A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Or s’en vont, les chevaliers questant
À contretemps, n° 40, mai 2011
Article mis en ligne le 13 octobre 2012
dernière modification le 15 septembre 2017

par F.G.

« Hauberts étincelants, les heaumes clair luisants, et les lances et les écus, et l’or et l’azur et l’argent. » J’eus comme Perceval un éblouissement. Ils se mouvaient dans un lacis de ruelles qu’ils semblaient connaître depuis toujours, ils aimaient les cafés dont l’enseigne fleurait l’insurrection populaire, ils égrenaient des anecdotes et tenaient des propos mystérieux. Quêteurs du Château Périlleux, adeptes de la Haute-Science, ils se nommaient eux-mêmes les situationnistes.

En 1966, j’étais en classe de seconde au lycée Jean-Baptiste Say. Des élèves de mon âge, mais d’une autre section, éditaient une petite revue de tendance anarchiste, quelques feuillets mal reliés, à l’encre hésitante, où l’on parlait, s’il m’en souvient, de l’anniversaire de l’Insurrection hongroise et de la guerre d’Espagne. J’étais confusément sensible à l’histoire de ce dernier pays, dont je savais que mon père avait fui, mais aussi parce qu’un excellent professeur nous faisait traduire – rares étaient les élèves disposés à le suivre – la poésie de García Lorca.

Je me trouvai bientôt convié aux réunions du groupe anarchiste, dont l’activité, autant que l’existence, reposait sur un petit jeune homme aux cheveux longs et à la barbe noire qui signait René Riesel presque tous les articles.

Son engagement, relié par une intelligence vive, lui valait la bienveillance des professeurs qu’il embarrassait parfois, ainsi le jour où dans l’amphithéâtre, il avait entonné un tonitruant « Il était un petit navire… » au plus grand émoi d’un amiral venu promouvoir un film publicitaire sur les bienfaits d’une carrière dans la marine de guerre. La lumière se ralluma sur des mines consternées, alors que l’air, repris en chœur, faisait chalouper les gradins.

Épris de radicalisme, toujours à l’affût des mouvances nouvelles et des courants, il colportait la revue pendant les récréations et se rendait le mercredi soir aux réunions du Comité de liaison des jeunes anarchistes.

C’est ainsi qu’il eut vent du fameux « coup de Strasbourg ». Une petite brochure venait d’y être éditée, aux frais de l’Université, qui disait en langage éclatant et sous une belle couverture bleue « La Misère en milieu étudiant ». De prime abord, je n’y compris rien. Mais il courait dans la démonstration un souffle, l’allégresse du pamphlet, et comme une grâce de vérité. De plus, la diatribe concluait, ne laissait pas la critique en suspens, mais la reliait à de plus forts courants, pour l’heure éteints, qui n’attendaient que de se rallumer. La conjuration semblait prochaine, tandis qu’un paragraphe après l’autre en finissait avec le radotage des revendications isolées, pour embrasser la théorie globale, ce moindre écueil que les Conseils ouvriers s’empresseraient de réaliser.

Plus encore que l’écrit mirifique, ce remède universel au monde enfin délivré, les rumeurs et le bruit autour de ses auteurs ne laissaient pas d’évoquer une mystérieuse confrérie, omnisciente, invisible, résolument fermée : l’Internationale situationniste.

Je voulais en savoir plus, acquérir leur revue. L’adresse d’un dépositaire me fut confiée, ainsi que le nom d’une station de métro dans un quartier où je n’étais jamais allé.

Je fus cueilli, dès la sortie, par une lumière douce et feutrée, filtrée par l’automne de très grands arbres que je n’ai jamais retrouvés. Le carrefour ouvrait d’un côté sur la Montagne Sainte-Geneviève, de l’autre vers le fleuve et les quais. Je partis vers la rue des Boulangers qui cahotait alors de tous ses pavés.

Je revois la librairie, et dans le fond la dépendance où je fus guidé, plus claire que la boutique, parce que la lumière d’un jardinet y donnait d’une porte vitrée entrouverte. Sur une grande table en bois ciré était classée par numéro la revue Internationale situationniste, avec sa couverture de métal colorié, comme les boules d’un sapin de Noël, ou le papier de bonbons acidulés, quand avec l’ongle on fait briller la dorure. Du papier glacé et de l’encre montait un parfum d’amande à s’enivrer, pareil à celui de la bibliothèque de la petite ville où j’avais autrefois habité.

Je conserve de cette journée l’éclat d’une illumination. Plus tard, quand je connus mieux le quartier, le Jardin des Plantes et les frondaisons de la rue Cuvier me rappelèrent ma découverte émerveillée, le loisir paisible et la douceur qui tamisaient ce jour-là.

Dès lors, je m’efforçai au décryptage de la revue, sans aucune préparation, et surtout sans aucun recul devant la séduction dialectique de ses propositions. Les photos renvoyaient à des légendes qui, à première vue, ne les expliquaient pas. Mais le jeu répété d’un concept, ses multiples implications, avaient cet effet fascinant de soulever l’image : la lumière, dans un premier temps, crépitait tout autour ; puis soudain elle éclatait derrière.

Le seul mot de misère, ainsi, éclaira de façon définitive une sensation que je ne nommais pas. Je revoyais mon enfance, mes exigences – mon désarroi, quand un jouet augmentait le vide que sa possession n’abolissait pas.

Un autre mot, encore, se chargeait d’une tonalité émotive, celui de marchandise, qui mélangeait pour moi, à quelque chose de précieux, un goût de friandise. Mais tout un appareil théorique, qui se chargeait avec lui, en faisait un mot clé que je devais approfondir.

« Révolte contre la marchandise », à propos de Watts incendié. « Les indulgences de la marchandise », pour ce qu’elle octroie de gratuité payée. De ce jeu de miroirs, surgissait parfois une soudaine clarté. Un moment du monde, alors, se trouvait arraisonné.

J’étais séduit par le ton assuré, la phrase bien construite, et ce petit air désuet d’un style qui empruntait beaucoup à celui des grands moralistes. Le regard sur la marchandise disait une grande déception, où passait encore un sentiment de vanité et de déréliction.

J’adorais aussi les photos de groupe, dans les ports, lors des congrès. Autour d’une longue table, dans une salle un peu à l’écart, la rédaction du rapport final semblait conclure un test comparatif entre des bouteilles de bière.

