était un type très digne, très sensible, un excellent camarade. Quelque temps après, je partais en Espagne pour assister au congrès de l’AIT.

Je suppose que, lors de tes séjours en Allemagne et en Argentine, tu avais gardé d’étroites relations avec le mouvement espagnol.

Bien sûr. À quelques détails près, l’ébullition étant permanente en Espagne, je connaissais parfaitement la situation du mouvement. Je recevais aussi des visites. En Allemagne, par exemple, j’ai connu Valeriano Orobón Fernández [16], qui avait dû quitter la France, où il s’était exilé. Dès ma première rencontre avec Orobón, j’ai compris que c’était un militant de grande qualité. Il était professeur à l’école Berlitz. Quand il est parti pour l’Autriche, je lui ai fait un mot de recommandation auprès de Nettlau, ce qui était un signe de confiance de ma part. Nettlau a beaucoup apprécié Orobón, d’ailleurs. Orobón a tout de suite trouvé sa voie. Pour d’autres, les choses n’étaient pas toujours très claires et les motifs qui les avaient menés en exil non plus. Il régnait une telle confusion chez certains militants qu’il était nécessaire de faire un travail de clarification. À l’époque, pour moi, l’anarchisme se confondait, par essence, avec le mouvement ouvrier. En 1925, López Arango et moi, nous avions écrit un livre : El anarquismo en el movimiento obrero. Nous y dénoncions, avec beaucoup d’exigence et un peu d’extrémisme, les hésitations d’Ángel Pestaña [17]. Notre anarchisme se voulait radical, ce qui nous empêchait de concevoir qu’on pût avoir des doutes ou des hésitations. C’était sûrement l’époque qui voulait ça et notre jeunesse. Aujourd’hui, je pense que Pestaña était, en réalité, confronté à une situation interne difficile et qu’il tentait, comme il le pouvait, de trouver un point d’équilibre entre les uns et les autres, même si sa conception de l’organisation ouvrière ne s’accordait pas à nos présupposés anarchistes.

Avais-tu rencontré Durruti lors de son séjour en Argentine ?

Non. Quand Durruti et son groupe étaient en Argentine, moi j’étais en Allemagne. Quand j’y suis retourné, ils étaient partis. Nous ne nous sommes pas rencontrés, mais nous avions des relations.

Donc, en 1933, tu retournes en Espagne…

Oui. Après l’échec du mouvement d’opposition à la dictature militaire argentine, je décide de rentrer définitivement en Espagne. Et là commence une autre période de ma vie…

Tu t’installes à Madrid ?

Non, à Barcelone. J’avais déjà vécu à Barcelone. Il était difficile de ne pas ressentir de l’enthousiasme en ces temps de ferveur... La FAI, c’était du feu, une force d’attraction. J’ai écrit, à l’époque, des choses qui en disent long sur mon état d’esprit, dans Tierra y Libertad, je crois, des commentaires très exaltés qu’aujourd’hui, bien sûr, je n’écrirais pas, mais je venais de vivre la catastrophe argentine et le vent qui soufflait à Barcelone te revigorait. J’ai eu des divergences, alors, avec Pestaña, que je trouvais trop pacificateur, trop serein, trop réfléchi. En fait, je ne comprenais pas son point de vue. Un exemple : au moment des événements du parc María Luisa et de la « Casa de Cornelio » de Séville [18], Pestaña s’opposa à l’idée d’organiser une grève de solidarité pour protester contre la répression. Lors d’une conversation que j’eus alors avec lui, il me laissa cracher ma bile anarchiste, avant d’intervenir très sereinement : « Écoute, je suis allé à Séville et je sais de quoi il en retourne… Si tu connaissais ceux qui sont à l’origine de ces événements, ceux qui ont tout fait pour que la situation dégénère, tu comprendrais ma position. » À vrai dire, ses paroles m’ont décontenancé, parce que je ne savais rien sur ce qui s’était réellement passé, mais la désillusion fut grande. Auparavant, j’avais eu un autre incident avec Pestaña. C’était durant l’été 1931, lors de mon premier retour en Espagne. Un jour, un compagnon italien, Damiani, reçut un mot de Malatesta qui lui signalait qu’il allait partir, de telle à telle date, pour un séjour sur une plage italienne. Pour lui, c’était un signe : les renseignements que donnait Malatesta étaient un appel à l’aide pour le sortir des pattes de la police fasciste qui le surveillait nuit et jour. Nous avons alors organisé une réunion des responsables des syndicats de la CNT pour étudier la possibilité de monter une opération pour libérer Malatesta qui, par ailleurs, avait de fortes attaches avec le mouvement espagnol. Tout le monde tomba d’accord pour tenter le coup. L’organisation ne posa pas de gros problèmes : nous avions à notre disposition le meilleur yacht de la Méditerranée et l’équipage adéquat… Mais, finalement, Pestaña s’y opposa, au prétexte que Malatesta y risquerait sa vie. L’affaire en resta là [19].
En 1933, j’ai pris des responsabilités à Solidaridad Obrera. À l’époque, la répression était telle que, dès qu’un numéro sortait, le soir même, on se retrouvait en prison. On était libéré et on recommençait, en changeant de titre, Solidaridad ou Soli tout court, mais le résultat était le même : la prison. On me demanda alors de prendre en charge Tierra y Libertad, le journal de la FAI, à laquelle j’appartenais. Avant d’accepter, j’ai consulté Ascaso et Durruti – qui venaient de quitter la FAI à la suite de divergences. Ascaso m’a dit : « Tu auras beaucoup d’ennuis, mais tu peux y faire un bon travail. » J’ai donc pris la direction de Tierra y Libertad et, peu après, j’ai lancé Tiempos Nuevos et une collection de livres. Enfin, le travail ne manquait pas. Je passais plus de temps derrière les barreaux qu’en liberté. J’étais devenu un personnage assez connu.

À cette époque, les relations entre la FAI et la CNT étaient-elles conflictuelles ?

