■ André BERNARD
ÊTRE ANARCHISTE OBLIGE !
Lyon, Atelier de création libertaire, 2010, 232 p.
L’autobiographie militante, matériau au demeurant fort précieux, produit souvent une littérature hyperbolique et bavarde, comme si, ramené au souvenir magnifié de son protagoniste devenu auteur, le récit d’une existence se devait d’abord de peser son poids de mots.
André Bernard, lui, n’a pas le souvenir pléthorique. Il l’aurait plutôt épuré. D’où le récit de vie qu’il nous offre, ramassé à l’extrême et porté par le souci constant de garder la distance entre ce qu’on veut dire et ce qu’on doit taire, ou simplement effleurer. Le résultat est à la mesure de l’intention : sur les moins de cent pages qu’il lui consacre, la confidence ne cède que très rarement à l’anecdotique. C’est que l’expérience vécue n’a d’autre intérêt, pour André Bernard, que de transmettre, l’heure venue, et à qui voudra les entendre, certaines vérités intimes tirées du passage du temps et de la fréquentation de certains êtres, conviction qui explique son choix de se tenir en permanence à la lisière de l’autobiographie discrète et de l’essai.
Sous son titre en forme d’oxymore – Être anarchiste oblige ! – perce, précisément, une des ses vérités, sans doute la plus essentielle. Pour lui, l’anarchisme oblige – au sens où il engage – à penser sa vie, et plus encore à la vivre, en anarchiste, ce qui, convenons-en, n’est pas si simple, surtout en milieu hostile. Quant à agir comme tel – c’est-à-dire, pour André Bernard, à n’agir que mû par la nécessité éthique d’une indispensable cohérence entre les moyens du combat libertaire et ses fins – c’est encore plus compliqué, d’autant que l’anarchisme n’a pas toujours fait grand cas de cet impératif, comme son histoire le prouve.
S’il existe, dans toute vie, des moments où – « immédiatement et sans délai », comme disait Breton – il faut accepter l’augure d’en bouleverser le cours en optant pour une « perspective cavalière », ce sont souvent les circonstances qui commandent. Celles qui firent d’André Bernard un réfractaire définitif tiennent à ce temps singulier où, percluse de suffisance colonialiste, la République française s’obstina à vouloir garder l’Algérie dans le giron d’un empire déliquescent. Pour le jeune homme en âge de mourir à la guerre, et l’anarchiste qu’il était déjà, nulle autre voie n’était alors possible que d’objecter à la logique guerrière en refusant de servir son bras armé. Déçu du faible écho que sa décision suscita chez les libertaires de sa connaissance, c’est du côté des « parpaillots » et des « papistes » de l’Action civique non violente (ACNV) qu’il trouva la chaleur nécessaire pour la réaliser. Ce choix, il l’assuma jusqu’au bout – vingt-deux mois de prison – en l’inscrivant, désormais, dans le combat collectif menée par cette étrange confrérie solidaire, dont un récent livre raconte la courageuse aventure [1].
« Acte fondateur » de son parcours, comme il l’écrit lui-même, ce refus marqua aussi une sorte de « rupture inaugurale ». Car si la vie enseigne, c’est surtout à penser la complexité des êtres et, ce faisant, à se méfier des réponses toutes faites. Pour André Bernard, qui était arrivé à l’anarchisme par la libre pensée et la fréquentation d’Aristide Lapeyre, la première leçon qu’il tira de son entrée en résistance concrète fut simplement de modestie. Au vu de ce qu’étaient capables d’entreprendre ces croyants de l’ACNV – ou de ne pas entreprendre les sans-dieu de l’anarchie – s’estompait forcément la frontière pratique entre le dire et le faire. La deuxième leçon, qui dérivait évidemment de la première, fut existentielle. Elle induisait qu’on se méfiât avec constance de l’anarchisme institué et de ses clôtures organiques pour lui préférer les semelles de vent de l’anarchie. La troisième leçon fut éminemment stratégique puisqu’elle engagea définitivement André Bernard dans la voie de la désobéissance civile non violente, perspective qui n’avait pas vraiment les faveurs de l’anarchisme militant des années 1960.
Le reste, c’est-à-dire l’essentiel, est affaire d’inclinaison, d’affinité et de désir. Bien sûr, on eût aimé qu’il nous en dise plus, le bougre, sur cette façon singulière d’être anarchiste qui le conduisit, par exemple, à s’aventurer dans les coursives désertées du surréalisme. Ou encore à présider, avec quelques proches, aux destinées de la revue Anarchisme et non-violence, si profondément à contre-courant, par la forme et par l’esprit, des chimères insurrectionnelles de son époque. Ou, enfin, à participer activement, comme ouvrier du Livre et correcteur syndiqué, au long conflit du Parisien « libéré », qu’il paya de deux condamnations en justice. On eût aimé, c’est sûr… Mais, chez André Bernard, qui déteste visiblement les hâbleurs de la vieille cause, vient toujours ce temps où la question du « pourquoi en dire plus ? » conduit invariablement à la retenue. On sait pourtant qu’il pourrait en dire plus, et tant.
Ce « plus », c’est donc ailleurs que dans le strict récit de sa vie qu’il faut le chercher. C’est, par exemple, dans cette suite de réflexions qu’il consacre à l’anarchisme non violent, à ses devanciers, mais aussi, à travers l’analyse de sa résurgence contemporaine, à son actualité. C’est encore dans la reprise de quelques-uns de ses écrits qui, par les thématiques qu’ils abordent et les souvenirs qui y affleurent, recoupent non seulement sa propre vie, mais l’idée – clairement hétérodoxe – qu’il se fait de l’anarchisme. Un anarchisme, nous dit André Bernard, qu’il vécut, aux heures des jeunesses ardentes, « comme une “aimantation” vers un ensemble de théories et de pratiques propres à enthousiasmer et qui éclatent en singularités multiples et en contradictions diverses… »
Comme un ré-enchantement de son monde, en somme, mais aussi comme un engagement qui oblige à chercher l’accord entre la parole et l’acte.
Freddy GOMEZ
[Cette recension a été publiée dans Réfractions, n° 26, printemps 2011, pp. 121-122.]