J’accompagnais parfois René aux réunions de liaison, dans un local que le syndicat anarchiste espagnol en exil, la CNT, mettait à notre disposition. La critique de Strasbourg avait aussi frappé de front le mouvement anarchiste et l’organe de sa fédération, « l’incroyable Monde libertaire, évidemment rédigé par des étudiants. » Cohn-Bendit trouvait cela un peu fort. S’en prendre à cette bonne fédération ! Et à ses journalistes ! Un courant sensible aux thèses de l’IS tentait d’en rendre compte objectivement dans les colonnes mêmes du journal. Repoussée comme « marxiste », cette tendance fit bientôt sécession et quelques groupes fusionnèrent en Internationale anarchiste, non sans avoir déjà créé une tête de pont vers la plate-forme théorique de l’IS.

Le prestige des situationnistes était très grand. La faveur qu’ils nous accordèrent en dépêchant des émissaires fut ressentie comme un immense privilège. Presque timidement d’abord, et cela des deux côtés, on se retrouva devant un verre en petit comité.

Je m’étais risqué à l’une de ces premières réunions, dans une brasserie de la place de la République. Les deux groupes parisiens de l’Internationale anarchiste étaient représentés. Je fus frappé, en entrant, par l’immensité rouge de l’arrière-salle et sa complète vacuité, à l’exception d’une table, tout au fond, où conversaient deux jeunes gens et leurs compagnes. Mes camarades marchaient déjà vers eux, des poignées de main s’échangeaient. Toute l’impudence et l’inconscience de mes seize ans justifiaient à peine ma présence. Non plus la seule curiosité, qui n’eût pas été de mise. Mais ces gens m’inspiraient confiance. L’aura de mystère et la qualité essentielle de leurs personnalités méritaient que l’on s’approchât au plus près du drame, et du lieu où il se jouait.

Je n’ouvris jamais la bouche que pour les saluer. Il me reste le souvenir confus d’une question qui leur fut posée, concernant leurs rapports avec les ouvriers. Elle me sembla sur le coup d’une bêtise insigne. Pourtant René Viénet ne parut pas sourciller, la jugea fort pertinente, même s’il s’embarrassa un peu en commençant d’y répondre, pour évoquer ensuite une récente grève en Belgique.

Nous sortîmes dans l’hiver et dans la nuit. À l’un des angles ventés de la place, René Viénet s’enquit de nos destinations respectives et nous offrit de l’accompagner vers le quartier des Halles qu’il indiquait de la main. De l’autre il serrait le col de sa chemise. Des camarades opposèrent un refus poli. Mais pour un instant je l’avais suivi jusqu’au tréfonds d’une venelle sombre où seraient venus finir tous les vieux Paris.

Ill. : Steinlen

Mes camarades anarchistes avaient choisi pour nos réunions un café des Halles que les surréalistes avaient beaucoup fréquenté, en signe de l’hommage appuyé, presque trop souligné, qu’ils tenaient à leur rendre. Un soir, René Viénet vint nous y retrouver, puis notre petite troupe emboîta son ample foulée à travers le quartier, jusqu’à son domicile où nous étions conviés.

J’ai le souvenir d’un court périple, en file indienne, à la nuit tombée, d’un trottoir à l’autre encombré de cageots. Nous nous arrêtâmes devant le portail en chêne d’une lourde bâtisse carrée, dont les murs en pierre de taille semblaient rejoindre le toit d’une maison de poupée qui coiffait de toutes petites fenêtres.

Au dernier palier de l’escalier succédait un rang de marches sonores et escarpées que l’on évita de faire résonner, à la demande de notre hôte qui avait ajouté en souriant que nous marchions ici sur la tête de son propriétaire.

Nous surgîmes dans la soupente d’un grenier aménagé en atelier. La lumière sourdait de plusieurs sources dissimulées, laissant le rare mobilier dans la pénombre. Aux confins de la charpente, la mansarde s’accentuait, si bien que le plancher venait buter contre le bas des fenêtres.

Deux situationnistes nous attendaient. Donald Nicholson-Smith, que j’avais déjà vu aux côtés de René Viénet, place de la République. Et surtout Guy Debord.

Son nom seul, quand il était prononcé, faisait passer parmi nous un frisson de mystère. Son intransigeance était légendaire, tant à l’encontre de ses ennemis qu’envers ses pairs. On lui prêtait toutes les connaissances, il incarnait tous les prodiges. Grandi encore par le mépris qu’il affichait de toute publicité, ceux qui s’honoraient de le connaître se flattaient de partager un rare privilège.

Sur la seule photographie que je connaissais de lui, ses traits s’estompaient dans la fumée d’une cigarette qui se consume. Vêtu d’un chandail, ce soir-là, et d’un pantalon de velours, il affectait l’allure de la bohème rive gauche des années cinquante. Très vive était l’acuité de son regard, où passait l’ombre retenue d’un sourire scrutateur et malicieux, derrière des lunettes finement cerclées, sous la frange courte d’une coiffure de moine, à la tonsure près. Ce sourire persistant voilait une tension intérieure, mais témoignait aussi de la politesse courtoise qu’il mettait à nous accueillir, comme à chacune des rares occasions que j’eus de le revoir.

La vibration lente, presque sentencieuse de ses phrases, émanait une puissante chaleur. Nous étions pour la plupart assis par terre, en tailleur, selon sa position favorite. Mon épaule vint appuyer contre l’une des petites fenêtres, d’un aplomb si vertigineux, qu’en risquant un regard à travers, j’eus l’impression de m’envoler au-dessus de la rue.

Guy Debord n’était ni le conspirateur, ni le chef intransigeant que d’aucuns se sont plu à railler, par préjugés souvent, mais aussi parce que leur ambition et leur attente, forcément déçues, s’étaient changées en prévenance déshonnête et mordante. Le rayonnement de Guy Debord était grand, sa simplicité confondante. Quand dans une réunion il était présent, sa force de synthèse et la richesse de ses interventions organisaient naturellement le débat autour de lui.

Un autre soir, dans une brasserie proche de la gare de l’Est, je me trouvais assis en face de lui et je serrais dans la main un projet de tract que René Riesel m’avait chargé de soumettre à l’assemblée. Il se montra très vite intrigué par ce papier que je froissais devant lui, après l’avoir seulement montré au plus proche de mes voisins, et que dans un sourire il m’engageait à lui remettre. Sur une simple feuille de papier, René avait composé une maquette de couverture pour la brochure qu’il se proposait d’adresser aux groupuscules se réclamant d’une option révolutionnaire : « Vous voulez faire la révolution… Il vous faut une théorie globale ! » Un sourire plus épanoui illumina son visage et semblait m’interroger. La conception en revenait seule à René, ce que je voulais à tout prix lui dire, et je m’entendis balbutier : « C’est René qui en a eu l’idée, c’est René… » Mais déjà la feuille circulait à la ronde et il s’amusait des rires qu’elle ne manquait pas de lever.