Il n’y avait aucun conflit véritablement sérieux. Ce qu’on raconte aujourd’hui sur les prétendues aspirations de la FAI à contrôler la CNT relève du mensonge… À certains moments cruciaux, la FAI aurait pu être tentée de jouer ce rôle. Si la CNT, par exemple, s’était inclinée du côté de l’Internationale syndicale rouge, je suppose que les anarchistes auraient réagi, mais ils n’ont pas eu besoin de le faire. À la FAI, nous avions même pour principe de ne pas occuper de postes à la CNT, ou le moins possible, car il était parfois difficile de s’en tenir à ce principe dans certains syndicats qui manquaient de militants. Je peux assurer que, pour l’essentiel, les rapports entre la CNT et la FAI étaient excellents. Il existe bien cette légende noire de la FAI – que les « trentistes » amplifièrent [20] –, mais c’est une légende, une légende à succès, certes, mais une pure légende…

Précisément, comment as-tu vécu la division des années 1930 entre « faïstes » et « trentistes » ?

Je n’y ai joué aucun rôle. J’ai simplement lu le manifeste, et je ne l’ai trouvé ni mal écrit ni malveillant. Pour moi, il y avait beaucoup d’aspects personnels dans cette affaire. C’était parce qu’untel avait signé le manifeste qu’untel s’y opposait… La seule position que j’ai tentée de maintenir alors fut celle de la non-belligérance, le refus de la confrontation stérile. On ne trouvera de ma part aucune allusion polémique au « trentisme » dans Tierra y Libertad ou ailleurs. Quelques libelles parurent alors dénonçant « les trente Judas ». Je n’ai rien fait pour rapprocher les deux camps, mais j’ai refusé ce genre de littérature et j’ai dit à Manuel Villar qu’il fasse de même à Soli. Je pensais que, sur un tel sujet, nous nous devions de ne publier que des choses raisonnables. Le conflit a duré deux ans et il s’est soldé par le retour des oppositionnels « trentistes » au sein de la CNT. En certains endroits, dans le Levant par exemple, les syndicats d’opposition étaient plus forts que les officiels. La ligne que j’ai maintenue fut donc claire : ou vous vous mettez d’accord ou vous vous massacrez, mais sans ma complicité. En m’y tenant, j’ai peut-être participé au rapprochement, mais de façon plus passive qu’active.

Où te trouvais-tu pendant les événements d’octobre 1934 ?

À Barcelone. Pour moi, les événements d’octobre 1934 révélèrent d’abord la stupidité des républicains, d’une part, et des socialistes de Largo Caballero, de l’autre. Caballero souhaitait faire faire sa révolution au peuple des Asturies. En Catalogne, le mouvement eut un caractère nationaliste très marqué. Il fut manipulé par les escamots et l’Esquerra [21] et délibérément interdit aux anarchistes. Préalablement, les locaux de la CNT avaient été fermés et des ordres avaient été donnés pour nous faire la peau. Ce que les staliniens ont fait en 1937, les catalanistes souhaitaient le faire déjà. Quant tout fut perdu, Companys s’adressa à la foule depuis le balcon de la Généralité et fit un appel à l’unité, mais le mot d’ordre qui circulait sur les tracts et les affiches, c’était « Feu sur la FAI ! », la FAI que les catalanistes jugeaient « espagnoliste ». Concernant ce mouvement en Catalogne, on relèvera la profonde bêtise de ceux qui l’ont organisé. Dans cette région, rien n’était possible sans la participation de la CNT. Les catalanistes ont voulu nous marginaliser. Ce fut une constante chez tous les républicains, d’ailleurs. Sans nous, pourtant, il n’y aurait pas eu de République. Sans nous, il n’y aurait eu personne pour la défendre non plus quand elle était en danger. Néanmoins, sous la République, on nous persécuta systématiquement, les prisons étaient pleines de militants de la CNT, Solidaridad Obrera était régulièrement interdit. C’était désespérant. Ces gens-là n’ont pas voulu comprendre qu’un accord avec nous était indispensable pour entreprendre quoi que ce fût. Ni avant ni après, ils ne l’ont admis… À nous, cette République ne nous a rien apporté…
Sans avoir participé au mouvement, nous en avons pourtant payé le prix fort à l’heure de la répression : des milliers de prisonniers. Les juges et les militaires avaient une obsession : où étaient cachées les armes dérobées à la Généralité. Pour eux, le vrai danger était là, mais ils se trompaient : la FAI n’a pas récupéré d’armes, au moins massivement, même si elle ne s’est pas privée d’en soustraire quelques-unes aux escamots au moment de la débâcle. Les prisons étaient si surpeuplées qu’ils en ont improvisé d’autres dans les cales des bateaux. Je n’étais pas sur le même bateau que Companys et Peiro. Sur le mien, j’ai fait la connaissance de Palmiro Togliatti. Il n’était pas là pour raison politique, mais parce qu’on l’accusait d’avoir fabriqué de faux timbres pour une maison d’édition du parti. Un jour, Togliatti, agent du Komintern, s’est exprimé ainsi devant Ascaso et moi : « Ici, j’ai tout raté… Nous n’avons personne de valable. Ou nous parvenons entre nous à un accord ou nous n’obtiendrons rien dans ce pays. » Je me souviens du sourire d’Ascaso. C’était sa façon de répondre…

Avant d’aborder juillet 1936, j’aimerais que tu me parles de l’historique congrès que tint la CNT à Sagarosse en mai 1936. Comment l’as-tu perçu alors ?

