■ Patrick PÉCHEROT
L’HOMME À LA CARABINE
Paris, Gallimard, NRF, 2011, 274 p., ill.
Après sa trilogie sur le Paris populaire de l’entre-deux-guerres – Les Brouillards de la Butte, Boulevard des Branques et Belleville-Barcelone – et son impressionnant Tranchecaille, sur la Grande Boucherie de 14-18, Patrick Pécherot, passé de la « Série noire » à la « Blanche », continue d’entretenir son penchant pour les perdants de l’Histoire, dont il restitue avec talent les espoirs et les défaites. Avec ce nouveau livre, il nous dresse un subtil portrait sous forme d’esquisse d’André Soudy, ce gamin de la bande à Bonnot que les services photographiques policiers de M. Bertillon léguèrent à la postérité sous les traits de « l’homme à la carabine ». Construit comme un collage, soutenu par une écriture totalement maîtrisée, l’ouvrage nous plonge dans les coulisses de cette bande où, de Soudy à Bonnot, en passant par Callemin, Valet, Garnier, Carouy et quelques autres, le désir de vengeance sociale finit, nécessité obligeant, par noyer l’anarchie dans le fait divers spectaculaire. Avec toute la fraternité dont il sait être capable dans l’approche de ses personnages fictionnels ou historiques, Pécherot s’attache ici, au-delà du récit des aventures singulières dont ils furent les acteurs conscients, à saisir les motifs qui poussèrent ces marginaux de la Belle France à opérer le passage à l’acte vers cette délinquance assumée qui les projeta sur le devant de la scène.
Ballotté entre désespérance et révolte existentielles, prégnance de la mort et rage de vivre, le parcours du môme Soudy tisse la trame de cette histoire à plusieurs voix dont les héros approximatifs n’eurent de cesse de pousser la logique jusqu’au bout. Pécherot se garde de tout jugement sur les exaltations ou les errements des « bandits tragiques ». À travers le regard de Soudy, ce chien fou à qui, par avance, il accorde toutes les circonstances atténuantes, Pécherot les prend comme ils sont, ou comme il s’imagine qu’ils devaient être. Eux et les autres, tous ces autres qui avancent dans la noire nuit de l’anarchie, les conspirateurs, les bohèmes, les prolétaires, les sérieux, les exaltés, les lucides. Ceux de la bande, mais aussi ceux de Romainville, puis de la rue Fessart, ceux de la zone, les rebelles à la gâchette facile et les « anarchistes à la mie de pain ».
De ce petit monde des compagnons, si étrange pour qui en ignore les règles non écrites, Pécherot retient les pratiques de solidarité active dont il était coutumier. L’ « entraide », écrit-il, c’est « le lien où l’on s’arrime les jours de gros temps. Un fil d’Ariane tissé de corde dans un dédale de ruelles et de faubourgs, un labyrinthe d’ateliers, de meublés, de cours et de bistrots. Il sent l’étoupe, la filasse et la poigne humaine. Il tresse un singulier trait d’union entre l’ouvrier honnête, le chiftir à fric-frac, le garagiste à la maquille, le brasseur de vent, le faux-monnayeur. C’est la ficelle qu’on garde en poche. Elle servira un jour, à toi, à moi, à nous. À tout. Sauf aux potences. » Entre mouvement et milieu, les anarchistes se sont souvent entêtés, en effet, à brouiller les lignes. Par haine des tracés définitifs, mais aussi par conviction qu’il n’existe, pour eux, aucune frontière bien établie entre la légalité et l’illégalité. Cette même conviction qui poussa Kibaltchiche, futur Victor Serge, à refuser, en le payant de cinq ans de prison, de dénoncer des hommes dont il était pourtant sûr qu’ils avaient porté, en choisissant le banditisme, un immense tort à l’anarchie.
Sous la plume de Pécherot, André Soudy demeure le plus humain de ces hommes perdus. Tubard et traîne-misère, son avenir était si peu prometteur qu’il n’hésita pas à l’abréger. Pour oublier l’inéluctable, le temps d’une folle errance. Jusqu’à ce que la Veuve finisse par faire rouler la tête de ce Billy the Kid de Beaugency dans la sciure de la raison d’État.
Monica GRUSZKA