Il portait ce soir-là un très beau pull-over sombre à chevrons, dont il avait dû faire l’acquisition lors d’un congrès lointain, dans quelque port de la Baltique. Une de nos camarades arborait le même sous son ciré. On s’amusa de la coïncidence. Elle l’avait acheté sur un marché, du côté de la place des Ternes. Guy, sur celui de la place Monge.

Je ne parvenais guère à me représenter Guy Debord se promenant le dimanche dans un marché. Mais cette brèche inattendue me découvrait un peu de son existence, et surtout j’en étais très ému.

Mustapha Khayati devait nous faire ce soir-là le récit des récents événements survenus à Strasbourg. Nous ignorions alors la part prépondérante qu’il avait prise dans la rédaction de la brochure, même si une photographie, qui parut dans la presse, le montrait aux côtés des étudiants élus sans programme d’aucune sorte au bureau universitaire. Le mystérieux M. K., de l’Internationale situationniste, soulignait la légende.

Tellement mystérieux que ce soir il n’était pas là, retenu à dîner par des amis arabes. Guy Debord plaisanta un peu sur ce repas confraternel et ethnique, puis il invita René Viénet à commencer l’exposé.

René Viénet prit la parole avec sa vivacité coutumière. Guy l’arrêta dès les premiers mots : « Non, René, les choses ne se sont pas passées ainsi. Il faut reprendre de plus haut, afin que nos amis comprennent. » Guy affectait le ton du professeur devant un élève qui commence son exposé par la conclusion. Nous le regardâmes avec incrédulité, puis avec une plus vive attention, car la gravité dominait son intervention. Toujours ce trait s’accusa par la suite, et même, s’il faut déjà le dire, à nos dépens. Dans un débat, il procédait lentement, et selon une chronologie de faits solides. Puis il faisait surgir une soudaine articulation, lumineuse, évidente, amplifiée par un exemple puisé dans un livre ou dans un film, qui de tous emportait l’adhésion.

Il intervint encore pour dire que Mustapha n’aurait jamais dû se laisser photographier avec les membres d’un bureau qu’il ne représentait pas. « Sa seule erreur », fut son commentaire.

Ill. : Steinlen

Quand je me rendis un jour à son domicile de la rue Saint-Jacques, ce fut pour retrouver l’émerveillement qui m’avait saisi au carrefour de la rue Monge et de la rue des Boulangers, cette même lumière douce et feutrée que j’avais cru goûter de l’automne de très grands arbres. Le temps était là suspendu, comme la rémission de l’inquiétude dans le cheminement d’un conte. « Voilà du renfort ! », avait lancé Guy Debord en m’ouvrant la porte.

Il s’agissait ce jour-là de répondre à l’auteur du triste plagiat d’une plaquette remarquable, commise par nos amis du groupe Makhno de Rennes. L’un de nos camarades s’illustra, qui trouva les plus heureuses formules.

Mais notre organisation crut devenir plus révolutionnaire en pratiquant aussi l’exclusion, qui frappa, pour je ne sais plus quelle raison, ce même camarade qui avait encore résumé devant l’IS un programme salué de sa plus vive adhésion, déprendre l’anarchisme, comme les situationnistes le marxisme, de ses vestiges nombreux, passés ou vivants.

Sommés de justifier ce renvoi, nous adressâmes à l’IS un long mémoire-programme que je me chargeai d’acheminer jusqu’à la boîte aux lettres. Puis l’attente commença.

Qui ne dura pas. Nous reçûmes presque aussitôt, sous une mince enveloppe, quelques lignes à peine d’un style uniment plat, dont le simple contraste avec l’étendue de notre profession de foi, entérinait déjà son désaveu manifeste.

Passe encore d’une réfutation pied à pied, qui eût amené l’IS à faire donner ses thèses de fort calibre. Mais avec des mots simples tombait un jugement consternant : notre belle lettre était « cousue de fil blanc ».

Nous devions alors, une nuit prochaine, participer avec les situationnistes à l’affichage de leurs bandes dessinées. Un post-scriptum laconique annulait ce rendez-vous, à l’évidence « rendu caduc ».

Une simple précision. Mais surtout l’insistance à bien nous faire entendre que les choses, avec nous, ne sauraient aller plus loin.

Les visages s’allongèrent sur des mines déjà contrites. Nous étions écartés de la fête, de la table sacrée, des libations, du cortège ondoyant de la pratique sévère, chacun de nous renvoyé à sa propre désolation.

Privé de la caution de rigueur octroyée par ce voisinage important, notre groupe s’étiola rapidement. Les velléités théoriques de certains passèrent. D’autres retrouvèrent un plus simple cheminement, confiants que cette assemblée défaite n’empêcherait pas une réunion prochaine avant longtemps.

C’est peu après cet épisode que parut en novembre 1967 le livre de Guy Debord, La Société du spectacle.

La brochure de Strasbourg avait résumé les principales thèses situationnistes. La force de ce pamphlet, l’acuité de sa critique, la séduction des réponses apportées, le rangeaient parmi les plus grands libelles que les derniers siècles ont comptés, parce qu’il en reprenait le prétexte, une attente exaspérée, plus encore les promesses, l’avènement d’un temps meilleur, au terme d’une eschatologie enfin retrouvée.

Des personnages remarquables autant que singuliers s’en portaient garants ; leur sincérité, leur intégrité, ne souffraient aucun doute. En regard des apologies de la misère commises par tous les groupuscules du moment, le ton assuré, un sentiment de survol élégant, conféraient à leur entreprise une authenticité sans conteste.

La tentative de Guy Debord était démesurée et attachante. La Société du spectacle semblait promettre tous les dévoilements. Si je ne fus jamais convaincu par ce livre, son effort sentencieux, son exposé pesant, je devinai sous le titre en lettres noires et la couverture d’un blanc éclatant une inquiétude qui ne me laissait pas indifférent, celle de vouloir retenir jusqu’à l’ombre des mots, comme si le monde, une fois saisi, devait rester prisonnier de l’encre et ne plus jamais échapper du papier.

Ill. : Steinlen

À l’entrée du local de liaison où je continuais à me rendre, un vieil Espagnol tenait un stand de publications où alternaient livres et brochures, manifestes et déclarations, toute la presse anarchiste en exil. C’était un petit homme usé, fatigué. Pour toute retraite il occupait ce palier en haut d’un escalier qui sentait l’eau de Javel.

La pièce consentie à nos réunions ressemblait à la salle de permanence du lycée. Un poêle à charbon ronflait dans un coin, des chaises s’éparpillaient autour de quelques bancs. Il flottait un air de soupente et de conspiration comme dans les ateliers, sur d’anciennes gravures, où s’élaboraient les feuilles d’opposition, entre des fumées qui sortaient autant des bouffardes que du conduit rapiécé de la cheminée.