De mon point de vue, l’unique mérite qu’eut le congrès de Saragosse – auquel je n’ai pas assisté moi-même – fut de régler le différend interne entre la CNT et les syndicats d’opposition. Pour le reste, je ne retiens rien de transcendant. Aucun objectif ne fut clairement défini. La motion sur le communisme libertaire, par exemple, ne me convenait pas vraiment. On y élaborait un schéma idéal mais un peu abstrait de société future, avec l’espoir d’y faire entrer de force la réalité. Moi, je ne voyais pas les choses comme ça, je pensais qu’il fallait partir de la cellule de base, le lieu de travail, et remonter. C’est ce que j’avais voulu exprimer dans un livre paru quelque temps avant le congrès de Saragosse – El organismo económico de la Revolución –, mais il n’eut aucune incidence sur les congressistes. J’insiste, donc : pour moi, la réunification interne fut la seule bonne nouvelle de ce congrès.
Depuis les événements de 1934, il était évident, à mes yeux, que la confrontation avec le fascisme serait inévitable et qu’il fallait s’y préparer. Nous y avons travaillé, en marge du mouvement, à travers les groupes anarchistes. Nous cherchions à faire obstacle aux fascistes, à constituer des stocks d’armes. Un de ceux qui développa une grande activité alors, un des meilleurs militants de cette époque, aujourd’hui injustement oublié, fut Braulio, de son vrai nom Victoriano Prieto Robles, un compagnon du syndicat du bâtiment, un type intègre, décidé, qui avait le sens du concret. Il fabriquait des grenades, à partir d’un prototype que Ramón Franco, le frère du futur dictateur, avait inventé en 1931. A la même époque, le comité national de la CNT me confia la mission de faire une tournée en Europe pour obtenir de l’aide [22]. Avec un pécule de 1 000 pesetas, j’ai parcouru huit pays. Par avance, je savais que le soutien financier serait faible, mais je pensais qu’on me donnerait au moins des idées en matière d’armement. J’ai beaucoup appris au cours de ce périple. En Pologne, j’ai rencontré une équipe de spécialistes en question militaire et des militants extraordinaires. Ils me donnèrent une formation accélérée sur la fabrication des grenades et sur l’armement. En Hollande, où nous avions encore une organisation syndicale, l’accueil fut différent. Les militants hollandais ne comprenaient pas pourquoi nous avions besoin d’armes. J’avais beau leur expliquer la situation, leur parler de nos 20 000 militants emprisonnés, rien n’y faisait. À la fin d’une réunion, je me suis emporté, je criais : « Nos vies dépendent de ces armes ! », mais rien, je n’obtenais rien. Je suis remonté vers la Suède en traversant, non sans crainte, l’Allemagne d’Hitler, où on m’a informé de la situation désespérée dans laquelle se trouvaient les camarades : untel avait été exécuté, untel allait l’être, tel autre était emprisonné, tel autre survivait. Une catastrophe. En Suède, Albert Jensen, directeur d’Arbetaren, le journal de la SAC, m’a beaucoup aidé. C’était un homme de qualité. Il a tout de suite compris l’importance de l’enjeu. Avec les Suédois, nous avons même monté un atelier de fabrication d’armes à Saragosse, mais la police a découvert le pot aux roses et ça n’a pas duré. La question de l’armement était obsessionnelle. Nous n’avions rien. L’ami Braulio est mort en fabriquant une grenade. Elle a explosé. J’étais en prison quand cela est arrivé. On a tardé à me donner la nouvelle, car on savait que j’allais en souffrir. Une grande perte. Il a fallu l’enterrer à la sauvette. Quelqu’un a écrit plus tard dans la Soli que, si Braulio avait vécu, il aurait pesé sur les événements, comme Ascaso et quelques autres. Je le crois.

Que peux-tu me dire de Francisco Ascaso, précisément ?

Si je devais comparer Ascaso à Durruti, je dirais que Durruti avait un défaut majeur, c’était un type qui ne connaissait pas la peur, un type un peu inconscient. Tu pouvais le mettre en garde devant le danger, il n’en tenait pas compte parce qu’il ne le sentait pas. Ascaso, lui, avait le courage du gars réfléchi. Avant l’action, il méditait, il pesait le pour et le contre. Quand il s’y lançait, il avait sans doute peur, mais il se maîtrisait. Francisco Ascaso fut, pour moi, un de nos meilleurs éléments, parce qu’il avait un cerveau et qu’il savait s’en servir. Ascaso et Durruti ont fait beaucoup de choses ensemble et, parmi elles, cette fameuse escapade en Amérique latine. On dira ce qu’on voudra de leurs actes, mais ce qui les caractérisait c’était une honnêteté foncière. Ils avaient, chevillé au corps, cet orgueil d’avoir, hors les longues périodes qu’ils passèrent en prison, toujours vécu de leur travail. Ils s’imposèrent en permanence cette discipline de chercher du travail et de vivre comme des travailleurs. Je les respectais beaucoup pour cela, j’avais de l’affection pour eux. Chaque fois que je traversais une période difficile, je prenais conseil auprès d’eux et, souvent, nous pensions la même chose. Ces deux-là sont inoubliables. Il y en a d’autres qu’on pourrait facilement oublier, mais pas eux. Ascaso était un militant d’une grande valeur. Il y a des choses à dire sur leur parcours, bien sûr, mais des types comme ça, des militants aussi sincères, aussi honnêtes qu’Ascaso et Durruti, on n’en trouve pas beaucoup dans l’histoire du mouvement. Leur disparition nous porta un coup terrible… Quand j’appris celle d’Ascaso, j’ai pressenti immédiatement la catastrophe, celle qui, finalement, arriva. On ne peut refaire l’histoire, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’avec le soutien d’Ascaso à l’arrière, la marche de Durruti vers Saragosse eût peut-être connu un autre sort.

Comment as-tu vécu le 19 juillet 1936 ?

