Personne – ou presque – ne songerait, aujourd’hui, à faire un procès en sorcellerie à quiconque se déclarerait partisan d’un « anarchisme sans dogmes ». Les temps ont, en effet, bien changé depuis ces années d’une après-flamme soixante-huitarde où, au sortir d’un simulacre de révolution – le dernier d’un siècle qui, à force de malfaçons, en avait tué l’idée même –, les derniers gardiens de la Claire Tour s’usèrent, sans résultats, à condamner les assauts hérétiques de quelques néo-libertaires en mal d’avenir. Depuis, c’est-à-dire plus de quarante ans après, et même s’ il existe encore quelques fiers adeptes d’un anarchisme intemporel – classique ou social –, l’orthodoxie anarchiste a beaucoup perdu de sa ferveur d’antan. Quant à ses hétérodoxes fossoyeurs, qui avaient en ces temps l’avantage de la jeunesse, ils ont aujourd’hui l’âge de leurs pères et gardent de Mai 68 l’ineffable nostalgie d’une insurrection passionnée contre le vieux monde. On ne parle bien sûr que de ceux qui, bon an mal an, sont restés fidèles à leurs initiales levées d’armes.
Tomás Ibáñez est indéniablement de ceux-là. Depuis qu’il est entré en anarchie, au début des années 1960, il cultive, avec talent, un penchant certain pour le paradoxal et le relatif. Pour s’en convaincre, il suffit de se plonger dans la lecture de son dernier titre publié en français [1], qui réunit des textes couvrant un demi-siècle (rien de moins) d’interventions diverses et variées en faveur d’un anarchisme constamment ré-interrogé en le confrontant aux échos du temps. Cet exercice de compilation n’allait pas sans risques tant la manière dont on appréhende le présent d’une idée peut débouter l’idée qu’on s’en faisait hier. Mais Tomás Ibáñez ne craint pas les contradictions, même « flagrantes », au nombre desquelles, indique-t-il, « les plus notables [sont] sans doute celles qui apparaissent au rythme de [ses] fluctuations concernant le devenir de l’anarchisme ». Sous sa plume et au gré des circonstances (mais aussi des humeurs), il peut, en effet, se révéler « sombre » ou « resplendissant », la couleur de la saison ayant finalement peu d’effet sur la profonde conviction de notre auteur qu’il n’est d’anarchisme « authentique » que celui qui se soumet, en permanence, au droit d’inventaire.
C’est avec une identique prédisposition à l’irrévérence que nous avons souhaité passer au tamis de notre critique ces mouvantes figures d’un anarchisme éternellement revisité par Tomás Ibáñez et, au-delà de cet exercice, revenir, à travers la recension d’un ouvrage récemment paru en Espagne [2], sur le rôle majeur que joua l’activisme anti-franquiste des années 1960 dans la structuration d’un imaginaire « néo-anarchiste ». Enfin, le long – et passionnant – entretien que l’ami Tomás a bien voulu nous accorder constitue, à l’évidence, une pièce de choix pour comprendre son parcours militant et intellectuel de libertaire hétérodoxe.
Bonne lecture à vous.
Lectures de Tomás Ibáñez (présentation)
À contretemps, n° 39, janvier 2011