Une porte s’ouvrit un soir, tout au fond de la salle. Des silhouettes massives se glissèrent devant le battant. Des hommes en costumes sombres passèrent entre nos rangs où le silence s’était fait subitement. Ils eurent un sourire timide, comme gênés de nous interrompre, mais aussi parce que notre jeunesse faisait resurgir un passé, et poindre une candide relève.

Une photographie, dans un numéro d’Internationale situationniste, montrait des miliciens captifs, conduits vers le lieu de leur exécution. Souvent j’avais scruté leurs regards. La seule inquiétude que je parvenais à lire, était de ne pas trébucher, dans l’entrave des chaînes, contre les mottes de terre durcies par le gel des sillons. Ces hommes qui passaient devant moi ressuscitaient la malheureuse file.

J’étais un jour assis à la table d’une brasserie, un numéro d’Internationale situationniste entrouvert. Un homme s’approcha. Il connaissait la revue et semblait désireux d’en parler. Il était espagnol, et quand nous eûmes sympathisé, il me confia son appartenance à la fraction plus jeune de la CNT qui commençait à entamer les vieilles certitudes des exilés. Je lui dis mon origine espagnole, en même temps que mon nom. Il me regarda avec étonnement : « Mais alors je connais ton père… Il vient souvent aux réunions. » J’ignorais complètement son appartenance au syndicat anarchiste, plus encore qu’il fût resté un militant. Soudain, dans un éclair, j’assiste à la séance du comité de liaison, la porte du fond s’entrouvre, et je vois sortir mon père.

Le souvenir alors me revint d’une voix pressante et inquiète, dans le village de son enfance où il ne pouvait pas encore retourner. La pénombre s’est faite dans la coopérative des viticulteurs et le film va commencer. Une main frôle mon épaule, une voix d’homme, dans un murmure, s’assure bien de mon identité avant de me confier un court message pour mon père et surtout un nom que je ne dois pas oublier.

Je vois aussi mon père sur la photographie des miliciens captifs. Je l’avais entendu raconter un épisode saisissant. Un village qu’il venait d’atteindre, lors de la retraite, échappait encore à l’ennemi. Le lendemain, il avait devancé le réveil de ses camarades pour partir en reconnaissance. Les nationalistes étaient au coin de la rue. Ils progressaient en fouillant chaque maison. À peine avait-il eu le temps d’avertir ses compagnons.

À Paris, il avait retrouvé son meilleur ami, comme lui réfugié et natif du même village. Je les avais accompagnés un soir dans un petit cinéma des boulevards. La salle était comble, l’assistance frémissante devant un montage d’actualités qui retraçait la guerre d’Espagne. La rumeur était constante, terrible le grondement, et lorsque derrière le commentaire montait un chant de la Révolution, il était aussitôt repris en chœur.

Pour l’exilé, le temps est une horloge arrêtée dont les aiguilles attendent le retour pour repartir. C’est encore un cadran vide, où le temps s’est effondré. J’eus le sentiment de cet abîme, un jour, à Barcelone, devant un bâtiment lourd, étouffé par une poussière grise, que mon père nous montrait : « C’est de cette caserne que nous sommes partis au front. » Il s’en rappelait le nom en souriant, parce que, nous dit-il, il avait dû changer depuis longtemps. Plus de trente années s’étaient écoulées. Mais à peine le nom de la caserne prononcé, la voiture subitement s’est arrêtée.

Le flot continu de la circulation se referma sur nous. Nous étions assaillis par des vagues menaçantes, des sirènes stridentes, une pluie étincelante qui jaillissait sous les roues des tramways. Nous étions cloués dans le passé, comme une épave gênante qui serait bientôt engloutie.

« Un voyage jusque-là sans histoires. Pas de taxis, mais de vieux attelages pour gagner le centre de la ville. Peu de monde sur le Paseo de Colón. Et puis, à l’entrée des Ramblas – la grande artère de Barcelone – un très vif saisissement : sous nos yeux, dans un éclair, avait surgi la révolution. C’était invraisemblable. Comme d’aborder un continent différent de tout ce qu’on a vu auparavant. Une première vision : des ouvriers en armes, le fusil à l’épaule, mais habillés civilement. Presque la moitié des hommes sur les Ramblas étaient armés, alors qu’on ne voyait aucun policier, et pas de soldats en uniforme (…) Parmi ces prolétaires en armes, quelques-uns seulement portaient la nouvelle tenue des miliciens, une cotte de mécanicien bleu nuit très seyante. Ils conversaient sur les bancs ou parcouraient la promenade, un bras replié contre la sangle de leur fusil, l’autre serrant la taille de leur compagne. »

« Pour la première fois je découvrais une ville aux mains de la classe ouvrière. Presque tous les bâtiments importants étaient occupés par les ouvriers, sur les façades flottaient des drapeaux rouges ou la bannière rouge et noire des anarchistes ; chaque mur était frappé de la faucille et du marteau, accompagnés des initiales de partis révolutionnaires ; toutes les églises avaient été saccagées puis incendiées, et des équipes d’ouvriers achevaient de les démolir. Une grande affiche, sur les magasins et les cafés, annonçait qu’ils avaient été collectivisés. Jusqu’aux cireurs de chaussures, gagnés eux aussi par la collectivisation, qui promenaient leur attirail dans une caisse peinte en rouge et noir. »

Une camionnette nous prit en remorque, mais la chaîne cassa deux fois avant que ne s’éloigne la clameur de La Catalogne libre de George Orwell et du Spanish Cockpit de Franz Borkenau.

Ill. : Steinlen

René avait devancé l’échéance du bac en fin de terminale pour s’y présenter dès la première avec succès. Il me fit découvrir, à l’automne 67, le campus de Nanterre-La Folie. Je n’avais rien vu de plus sordide, d’aussi platement désolé. L’urbanisme agressif et contraignant en disait long du mépris du pouvoir pour le sous-prolétariat étudiant. La misère du bidonville qui s’étendait à côté semblait moins irréductible, et surtout moins préméditée.

L’effarement me revient encore, après un cheminement conçu comme un nouveau modèle de circulation dans les prisons, devant des palmiers dont les larges feuilles en plastique ombrageaient les néons de la cafétéria.

Je connus Gérard Bigorgne et sa longue silhouette dégingandée, ses cheveux en broussaille et son air distingué, jamais complaisant pour une bohème circonstancielle qu’il n’a jamais revendiquée.

Tout m’échappa de son action à Nanterre avec René et les Enragés, sinon leurs premiers tracts, où s’exprimait leur refus du statut d’étudiant, comme de son aménagement par le modernisme contestataire.