D’abord, il faut dire qu’on savait que le soulèvement militaire allait avoir lieu. Un de nos amis et informateurs, Díaz Sandino, était le chef de la base aérienne du Prat, à Barcelone. Quelques jours avant le 19 juillet, il avait opéré un contrôle sur un officier en partance pour Majorque et il avait trouvé sur lui la preuve de la conspiration. Il nous demanda ce qu’il devait en faire et, logiquement, nous lui répondîmes d’avertir le gouvernement de la République pour qu’il prenne les mesures nécessaires. Díaz Sandino suivit nos conseils et partit pour Madrid. Là, il fut menacé d’arrestation et s’entendit dire qu’il était manipulé par ces fous d’anarchistes, que l’armée ne pouvait pas se soulever contre la République et autres stupidités du même genre. À son retour à Barcelone, Díaz Sandino se savait grillé et demanda notre protection, qu’il reçut, bien sûr. Des hommes à nous, qu’il arma, assurèrent la surveillance de l’aéroport. C’est ce qui explique que, dès l’après-midi du 19 juillet, des avions ont pu survoler la caserne d’Atarazanas… même si les bombes qu’ils balancèrent tombaient à 600 mètres de la cible.
Nous avons passé les jours et les nuits qui précédèrent le soulèvement à préparer la riposte. Le 17 juillet, Companys, devenu président de la Généralité et qui avait dû réfléchir un peu aux événements d’octobre 1934, demanda à recevoir une délégation de la CNT et de la FAI. Nous nous y sommes rendus pour voir ce qu’il pouvait nous proposer. Il faut bien comprendre que nous étions totalement dépourvus de moyens. Celui qui possédait un pistolet était un roi… Avec Companys, l’échange fut très clair. C’est surtout García Oliver qui mena la discussion. Je n’ai pas souvenir que Durruti et moi ayons dit grand-chose.
« – Nous avons besoin d’armes, a commencé García Oliver.
– La Généralité n’en a pas d’autres que celles qui équipent nos forces de l’ordre. Nous ne pouvons pas les désarmer, répondit Companys.
– Nous sommes les seuls à pouvoir faire front, répliqua García Oliver, mais nous n’avons pas d’armes. Les dépôts que nous avions ont été détruits par vos forces. »
Visiblement, Companys était impressionné. Durruti, dont la réputation était établie, avait sa tête des mauvais jours, pas vraiment sympathique. Quand Companys apprit qu’un représentant de la FAI assisterait à l’entrevue, il s’attendait sûrement à voir arriver un type monstrueux, pire que Durruti. Ma présence a dû le rassurer. À la fin de l’entrevue, il s’est tourné vers moi pour me dire : « Écoute, je serai jour et nuit auprès de mon téléphone. En cas de besoin, n’hésite pas à m’appeler. » En bref, il nous accordait sa confiance, mais pas davantage.
Il y eut d’autres tentatives pour trouver des armes. A la base aérienne du Prat, Díaz Sandino ne pouvait rien nous offrir. Les seules armes dont il disposait, il les avait remises aux militants qui contrôlaient les lieux Nous nous sommes alors rendus à la préfecture de police. C’était le 19 juillet, à trois heures du matin. Un certain commandant Escofet, un type assez stupide, s’imaginait que, bien armés, mille de ses hommes suffiraient à mater le soulèvement. Selon lui, les forces de l’ordre étaient sûres. Elles avaient été nettoyées, disait-il, d’éventuels comploteurs. Pour nous, rien. Ensuite, nous nous sommes dirigés vers la Garde civile où le général Aranguren, accompagné de deux colonels, nous reçut, Ascaso, Durruti, García Oliver et moi. Là, il y avait un va-et-vient permanent de gardes civils bien armés. Tout ce qui nous manquait, ils l’avaient. À ce moment-là, la tension était maximale et l’incertitude absolue. Je me souviens qu’Ascaso est intervenu en disant : « Peut-être que ces lâches se repentiront et ne sortiront pas des casernes… » En moi-même, j’ai pensé qu’il vaudrait peut-être mieux qu’ils soient lâches, et nous aussi, car je me projetais déjà dans l’avenir. Mais personne n’a été lâche. On nous a appris que la troupe avait alors initié sa sortie de la caserne Pedralbes et tout le monde est parti à leur rencontre. J’allais quitter le siège de la Garde civile quand un officiel de l’aviation s’est dirigé vers moi : « Je sais que des armes de poing ont été livrées ici, hier, et qu’elles sont toujours là. Allons les chercher ! » Tout était désert… Nous avons fouillé les étages, forcé quelques serrures et, en effet, nous avons trouvé un dépôt de quelque deux cents pistolets. Si Ascaso et Durruti étaient restés là, nous aurions tout pris, mais, à moi tout seul, j’ai récupéré ce que j’ai pu : trente à quarante pistolets et quelques boîtes de munitions. Heureusement que j’étais connu, sinon on m’aurait dépouillé de mon trésor. C’était l’aube du 19 juillet. La lutte est venue après.

Quelles sont les impressions que tu en as gardées ?

Je peux assurer qu’aucun militant de la CNT n’est resté chez lui. Tout le monde était dans la rue, à son poste. Mêmes impuissants, parce que non armés, les militants étaient tous là, en attente. Tout un peuple a bougé, et il a bougé parce que nous étions là, que le Durruti légendaire était là, au premier rang. L’influence, nous l’avions, mais le peuple nous a secondés. Ce fut bien notre bataille, mais le peuple, à un certain moment, prit l’initiative, sans qu’aucun centre de direction ne lui dicte une ligne de conduite. Un exemple : j’ai vu une colonne d’artillerie fasciste arriver et surprendre dix ou douze de nos militants. Ceux-ci étaient pris au piège, ne pouvaient pas faire marche arrière. Ils se réfugièrent sous une porte cochère et, dès que la colonne passa à leur hauteur, ils s’emparèrent par surprise du premier engin, en retournèrent les canons et commencèrent à tirer sur la colonne. Les armes lourdes se récupérèrent comme ça, d’assaut. Sans mot d’ordre, sans consigne, sans plan établi. Le peuple prit lui-même l’initiative, et ce fut extraordinaire. À Madrid, il en alla de même, d’ailleurs. Militairement, la défense de Madrid était impossible. Madrid devait tomber, mais tout un peuple a refusé la fatalité et a résisté à toutes les lois tactiques et stratégiques. C’est ce qui s’est passé en Espagne et cela parce ce qu’au sein du peuple le mouvement libertaire donnait l’impulsion.

Comment s’est organisé le Comité central des milices antifascistes de Catalogne ?

À Barcelone, après deux jours de combat et beaucoup d’heures sans sommeil, il fallait organiser le chaos. La ville était sens dessus dessous, aucun moyen de transport ne circulait, tout était fermé. La première chose à faire était de remettre les usines et les transports en marche. Les patrons et autres dirigeants ayant le plus souvent fui, les travailleurs formèrent des comités d’usine et de transport et organisèrent la reprise. Là encore, il n’y eut aucun mot d’ordre. Spontanément, les travailleurs adoptèrent les décisions qui s’imposaient, comme les paysans d’ailleurs.
L’idée du Comité central des milices antifascistes a surgi de la même façon, de la rue, du peuple en armes. La CNT se suffisait à elle-même pour le faire fonctionner, mais elle a joué la prudence en accordant à l’UGT une même représentation numérique au sein du Comité des milices. Quand nous en avons informé les représentants du syndicat socialiste, ils n’en revenaient pas. Ils nous disaient : « Mais pourquoi ? Vous êtes majoritaires de façon écrasante. » Ce à quoi García Oliver répliqua : « Ici, oui, mais ailleurs nous serons minoritaires et vous serez majoritaires. Nous espérons que vous nous rendrez la pareille. » Nous, nous avons joué la démocratie ouvrière au maximum, c’est un fait indubitable.

Quelle était la tâche du Comité central des milices ?

Elle était considérable. Je crois que nous avons fait ce que nous pouvions faire. Il fallait ravitailler un front de guerre qui couvrait des centaines de kilomètres, en nourriture, en matériel de médecine et de chirurgie, en tout. Pour la nourriture, les paysans participèrent spontanément. Le vrai problème tournait toujours autour de la question de l’armement et des munitions. Mener une guerre sans armes contre un ennemi bien armé, c’est du donquichottisme. C’est ce que nous avons fait. Tant que les libertaires contrôlaient le front d’Aragon, ils ne reculèrent pas. S’ils n’avançaient pas, c’était faute de moyens. Parfois, les combattants ne disposaient d’aucune arme, juste de grenades. La situation était tragique. Comment a-t-on pu tenir ? Comment avons-nous supporté ? Je ne sais pas… c’est proprement incroyable. À travers un contact que nous avions à Narbonne, le Comité central des milices s’est entretenu, très rapidement, avec Léon Blum pour lui demander de ne pas faire obstacle au traité qui réglementait les achats d’armes entre la France et l’Espagne. Il n’y eut rien à faire. Nous avons même mendié des armes mises au rebut par l’armée française. Avec leurs vieux clous, en quinze jours ou un mois, nous aurions pu vaincre. Mais rien, même pas ça… Blum s’est mis à pleurnicher en soupirant : « Pauvre Espagne ! Pauvre Espagne ! »… C’était juste avant le comité franco-anglais de non-intervention qui laissa le champ libre à Mussolini et à Hitler. Voilà, c’est ainsi que nous avons commencé cette guerre, une guerre sans perspective parce que l’Espagne républicaine n’avait aucun appui de l’extérieur, et nous, les libertaires, encore moins que les autres. Le premier bateau de Lázaro Cárdenas, le président du Mexique, arriva à Barcelone, mais ce fut le seul qui nous fournit en armes. Nous n’avons rien vu venir, sauf des fonctionnaires de la Tcheka, des militaires, des gradés, des hauts fonctionnaires soviétiques de toute sorte… Ça, on en eut à la pelle. Pour le reste, rien. Quelques armes arrivèrent quand même sur le front de Madrid, grassement payées, il faut le préciser. La lutte pour le contrôle du pouvoir passait par là. Le gouvernement de la République commençait à devenir ce qu’il fut, celui des fonctionnaires soviétiques. Eux décidaient de lancer ou d’interrompre les opérations militaires, de la politique à mener, de tout en somme. La Catalogne, parce que libertaire, fut délibérément tenue à l’écart, et ce depuis le début. Quand Durruti rencontra Largo Caballero, il comprit vite qu’il ne disposait d’aucune marge de manœuvre. Le Comité central des milices avait été le seul pouvoir existant, et non parce que la CNT en décida, mais parce qu’il était reconnu comme tel par le peuple. Alors, on nous craignait. De fait, on subsistait, c’est tout. J’ai vite compris qu’il n’y avait rien à faire. Plus tard fut créé un Conseil de défense, mais si nous y étions, c’était comme faire-valoir du gouvernement reconstitué de la Catalogne.

As-tu souvenir de la réaction des militants ou d’un éventuel débat interne quand la décision fut prise par les instances du mouvement libertaire de dissoudre le Comité central des milices antifascistes et de participer au gouvernement de la Catalogne ?

Il n’y eut pas réellement débat, et pour une raison simple : avant la dissolution du Comité des milices, la CNT participait déjà au gouvernement de la Catalogne… Au gouvernement de la Généralité, j’ai été nommé à l’économie. Plus tard, quand on militarisa les milices, j’ai accepté cette militarisation, mais mon opinion était faite : nous perdrions la guerre. C’est ce que j’ai dit, à l’époque à Luigi Bertoni [23]. Bertoni était un de ces vieux militants qui inspiraient le respect, au point que, comme Nettlau, nous n’osions pas le tutoyer. Il a fait, à cette époque, une tournée en Espagne et, avant de partir, il est venu me demander mon sentiment sur la suite des événements. Je le lui ai donné, en le priant de le garder pour lui : cette guerre était perdue d’avance. Bertoni m’a dit qu’il pensait la même chose.
Après mon départ du Comité central des milices, Pedro Herrera m’a demandé, au nom du comité péninsulaire de la FAI – auquel j’appartenais –, d’entrer au gouvernement de la Généralité. Je faisais grande confiance à Herrera. J’étais contre cette décision, mais j’ai accepté le ministère de l’Economie. Dès que j’y ai mis les pieds, j’ai fait le ménage. Certains personnages me déplaisaient beaucoup. Il fallait s’en débarrasser pour ne pas être en butte aux critiques. Celui qui m’avait précédé au même poste avait fait jaser. Ce fut aussi pour cette raison qu’on me mit à sa place. À vrai dire, j’ai rapidement compris que ce poste n’était d’aucune utilité. Le travail pouvait tout aussi bien se faire à travers le Conseil de l’économie, qui, lui, était un organisme autonome. La principale leçon que j’ai tirée de ce passage au gouvernement de la Généralité, c’est que l’ambition n’épargne personne. Le désir de pouvoir et le goût des honneurs faisaient aussi des ravages dans nos rangs…

Quels étaient les liens qui t’unissaient à Camillo Berneri ?