L’un de ces tracts empruntait à une bande dessinée la chronique ancienne d’une troupe de malandrins qui devisaient dans une taverne de l’Université et de son devenir, conforme aux lois du marché, un simple jeu de cases à remplir, et depuis longtemps joué.

Dans cette taverne des Halles que la légende évoquait, je voulais reconnaître le Radis couronné du Capitaine Fracasse où Jacquemin Lampourde est solitairement attablé devant deux verres et l’espérance d’un convive. Je lui avais donné ce compagnon, en changeant un peu son nom, Lancelot Bigorgne, pour le rejoindre dans les pages du livre.

Mai survint alors que, dans l’atelier d’un camarade du groupe de Ménilmontant, prenait corps un projet qu’il nourrissait depuis longtemps, en hommage à l’auteur du Nouveau Monde amoureux, la statue de Charles Fourier. Gérard posa pour la statue de Fourier, alors qu’un pli du pantalon résistait au sculpteur, qui se rappelle encore combien l’Enragé s’y était prêté de bonne grâce, l’aidant même à transporter sur le chantier un lourd sac de plâtre.

Car la sculpture commençait à rencontrer une certaine hostilité dans l’atelier où l’on revoyait maintenant d’anciens membres de l’IA, ainsi que les situationnistes, devant lesquels la surenchère allait bon train.

Celui qui cachait le moins sa réprobation, s’était déjà distingué en demandant à René Viénet quels étaient les rapports de l’IS avec les ouvriers.

Une voix s’éleva et Marianne se lança dans un réquisitoire violent pour dire aux situationnistes sa consternation.

Je l’avais rencontrée peu avant Mai 68. L’amie que j’accompagnais avait rendez-vous avec elle dans un café de la place de l’Odéon. La cinquantaine mince et élégante dans l’armure d’un long ciré noir, le regard dissimulé par des lunettes de soleil, elle tenait un fume-cigarette où se consumait une Gauloise. Son maintien rigide la distinguait déjà des autres clients, peu nombreux, car la plupart se prélassait en terrasse. Je demeurai peu, avec le prétexte d’une conférence sur l’autogestion qui allait commencer à la Sorbonne. Je n’avais pas encore, jusque-là, senti son regard sur moi. Un éclair me cloua sur place :

– Et qui donne cette conférence ?
– L’auteur d’un livre sur l’anarchie.
– Tous les cons, en ce moment, parlent d’autogestion, sans savoir ce qu’ils ont dans la bouche.

Je devais la revoir quelques jours plus tard dans une brasserie proche du Louvre et qui avait servi de décor au feuilleton télévisé Belphégor. Sa silhouette longue et noire, aux confins d’une banquette rouge, avait tout de l’apparition insistante du fantôme.

Bien vite je dus comprendre qu’avec elle rien n’allait de soi. Comme déjà de prendre place, en saisissant une chaise, lorsqu’un regard impérieux et hautain suspendit ma négligence, me signifiant bien clairement que je ne venais pas ici retrouver des copains.

Lors des rencontres avec elle, je me tenais un peu à l’écart, non sans déjà percevoir un chemin, une lueur, derrière les éclats bien orchestrés de sa fureur. « Je suis une intellectuelle, merde alors ! Et je le revendique ! » Aussi les penseurs patentés, les intellectuels repentis déguisés en faux ouvriers ou en vrais ouvriéristes en prenaient pour leur grade.

J’avais aussi observé que l’attitude commune devant elle était de se justifier. On se sentait toujours coupable, car bien incapable de se hisser au premier seuil de ses exigences. J’étais dérouté, mais émerveillé par sa fulgurance, sa manière d’en finir d’un mot avec des esprits réputés, dès lors qu’ils étaient suspects d’un manquement à sa devise : « Poésie égale Amour, égale Liberté. » Ce credo surréaliste, que bien peu d’épigones se souciaient d’illustrer, était clamé par elle sur tous les tons, à tout moment, contre toute attente souvent, mais à toute épreuve. Cela confinait parfois au malaise, car la situation ne requérait pas toujours la mise en batterie d’un pareil armement.

Il me souvient de sa haine pour le mot « libération », alors fort en vogue. « Un mot d’esclaves. La libération ne sera jamais la liberté. » Sur une gravure alchimique que je venais de découvrir, un chien courait ventre à terre après avoir rompu sa chaîne. Mais le collier, auquel pendaient quelques anneaux, serrait encore son cou. Et sa course ressemblait à une fuite. De l’énigme en latin qui accompagnait la gravure et que je m’efforçais de traduire, Marianne, en quelques mots, m’avait donné toute la lumière.

« La merveille, disait-elle encore, peut surgir au premier coin de rue, mais le monde étouffe sous le poids des conventions et la fadeur consternante des habitudes. » Insurgée, emportée, rebelle, dès qu’elle sentait poindre le bavardage des idées reçues, elle considérait froidement son interlocuteur, le regardait bien dans les yeux, puis l’incendiait : « Balivernes ! Pense avec ta tête ! Tous les cons ont des idées. C’est la pensée qui compte. Et méfie-toi des mots… Si tu les emploies de travers, ils se vengent… »

Je lui ai connu deux domiciles, l’un et l’autre marqués du sceau émouvant de ses exigences.

Le premier, rue Galande, s’escarpait au second palier d’un logis moyenâgeux refondu par les siècles, où Dante aurait vécu si l’on en croit la chronique du temps autant que la légende. Mais Dante, à Paris, connut sûrement la rue belle d’enseignes suspendues au vent, son couloir ondoyant si propice au pas rêveur, ses maisons hautes qui perdent dans la brume le pignon de leurs toits pointus.

La porte ouvrait sur un couloir obscur menant à une grande pièce dallée de rouge sous un plafond de poutres teintes en brun. Dans un angle s’étageait la bibliothèque, dans l’autre était disposée une longue table en chêne assortie de ses deux bancs. S’y asseoir était faire halte dans un relais à la croisée du temps, et le coude, sur la table, frôlait des présences redoutables.

Marianne vivait pauvrement mais détestait la misère. Elle revendiquait la pauvreté comme un luxe qu’elle s’était offert, contre la réussite à tout prix et la carrière qu’elle laissait aux intrigants et à tous ceux qui n’ont rien de mieux à faire. Elle aimait cette parole de Benjamin Péret : « Même une heure de travail par jour, c’est encore une heure de trop. » Ce n’était pas un paradoxe de la voir s’acquitter très scrupuleusement de son emploi à mi-temps. « Le travail est une saloperie. Mais la liberté qu’il me donne mérite au moins qu’après il ne m’encombre pas la tête. »

Car après le travail, Marianne appartenait à ses amis. Elle se tendait à leur écoute et trouvait toujours, dans l’œuvre du peintre, du sculpteur, de l’écrivain, un chemin vers le noyau qu’elle s’efforçait d’exalter, prévenant toutefois que le mercure, par nature indocile, ferait tout pour s’échapper et ne pas se laisser conduire. « Sois bien à son écoute. À travers ton inquiétude, il essaie de te parler. Et il a tout à te dire. »

S’entretenir avec elle d’une difficulté n’était jamais lui demander de la résoudre. Mais la dérive entre les mots, leur connivence secrète, nous amenaient à parler de tout autre chose et nous partions d’un grand éclat de rire.

Sa critique était sans complaisance dès qu’elle sentait poindre le souci du beau. « Le beau m’emmerde. J’ai rien à foutre avec le beau. » Elle nous conta souvent cette anecdote, André Breton sortant d’une galerie, mettant la bouche en cœur pour dire avec désolation : « C’est beau… » Marianne mimait la scène avec un tel accablement que pour un peu, les bras ouverts, elle fût tombée en avant.

« Benjamin… une adoration… Et André, toujours un petit signe quand j’arrivais au café… » Marianne évoqua souvent cette longue amitié, qu’il était parfois gênant de la voir mettre en avant, comme si elle se fût présentée en disant : « Voilà, je m’appelle Marianne, et j’ai été l’amie d’André Breton et de Benjamin Péret. »

J’étais devenu un fidèle de la rue Galande, des causeries sans fin, des lectures à haute voix. L’attitude de Marianne avait changé. À plusieurs reprises, comme une nuance plus vive disait mieux sa pensée, elle se tournait de mon côté pour remercier, d’un battement de cils, l’approbation silencieuse qu’en moi-même je lui témoignais. Nous étions cinq, quatre, souvent trois. Marianne répugnait au nombre, et le privilège de son choix était que les élus soient dans un rapport singulier avec elle, entre eux si possible, mais elle ne le favorisait pas.

« La rue Galande est une forteresse. C’est pour cela qu’André a pu venir s’y réfugier pendant la guerre d’Algérie, alors qu’il était menacé… Le front levé, un doigt sur les lèvres, il allait et venait à grands pas, lentement, se remémorant des poèmes qu’il lançait à pleine strophe, si inspiré, et d’une voix… »

Drapée dans le manteau que les siècles lui ont tissé, la rue Galande n’a jamais retenu les lumières tranchantes et vives. Toujours je gravis le petit escalier, comme au-dehors tombe la brume d’un autre âge, fine poussière d’un livre sur le fil de ses pages.

Le lendemain de son éclat dans l’atelier, Marianne entendit frapper à sa porte. C’était René Viénet. D’un emballage, il sortit une toile vierge, la couvrit d’un bleu violet, fixa au centre un modèle réduit de voiture qu’il aspergea d’essence et fit brûler. Puis il calligraphia patiemment au bas de la toile un petit texte en lettres blanches : « Voiture de l’ouvriériste Hubert B. s’il continue à faire chier ces braves bougres d’Enragés qui ne lui demandent pas s’il aime Fourier. »

Il fixa lui-même le tableau au mur, où il resta longtemps accroché, avant d’être perdu dans le déménagement. Mais il demeure intact dans mon souvenir et m’emplit toujours d’un très vif contentement. J’essaierai peut-être un jour de le reproduire, afin que sa lumière ne soit pas éphémère à notre temps.

Ill. : Steinlen

Pas un instant je ne me suis senti en accord avec les foules de Mai. Le mouvement des occupations intimait l’arrêt du monde, avec lequel il importait, plus que jamais, de faire sécession. Mais sous la grille des revendications, les barreaux, loin de céder, s’étaient au contraire multipliés.

Dans un amphithéâtre, je surpris un jour une voix claire et tonnante qui tentait, dans le débat ouvert, d’apporter un peu de concision et de lumière. Cette intervention de René Viénet, digne des meilleures assemblées révolutionnaires, fut saluée par de vifs applaudissements, pour être aussitôt noyée dans le chahut populaire.

Au-devant de la scène, je reconnaissais tous les visages du Comité de liaison. Grande était la vanité de ce paraître pêle-mêle, où beaucoup se targuaient d’un droit abusif de représentation, tandis qu’au bas de l’estrade, rameutant la sédition, des factions guettaient pour s’emparer de la place.

Des slogans gouttaient des murs, mais un air de déjà-vu les faisait paraître vieux, à peine on les avait lus.

Détruire le pouvoir sans le prendre, disait Marianne dans l’un des plus beaux tracts de Mai. « La dernière surréaliste… », s’étonna Guy Debord qui en même temps se demandait s’il fallait s’en réjouir ou bien s’en affliger.

S’en réjouir sûrement, quand le groupe surréaliste, comblé par le ridicule, clamait sur un autocollant : « Les surréalistes sont au service des étudiants ». « Le seul mot de servir me donne déjà envie de vomir », s’indignait Marianne.

Mais s’en affliger tout autant. « Benjamin et André ont vainement attendu ce moment… », interrogeait Guy, quêtant une approbation. Marianne grimaçait une réticence : « Je ne suis pas certaine qu’ils auraient sauté au plafond. »

Elle n’était pas dupe de la spontanéité revendiquée par ceux qui se regardaient agir, ni de la tendance conseilliste prêtée au mouvement des occupations.

Tout autre était l’enjeu pour Marianne, qui misait davantage sur une fédération des désespoirs, et d’en appeler, ce qui n’est pas contradictoire, à « une révolution faite par des gens heureux », les seuls, selon elle, à ne pas succomber au vertige du pouvoir qui resterait à jamais le lot des esclaves affranchis.

On ne peut toujours imputer au monde les barrières levées devant lui comme autant d’écrans qui occultent aussi la chance.

« Irrationnelle et trop subjective », concluait Guy Debord, que Marianne chahutait encore de sa manie d’annoter Le Monde chaque après-midi : « Mon pauvre Guy, tu passes résolument à côté de la poésie. »

Pourtant une estime réciproque, même une vive amitié, les avait bientôt liés, comme en témoignait son exemplaire de La Société du spectacle que Marianne, plus tard, m’avait montré : à Marianne, que j’ai toujours aimée.

Ill. : Steinlen

Au déclin de l’été 68, je revins à Paris après un long séjour au pied des Pyrénées, à Collioure, où j’avais rencontré un élève de mon lycée dont les parents possédaient un vieil hôtel depuis longtemps fermé. Après la guerre d’Espagne, il avait servi de refuge à bien des exilés. Le poète Antonio Machado l’avait sacré de sa présence, avant d’y terminer sa vie.