Nous étions, lui et moi, de vieux amis. Berneri écrivait depuis dix ou quinze ans dans la presse libertaire italienne et d’Amérique latine. En Italie, il collaborait à Studi Sociali, la revue de Luigi Fabbri. Il écrivit aussi beaucoup dans le supplément de La Protesta, quand j’en assumais la direction. C’était un des types les plus érudits que j’ai connus. Il était professeur de philosophie. Quand il traitait d’un sujet, il allait toujours au bout de la question. Pour nous, Berneri était une vraie valeur du mouvement, un militant d’une grande subtilité. Quand il est arrivé en Espagne, peu après les événements, il voulait à tout prix aller combattre. Il pensait que le combat contre le fascisme se menait au front. Le problème, c’est qu’il était très myope. C’est pourquoi Durruti et ses compagnons ont jugé qu’il serait plus utile comme journaliste, à l’arrière, que comme milicien, en première ligne. Son journal, Guerra di classe, adopta une attitude critique très courageuse. Berneri travaillait beaucoup. Il avait enquêté, par exemple, sur un projet de conquête des îles Baléares par Mussolini. Ce travail est resté inachevé. Plus tard, nous l’avons publié en livre et je l’ai préfacé. Il était très combatif. Il avait parfaitement compris le jeu du Komintern en Espagne. Pour les Soviétiques, c’était l’homme à abattre. Pendant les événements de mai 1937, les Vidali, Togliatti, Codovila et autres sbires du stalinisme étaient à Barcelone. D’eux est parti l’ordre d’exécuter Berneri. Il habitait alors avec Barbieri, un autre excellent camarade. Leurs cadavres ont été retrouvés plus tard. Des cas comme ça, il y en eut des milliers, mais l’assassinat de Berneri est particulièrement odieux : cet homme était presque aveugle, son œuvre était publique, on pouvait la combattre, la réfuter. Ceux qui l’ont fait abattre sont des criminels. J’ai toujours pensé, quant à moi, qu’il faut respecter ses adversaires surtout quand il s’agit d’hommes de qualité. C’est même pourquoi, sur un autre terrain, j’ai été le seul antifasciste à protester contre l’exécution de Primo de Rivera. L’exécuter, d’ailleurs, c’était rendre un fier service à Franco, qui n’attendait que cela pour prendre la direction des affaires dans son camp.

Avant d’aborder la question des événements de mai 1937, peux-tu évoquer les circonstances où tu as appris la mort de Durruti ?

J’étais à Barcelone, où je m’occupais encore des milices. Je n’avais pas été pour rien, à vrai dire, dans le départ de Durruti pour Madrid. Lui, il ne voulait pas y aller. C’était la prise de Saragosse qui l’obsédait. Je me souviens très bien de la discussion que nous avons eue alors. « Si, chaque jour, me disait Durruti, tu voyais les tramways de Saragosse, tu penserais comme moi. Je dois libérer Saragosse. À Madrid, tu peux en envoyer d’autres, de bien plus compétents que moi, Miguel Yoldi par exemple... » Ce que Durutti ne voulait pas ou ne pouvait pas admettre, c’était qu’on nous refusait les armes nécessaires pour prendre Saragosse. Pour la défense de Madrid, en revanche, on avait besoin de lui, de son nom, de son auréole. J’avais eu du mal à le convaincre, mais il avait fini par accepter.
Quand, un quart d’heure après sa mort, Manzana m’a appelé pour me communiquer la nouvelle, je ne pouvais pas y croire. Je ne parvenais pas à m’imaginer la mort de Durruti. Sa compagne Émilienne habitait chez moi, je n’ai pas pu le lui dire. J’ai quitté mon domicile, j’avais besoin d’être seul, seul avec le souvenir de Durruti. Après, il a fallu organiser les funérailles. On savait qu’il y aurait une foule immense, mais pas à ce point-là. Nous avons été complètement débordés par la ferveur populaire. Il nous a fallu plus de quatre heures pour avancer d’un kilomètre. Du jamais vu. Aucune manifestation populaire n’a jamais égalé celle des funérailles de Buenaventura. C’était impressionnant. Plus d’un million de personnes. García Oliver s’est approché de moi et m’a dit : « Aucun roi ne recevra jamais l’hommage que le peuple tout entier rend aujourd’hui à notre ami… » Et c’était vrai, jamais aucune autorité, si grande fût-elle, ne recevra un tel hommage, spontané, désintéressé…
Pour nous, la mort de Durruti fut un coup terrible, et d’autant plus terrible qu’elle fut stupide. La vérité sur sa mort est celle-ci : nous fabriquions alors un fusil-mitrailleur dont la principale faiblesse était qu’il n’avait pas de cran de sûreté efficace. Il avait le même défaut que la grenade qui avait coûté la vie à Braulio. Durruti est mort en montant dans sa voiture pour rejoindre le lieu des combats, la Cité universitaire. Le fusil a heurté le marche-pied et le coup est parti tout seul. C’était la mort la plus stupide qu’on pouvait imaginer pour un type qui avait couru mille dangers et aurait dû mourir une centaine de fois… C’est ainsi. Comme nous n’avons donné aucune version officielle, les légendes ont fleuri. Aujourd’hui, il en existe plus d’une vingtaine sur la mort de Durruti…

Es-tu certain qu’il est mort comme tu le dis ?

Les circonstances de sa mort m’ont été rapportées par Manzana, son aide de camp depuis le 17 juillet. Manzana accompagnait Durruti dans tous ses déplacements. Il était là quand l’accident s’est produit. Pour moi, sa version ne fait aucun doute.

Comment as-tu vécu les événements de mai 1937, à Barcelone, et quelles leçons en tires-tu quarante ans plus tard ?

À cette époque, je n’avais plus aucun poste de responsabilité. J’avais ressenti le besoin de m’abstraire pour un temps de la vie militante et je vivais un peu en retrait des événements dans une maison que m’avait prêtée un camarade, à Cerdanyola del Vallès, à environ 15 km au nord de Barcelone. Le 3 mai, on m’apprend qu’il se passe des choses graves à Barcelone. J’y vais et, en traversant une zone de la ville contrôlée par des militants de la CNT et de la FAI, j’entends parler d’une tentative d’assaut de la Telefónica, ce que me confirme plus tard Pedro Herrera. Depuis le 20 juillet 1936, la Telefónica était aux mains de la CNT. L’affaire était donc sérieuse, d’autant plus sérieuse que la question du contrôle de la Telefónica n’avait, à ma connaissance, jamais été soulevée par personne et que, de l’avoir été, une négociation aurait pu régler le problème. Or, ce à quoi nous assistions c’était à une offensive en règle contre les militants de la CNT qui tenaient le central téléphonique et – on pouvait le penser – à une évidente provocation. Un déluge de feu s’abattait sur les assiégés. Ceux-ci demandèrent de l’aide et ils l’obtinrent. En un temps record, les militants de la CNT élevèrent des barricades et Barcelone devint un vrai champ de bataille.

Quel rôle jouas-tu alors ?

Au nom du comité péninsulaire de la FAI, Pedro Herrera et moi, nous nous sommes mis en contact téléphonique avec la Généralité. Artemio Ayguadé, en charge de la sécurité intérieure, nous donna sa version des événements. Elle était limpide : « Nous n’avons aucune responsabilité dans cette affaire. Ce sont les vôtres qui occupent la rue… » Comment arrêter cela ? La Généralité n’en avait pas la moindre idée. Quand je proposais de déclarer l’état de guerre et de faire rétablir l’ordre par les milices, je m’entendis dire que le gouvernement était en crise et que le conseiller de la défense, un membre de la CNT, avait disparu. La situation, c’était visible, échappait totalement à la Généralité.
Nous avons alors décidé de traverser la ville pour nous rendre au siège de la Généralité, en passant d’abord par celui du comité régional de la CNT. De ma vie, je n’ai entendu autant de coups de feu. Ça tirait de partout, sur tout ce qui bougeait. Arrivés à la hauteur de la Préfecture de police, on arrêta notre véhicule – qui portait le fanion des milices – et on nous demanda de nous mettre à l’abri, au prétexte que, des toits du comité régional de la CNT, via Layetana, une mitrailleuse arrosait la rue. Là, on nous désarma. C’était un piège. Il fallut l’intervention de la Généralité pour qu’on nous relâchât… Arrivés au siège du comité régional, nous débattons des conditions d’un cessez-le-feu : la démission d’Artemio Ayguadé et de son directeur général de la sûreté, le communiste Rodríguez Salas. Sur ce, nous allions quitter l’endroit pour nous rendre à la Généralité quand arrivèrent de Valence, ensemble, García Oliver, ministre de la Justice, Mariano Vazquez, du comité national de la CNT, et Hernández Zancajo, représentant l’UGT. Federica Montseny, ministre de la Santé, nous rejoignit un peu plus tard. La délégation – à laquelle s’était adjoint Alfredo Martín, représentant les Jeunesses libertaires – se mit en chemin, García Oliver en tête. Le siège de la Généralité n’était pas très éloigné, mais il fallait traverser la via Layetana et le feu était nourri. Finalement, nous y arrivâmes. Companys nous y attendait.

À ce moment-là, t’étais-tu forgé une idée précise de ce qui était en train d’arriver ? Avais-tu compris le rôle que jouaient les staliniens dans l’affaire ?

Nous gérions les événements à chaud, avec un seul souci en tête : faire cesser les combats. La situation, cependant, semblait beaucoup plus complexe qu’il n’y paraissait. C’était davantage qu’un conflit d’autorité entre le gouvernement catalan et la CNT pour le contrôle de la Telefónica. Pour être tout à fait sincère, je peux dire qu’à ce moment-là j’ai entrevu que les communistes et leurs conseillers soviétiques jouaient un rôle particulier dans cette affaire, mais je n’ai fait que l’entrevoir.
À la Généralité, la situation était électrique. Companys me prit à part et me demanda d’intervenir pour faire libérer huit mozos de escuadra [24] retenus au siège des métallos de la CNT, en ajoutant : « Ceux qui entourent le palais de la Généralité te considèrent comme otage tant que les huit n’auront pas été libérés. » Ce n’était pas le genre de Companys. Il était visiblement sous tension, même si, à l’évidence, il ne croyait pas à la possibilité d’une victoire militaire sur nos forces. S’il a accepté de négocier le cessez-le-feu avec nous, c’est pour cette raison. Dès lors, nous avons tout fait pour y parvenir. Nous avons tenté d’éteindre tous les foyers d’incendie, quartier par quartier, barricade par barricade. Pendant que García Oliver, Montseny et Mariano Vazquez intervenaient sur les ondes pour exiger l’arrêt des combats avant de regagner Valence, moi je jouais les pompiers. Ça a duré plusieurs jours et plusieurs nuits. Je n’ai pas quitté le siège de la Généralité. Pour parer à toute éventualité, nos batteries anti-aériennes de Montjuich avaient été pointées sur la Généralité avec ordre de faire feu en cas de besoin. Pour la première et dernière fois de ma vie, j’ai participé à la constitution d’un gouvernement. Nos deux conditions furent satisfaites : Artemio Ayguadé et Rodríguez Salas furent écartés. J’ai appelé Valerio Mas, secrétaire du comité régional de la CNT, pour qu’il prenne le ministère de l’Économie. Antonio Sesé, dirigeant communiste de l’UGT, était également au nombre des ministrables, mais une balle stoppa net son destin alors qu’il était en route vers la Généralité… C’est Rafael Vidiella qui le remplaça au dernier moment. Voilà. Tel fut mon rôle, en ces jours de mai 1937. Quand tout fut apparemment réglé, j’ai quitté la Généralité pour me rendre au siège du comité régional. Là, je me suis rapidement rendu compte que les apparences étaient trompeuses. Dans nos rangs, les esprits étaient très échauffés. On n’était pas satisfait, on voulait en découdre…
Quand je suis rentré chez moi, à Cerdanyola, les membres du comité local m’attendaient. Ils me conduisirent au cimetière du village. Là, la vision fut brutale, cauchemardesque : douze cadavres de militants que je connaissais, pour la plupart membres des Jeunesses libertaires. Ils avaient été assassinés. Cette vision d’horreur eut sur moi l’effet d’une soudaine révélation. Dans mon esprit, une jonction s’est opérée alors immédiatement entre ce que je voyais et la disparition, quelques instants plus tôt, d’Alfredo Martín, mon compagnon des Jeunesses libertaires, une valeur sûre du mouvement, un homme d’avenir. Lui, on ne retrouva même pas son corps. Pour moi, l’évidence devenait soudain aveuglante : derrière cela, il y avait la patte des Russes. Et, comme je voulais en avoir le cœur net, je suis allé voir Antonov-Ovseenko, le consul soviétique. L’entrevue avec Antonov-Ovseenko est restée gravée dans ma mémoire. Il arpentait la pièce de long en large, très agité. « Je sais ce que tu as fait pour calmer les esprits », m’a-t-il dit. Avant d’ajouter : « Ils se trompent : l’Espagne n’est pas la Russie… » J’avais enfin la clef : il s’agissait d’un plan préconçu, d’une tentative contre-révolutionnaire, d’un coup d’État orchestré par le stalinisme. Et dire que j’avais donné des ordres pour que nos miliciens, qui marchaient sur Barcelone, soient arrêtés à Binefar ! Et dire que nous aurions pu en finir avec les staliniens, les liquider définitivement ! Au risque de tout perdre, certes, mais dans l’honneur…

Quel bilan as-tu tiré alors de ce qui venait de se passer ?