L’après-Mai mélangeait à Collioure des contestataires venus de toutes les contrées, de tous les pays. Des individus d’obédience confuse, pour la plupart opportunistes à souhait, les artisans mêmes, à les en croire, de la tempête qui achevait à peine de souffler, rivalisant des feux, des incendies, des barricades, que chacun avait partout levés. Les émeutiers de la plage, sous le sable, cherchaient encore les pavés.

Mais il y avait aussi des personnages singuliers, d’un abord plus réservé, presque secrets, moins soucieux de paraître ou de comptabiliser les bidons d’essence qu’ils avaient enflammés. Les plus farouches n’avaient pas attendu le bateau de Mai pour partir à la dérive. L’un d’eux, pour tout bien, possédait une petite sacoche qu’il vidait parfois de tout son contenu pour atteindre, tout au fond, le précieux compagnon de son errance et de sa solitude, un livre dont je reconnaissais bien la couverture noire où de grandes lettres se consument, Les Chants de Maldoror, dans l’édition de poche.

Axel, dans un conte, eût été le page, le savetier, le bûcheron, car il avait appris, au cours de ses voyages, mille et un petits métiers, dont il ne parlait jamais comme autant de corvées. De chacun c’est l’esprit qu’il aimait rappeler, et là son bagage était loin d’être fragile.

Axel, à la guitare, avait l’effleurement et le jeu précipité d’un Manouche lancé à la poursuite d’un souvenir fuyant. Je n’avais jamais encore entendu de tels accents, qu’il donnait à tout ce qu’il jouait, mais avec une plus grande chance à cet air ancien qui avait ma préférence et que je lui demandais souvent, Ménilmontant.

Patricio était chilien et venait d’Allemagne. Il vivait de petits travaux en attendant les vendanges, en bonne entente avec de vieux pêcheurs espagnols exilés. Méthodique, à l’écart, aristocratique dans tous ses effets, il savait jeter une lueur de fête sur chaque instant de la journée. Une petite troupe occupait avec lui les ruines du château sur la colline, pour laquelle il confectionnait le soir un repas d’arlequins que les marchandes abandonnaient à son sourire.

Je repris à l’automne le chemin de la rue Galande. Un jeune homme hantait le lieu, dans un costume en velours vert étincelant, qu’il rendait unique bien singulièrement en le portant tous les jours. C’était le sculpteur de Charles Fourier, à qui Marianne avait proposé son appartement comme atelier.

À la terrasse d’un café où je partageais un soir sa compagnie, deux jeunes femmes, d’une table voisine, nous observaient. Jean-Paul commençait à manifester un vif agacement, d’autant plus que lui seul, depuis un long moment, était l’objet de leurs regards insistants, et que les deux belles, sans se cacher autrement, échangeaient leurs impressions mutuelles. Il se leva et se fraya un chemin rapide. Je le vis se pencher à leur table, puis il fit brusquement volte-face et revint s’asseoir en balayant d’un geste l’air qu’il avait eu d’être préoccupé.

– Tu les connais ?
– Pas du tout.
– Mais alors…
– Rien… Je serais, selon elles, tout le portrait du jeune premier romantique.

Il me vint un sourire. Je me le reprochai aussitôt. Jean-Paul, maintenant, pensait à autre chose. Mais sa beauté d’archange, s’il faut en rendre compte, ne pouvait être regardée sans effroi, et les mots maladroits, peut-être, des jeunes femmes, en disaient simplement le miracle, avec une grande et belle innocence. La silhouette et le visage d’Artaud jeune, mélangés du portrait imaginaire de Lautréamont par Vallotton, la ressemblance déjà vive en sa beauté apparente se doublait d’une autre bien plus inquiétante, celle-là montée de l’intérieur.

En sortant de chez Marianne, nous errions en longues promenades, prolongées par des dérives nocturnes. Quand le matin nous livrait les rues vides, humides de brume tiède, la révélation que nous quêtions de jour en jour nous semblait inéluctable et prochaine. Souvent, épuisés, nous tombions sur un banc, et d’un livre trouvé dans quelque passage, choisi pour sa couverture ou son titre édifiant, surgissait, dès la première page, l’écho anticipé de nos propos du moment.

Bientôt, l’IS n’exista plus. Guy Debord en décréta le sabordage, quand le fantôme d’une vaine survivance eut pris la place de l’organisation, pour produire, bon an, mal an, un numéro de la revue attendu par un public de plus en plus large, confiant dans un label partout reconnu.

Bien des années plus tard, alors que tout contact avec les anciens situationnistes était depuis longtemps perdu, je fis l’acquisition, un matin, d’un petit livre de Guy Debord qui venait de paraître et que je lus dans la journée. Pour la première fois, Guy se racontait et disait au plus près les périples de son existence, même s’il usait encore d’un ton distancié pour écarter toute reconnaissance indésirable.

Le nom d’une rue où il avait été aperçu des semaines auparavant me revint subitement. Je m’y rendis en flânant le soir même.

Bruissante encore d’une foule très ancienne, la rue du Cherche-Midi chemine en son début selon la courbe élégante de vieux hôtels qui mélangent, sur la voussure ample des portails, quelques étages à peine de hautes fenêtres et de lucarnes inondées de ciel, si paisibles à la vue.

Mon pas interrogeait la tombée de la nuit. Je voulus changer de trottoir pour approcher d’une enseigne et je croisai Alice et Guy au milieu de la rue.

Ils s’en venaient paisiblement, l’un contre l’autre appuyé, Alice accordant son pas à celui de Guy, hésitant et fatigué. Ils ne virent ni ma surprise, ni mon arrêt quand je vins à les croiser. Guy parlait, les yeux baissés, Alice l’écoutait d’un sourire confiant. Sans m’attarder autrement, je traversai la rue pour admirer le médaillon sculpté d’un astronome entouré de ses instruments et qui semblait œuvrer sur le conseil avisé d’un enfant.

Et le compas, dans les mains du vieil homme, aurait aussi bien pu tracer la trame d’un rendez-vous que j’ignorais encore le matin même, mais dont j’avais senti monter l’urgence tout au long de la journée.

Ill. : Steinlen

Jean-Paul, rencontré un dimanche près du Louvre, m’avait donné la nouvelle adresse de Marianne dans le Marais. La rue Charlot, un numéro incertain, mais la claire indication d’un porche ouvrant vers un atelier où le nom de Marianne était écrit sur la porte. C’est par un soir de toutes les chimères que je m’y risquai.

L’autobus, place de l’Hôtel de Ville, me laissa dans une solitude ventée. J’avais un tracé en tête, les lignes verticales de rues à remonter, coupées d’horizontales successives qui devaient peu à peu me rapprocher.