Les événements de mai 1937 ont provoqué mon retrait volontaire du mouvement, une sorte de mise hors jeu… Je me suis consacré alors à l’écriture d’un livre, une analyse sur la guerre et la révolution en Espagne [25]. Ce livre, le comité national de la CNT en a exigé la destruction. Un autodafé, en quelque sorte, sur une bonne moitié du tirage. Le gouvernement de Negrín est allé jusqu’à demander mon arrestation. Heureusement, le comité péninsulaire de la FAI a réagi comme il le fallait, en faisant savoir à Negrín que mon arrestation vaudrait déclaration de guerre contre elle. Et les choses se sont calmées, mais les temps étaient difficiles. Le vrai danger, c’était qu’on te liquide au coin d’une rue. La FAI m’avait fourni des gardes du corps. Que veux-tu, j’étais encore un personnage dans le mouvement !

Aujourd’hui, avec le recul qu’accorde l’histoire, que penses-tu qu’il aurait fallu faire ?

Quarante ans après, la seule question qui demeure est celle de savoir s’il fallait assumer la guerre civile dans la guerre civile. Aujourd’hui, on peut se dire que, si la dynamique de l’affrontement n’avait pas été freinée, la guerre aurait sûrement duré moins longtemps et que cela aurait épargné des centaines de milliers de vies humaines et de destructions massives, mais, à l’époque, cette décision ne pouvait pas, je crois, être assumée par le mouvement libertaire, et elle le pouvait d’autant moins que l’ampleur de la provocation n’est apparue qu’après des événements qu’il avait fallu gérer à chaud.

Ce retrait dont tu parles fut tout de même relatif puisque, après avoir écrit en 1937 ce livre tant décrié, tu t’es lancé, en 1938, dans l’expérience de la revue Timón, dont le titre même [26] laissait entendre que l’anarchisme espagnol naviguait à vue et qu’il fallait lui donner une orientation.

À un certain moment, je me suis demandé ce que je pouvais bien faire. Le cours que prenaient les événements était très inquiétant. Je ne pouvais pas garder le silence devant la progressive prise en main de tous les leviers du pouvoir par les communistes. J’aurais pu, bien sûr, m’exprimer à travers des publications comme Tiempos Nuevos ou Tierra y Libertad, mais, outre qu’elles étaient les porte-parole de la FAI et que celle-ci était prise dans un véritable tissu de contradictions, elles subissaient les rigueurs de la censure préalable. Pour contourner cet obstacle, l’idée m’est venue de publier une revue assez copieuse, de plus de 200 pages. Par ses caractéristiques, elle échappait à la censure préalable, qui ne s’appliquait qu’à la presse. Timón avait le format d’un livre et, quand la censure gouvernementale exigeait son retrait de la vente, tous les exemplaires avaient déjà été diffusés. Je suis assez fier de Timón. Bien documentée et extrêmement rigoureuse dans ses critiques, la revue était très lue dans les hautes sphères du pouvoir. Il m’est même arrivé de recevoir des éloges inattendus de militaires ou même de ministres qui louaient la qualité de nos informations – le socialiste Indalecio Prieto, par exemple –, mais ce qui compte, par-dessus tout pour moi, c’est que Timón a servi de porte-voix à tous ceux qui ne voulaient pas se taire devant une certaine dérive du mouvement libertaire. Parallèlement, je publiais Bakounine, Fabbri, Kropotkine, Rocker et Archinov, entre autres, aux Éditions Tierra y Libertad. Et ce, jusqu’à la fin de l’année 1938. Après, tout était perdu et ce fut le sauve-qui-peut. Mon activité de militant, dès lors, n’a plus d’intérêt…

En décembre 1938, cependant, tu as rendu visite à Manuel Azaña, président de la République, en compagnie de Federica Montseny pour lui demander, dit-on, de s’opposer à Negrín, chef du gouvernement, et aux communistes. Que peux-tu en dire ?

Avant de parler de cette entrevue, il faut en situer le contexte. Quelques jours avant, Negrín nous convoqua pour nous informer des opérations sur l’Èbre [27]. Je me souviens que j’étais assis à sa gauche et La Pasionaria à sa droite. Malgré les pertes considérables sur l’Èbre, Negrín ne put s’empêcher de reprendre son couplet triomphaliste. Je l’ai interrompu : « Ce qu’il faudrait faire, c’est convoquer un conseil de guerre pour juger les responsables de cette opération criminelle qui occasionnera la chute de la Catalogne ! » Alors, un socialiste, un dénommé Cordero, m’a crié : « Vous, une fois pour toutes, ce que vous devez faire, c’est obéir au gouvernement ! » C’était trop. Nous nous sommes levés, Pedro Herrera et moi, et nous avons quitté la réunion en claquant la porte. Sur ce, Negrín me rattrapa et me demanda pourquoi je quittais la réunion. « Parce que tu es un misérable menteur… » Sa réponse fut la suivante : « Si je ne mentais pas, ce serait la panique, mais sois tranquille, j’ai à l’étranger suffisamment de ressources pour aider les exilés, car c’est ce qui nous attend… » À ce moment précis, si j’avais été Durruti, j’aurais descendu Negrín sur place, mais je n’étais pas Durruti…Peu de temps après, avec cette visite à Azaña, nous avons v écu une dernière humiliation. La délégation comprenait Federica Montseny, Antonio García Birlan, Pedro Herrera et moi-même. Le terme d’humiliation est celui qui convient, car nous avons imploré Azaña de se débarrasser de Negrín. Azaña nous a écoutés, puis il nous a dit que, le soir même, il en discuterait avec Negrín. Rien de plus. Cette démarche fut la dernière qu’entreprit le comité péninsulaire de la FAI. Il nous en coûta et elle était vouée à l’échec : Azaña n’avait pas les tripes pour s’opposer à Negrín et aux communistes.

Mais pourquoi cette démarche, alors ?

Pour nous, la guerre était perdue, mais nous pouvions encore sauver l’honneur, la perdre « à l’espagnole » en quelque sorte. Nous étions comme ça, très espagnols, désespérément espagnols…

Propos recueillis à Madrid, le 2 mars 1977,
par Paolo Gobetti, Freddy Gomez et Paola Olivetti,
dans le cadre d’un projet de
l’Archivio Nazionale Cinematografico della Resistenza (ANCR,Torino)
sur « Espagne 36 : vidéo et mémoire ».