J’étais loin de me douter combien souvent j’accomplirais ce périple, dérivant mon parcours selon l’angle propice d’un vieux mur à contourner, ou la lueur singulière d’un réverbère qui augmentait alentour l’obscurité. Je surprenais la touffeur d’un temps sans âge que les siècles amassés n’avaient pas révolue. Puis ce portail à demi fermé, et sur une porte, dans la cour, Marianne écrit à la craie. Je frappe quelques coups brefs. À l’intérieur, rien n’a bougé.

Je marche vers le carrefour. Les dernières devantures du soir ne sont pas encore baissées. Une silhouette prend congé d’une passante, puis se retourne en me disant : « Voilà un ami qui vient de loin et que je n’ai pas vu depuis longtemps. »

La notice consacrée à la rue Charlot dans le Dictionnaire historique des rues de Paris est illustrée par deux photographies. La première montre le carrefour où je retrouve Marianne. La seconde, l’entrée conduisant à son atelier.

« Une entrée sous voûte à solives, première cour pittoresque, escalier à jour, vieille maison au fond », ajoute la légende. Je devais découvrir plus tard une carte postale ancienne de la série Paris d’autrefois qui prenait sous le même angle le « passage de porte d’une très ancienne maison remarquable par son plafond à poutrelles ».

Une petite lampe éclairait seule l’entrée où je me tenais, près d’un long plan de travail monté sur tréteaux, encombré de crayons et de stylos, de plumes et de pinceaux. Une toile, sur le chevalet, faisait un écran aux ténèbres qui engloutissaient le fond de l’atelier.

Mais le plus saisissant, comme le balcon d’une miniature surgie d’un vieux livre enluminé, un encorbellement de solives venait s’appuyer sur de fines poutrelles en bois cannelé. Le corps de la maison ancienne s’étageait après ce surplomb. « Tout de suite j’ai vu la merveille, me dit Marianne. Mais j’ai dû me battre avec des tonnes de gravats. J’ai commencé à la hache, et j’ai fini au couteau. »

Un fin liseré de pierre, serti dans les pavés, emportait la moitié de la ruelle ancienne vers une encoignure au fond de la cour. L’autre moitié, sous les solives, traversait l’atelier. C’est dans ce qu’il avait encore de visible que le tracé était le mieux occulté, comme un sentier que rien n’éclaire et qui luit dans l’obscurité.

J’avais apporté un manuscrit. Je demeurai peu, ce premier soir, debout devant Marianne qui contemplait le titre en lettres noires. « WARRIOR, quel mot magnifique. Où l’as-tu trouvé… » Je voulus l’expliquer, déjà le traduire. Elle m’arrêta aussitôt. « C’est inutile. En le lisant tout est dit : VARIE OR, qui change l’or. »

Je suis venu aujourd’hui avec mon appareil de photographie. Je cadre dans le viseur la porte de l’atelier que Marianne n’ouvrira plus. La mise au point est impossible sur la petite étiquette qui, depuis longtemps, a remplacé les lettres vives tracées à la craie. Peut-être tenterai-je tout à l’heure quelques photos à l’intérieur.

Quand on m’eut ouvert la porte, j’en repoussai jusqu’à l’idée. J’avais appris le décès, deux jours auparavant. Une grisaille qui flotte en brouillard a réduit l’espace de l’atelier. Le soleil, étincelant, inonde la cour, mais les verrières sont devenues opaques à la lumière du jour. Que pourrait surprendre mon appareil de photographie. C’est l’esprit même du lieu qui est anéanti. Dès lors la résolution me fut acquise que je devais partir. Et ne plus revenir.

Le grand vent de printemps souffle ce matin la bourrasque claire d’un air vif et cinglant que Marianne saluait sur le pas de sa porte. « Paris, me disait-elle, est au bord de l’océan. »

Un dernier signe de la main, je disparaissais sous le grand porche, mais un ultime instant, par-delà les toitures, j’avais senti frémir d’invisibles gréements.

Dans les ruelles du Marais où je hâtais ma course, je dérivais un parcours changeant, selon l’heure et la lumière, l’appel d’une enseigne, un parfum dans le vent. J’y ai connu toutes les saisons et tous les crépuscules, les nuits silencieuses quand je m’en retournais, serrant les pages, combien plus précieuses, que je venais de lire dans l’atelier.

Mon fauteuil est adossé à la pénombre. Une nuit profonde cerne l’atelier. Près de la petite table, seule éclairée, Marianne s’est redressée, son profil traverse le halo de la lampe, dans son œil virevoltent de multiples aguets.

Ill. : Steinlen

« C’est incroyable, se lamentait le bouquiniste. Il aurait fallu l’enregistrer… » Je m’étais arrêté devant son étalage où s’entassaient des livres sur toutes les révolutions. J’avais d’abord cru qu’il parlait seul, mais il avait remarqué que je parcourais une petite brochure sur l’Espagne. « Tout ce qu’il y a là-dedans, et bien davantage, on me l’a raconté un jour dans un café. Il en savait long, le petit père, et pas de l’avoir lu, mais parce qu’il y était… » Il avait alors marqué une pause pour savourer ma surprise. J’étais en effet très intrigué, mais surtout par l’emplacement du café. « Là-bas, vers les Halles, entre la rue de Rivoli et les quais. » Sa main, au-delà du fleuve, dessinait un petit îlot que je connaissais bien, ainsi que le café, au pied de mon immeuble.

Pendant plusieurs mois, mon père m’avait aidé à remettre en état un logis de mousquetaire, comme je l’avais aussitôt qualifié, auquel j’accédais par un escalier ouvert au ciel et qui sentait le bois fraîchement ciré.

Dans le petit café enclavé au rez-de-chaussée comme une antique taverne, il avait partagé la conversation des habitués. Un jour il avait parlé de l’Espagne avec un bouquiniste. « Tu devrais aller le voir, m’avait-il dit ensuite, car il en connaît long. »

Les mêmes mots que le bouquiniste, bien des années plus tard. Peut-être aurais-je dû lui parler et me faire connaître. Mais il continuait à secouer la tête, perdu dans le rêve d’un livre impossible à reconstituer. Et son plaisir était aussi de dire au chaland qui passe et qui s’emploie à fouiller, qu’il existe un livre connu de lui seul et que personne ne trouvera jamais.

Je m’étais éloigné, le laissant croire à mon saisissement. C’est le sien, toutefois, que j’aurais pu grandir. Relisant un jour La Catalogne libre, j’avais eu un sursaut. Dans la ville révolutionnaire, George Orwell avait rejoint des miliciens qui se préparaient à partir au front, dans un ancien casernement de cavalerie enlevé aux militaires quelques semaines auparavant, victorieusement rebaptisé Caserne Lénine.

Le nom même prononcé par mon père, à Barcelone, devant le vieux bâtiment.

Alain SEGURA

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