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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Contre-chant sur les variations Ibáñez
À contretemps, n° 39, janvier 2011
Article mis en ligne le 12 février 2012
dernière modification le 20 janvier 2015

par F.G.

■ Tomás IBÁÑEZ
FRAGMENTS ÉPARS POUR UN ANARCHISME SANS DOGMES
Paris, Rue des Cascades, 2010, 384 p.

Il n’est pas d’anarchisme qui se qualifie de dogmatique. L’ensemble des courants regroupés sous cette appellation refuse, ou prétend refuser, la soumission aux idées fixes. En intitulant son ouvrage Fragments épars pour un anarchisme sans dogmes, Tomás Ibáñez donne donc le ton et affirme un goût prononcé pour la provocation. L’usage qu’il en fait n’est cependant ni gratuit ni systématique : il est méthodique. Peut-on imaginer meilleur moyen de prémunir l’élan anarchiste de quelque fatale pétrification ? Car le fil rouge, du livre ici présenté, est un fertile paradoxe : il n’est pas d’anarchisme plus authentique que celui « disposé à mettre constamment en danger ses propres fondements en dirigeant vers lui-même le plus irrévérencieux des regards critiques » (p. 8).

L’auteur a regroupé vingt-six des textes qu’il a publiés entre 1962 et aujourd’hui ; presque un demi-siècle de pratiques et de réflexions libertaires. Proposés par (dés)ordre chronologique, ils témoignent d’un parcours biographique auquel il n’est fait référence que discrètement, uniquement pour expliciter les contextes d’écriture [1] : adhésion aux Jeunes Libertaires, participation à la création d’espaces de convergence des cercles libertaires parisiens (Liaison des étudiants anarchistes et Comité de liaison des jeunes anarchistes), à la lutte anti-franquiste, au Mouvement du 22 Mars, à l’expérience de Mai 68, adhésion puis retrait de la CNT espagnole...

L’ouvrage offre une vue d’ensemble sur la pensée d’un auteur qui, fils de l’exil espagnol retourné au sud des Pyrénées, s’exprime en deux langues sans que ses textes rédigés dans l’une donnent nécessairement lieu à quelque traduction dans l’autre. Issues de circonstances et d’époques différentes, on ne s’étonnera pas de voir surgir, entre ces textes, d’importantes contradictions. Loin d’être dissimulées, elles sont considérées comme heureuses. Elles témoignent d’une constante incertitude d’opinion quant à un avenir de l’anarchisme imaginé « tantôt sombre et tantôt resplendissant » (pp. 7-8). Néanmoins, lesdites contradictions ne dissipent pas une impressionnante cohérence.

Cohérence stylistique d’abord : l’écriture est toujours vive. Irrévérencieuse, elle donne à penser, fait tout pour ne pas laisser le lecteur de glace ; si elle caresse, c’est à rebrousse-poil, quitte à irriter. Lorsque des propos nécessitent un bagage théorique complexe, celui-ci est toujours présenté dans un vocabulaire simple mais juste, toujours explicité, jamais appauvri.

Cohérence thématique ensuite : les écrits présentés ont été finement choisis. L’idée de leur offrir une nouvelle publication dépasse largement la volonté d’une plus grande accessibilité. L’agencement proposé fait entrer en résonance l’ensemble des textes, aussi différents soient-ils. Aucun des multiples fragments n’est qu’une curiosité d’un temps passé. Tous font signe vers un ensemble de questionnements actuels.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce livre n’est pas une simple traduction de ¿Por qué A ? Fragmentos dispersos para un anarquismo sin dogmas [2]. S’il reprend son aîné de quatre ans, c’est en le « modifiant substantiellement » (p. 7) et en lui ajoutant des écrits récemment parus. Tomás Ibáñez le constate joliment : « Il semble qu’il se passe avec certaines préoccupations et formulations la même chose qu’avec certaines mélodies : elles s’installent en nous de façon si prégnante que nous nous laissons aller à les répéter constamment en leur prêtant d’autres paroles ou en les chantonnant sur d’autres tons, sans même nous en rendre compte » (p. 7).

Il s’agira ici d’exposer certaines de ces variations sur thèmes et de penser avec elles, en contre-chant.

La volonté de produire une pensée décrivant le plus fidèlement possible les sociétés actuelles traverse ces fragments de part en part. Qui souhaite la possible satisfaction de son désir de révolution ne peut se diriger dans le monde à l’aide de schèmes de compréhension inopérants ou désuets.

Aborder la question de la technique s’impose en ce sens. À travers elle, c’est le problème de notre rapport au monde qui est en jeu. L’omniprésence des objets techniques amène à une reconsidération radicale de l’idée de nature. À toutes les choses que le langage courant qualifie de naturelles, on peut associer un mode de production technique ou trouver un à plusieurs objets techniques qui médiatisent notre rapport avec elles : « Pratiquement dans sa totalité la nature dans laquelle nous habitons est, littéralement, une techno-nature » (p. 195). L’idée d’une technique autonome est cependant contestée : « Les techniques n’existent qu’à travers nous, à travers l’usage que nous en faisons » (p. 196). Mais cette critique n’est pas menée du point de vue d’une approche instrumentale et anthropologique. Les technologies ne sont pas neutres. L’idée qu’il suffirait de les « prendre en main », d’orienter leurs usages vers des fins moralement ou politiquement acceptables est vaine. Tomás Ibáñez décrit un système sociotechnique dans lequel une technologie ne peut s’implanter qu’en étant compatible avec une techno-nature en même temps qu’avec une structure sociale qui lui préexistent. En retour, ce système évolue lui-même.

Les technologies modernes participent en cela aux nouveaux codes de la domination. Leur évolution et propagation nous ont plongés dans une société de contrôle. De façon moins directement perceptible, elles engendrent des modes de subjectivation. Leurs effets consistent « à modeler la vie quotidienne, à formater ses manifestations, à fonder la manière d’être de chaque personne, sa façon de sentir, de désirer, de penser, de vivre ses rapports avec autrui, de structurer, en un mot, son imaginaire » (p. 362). L’apparition des téléphones portables, comme l’accessibilité croissante au réseau Internet, construit, par exemple, de nouvelles sociabilités, favorise de nouvelles modalités relationnelles ; les réseaux dits sociaux « ne se limitent pas à remodeler la sphère privée et à reconfigurer la relation entre privé et public, mais contribuent à redéfinir aussi les liens communautaires eux-mêmes » (p. 363).

Paradoxalement, ce système porterait une des rares possibilités historiques d’un tournant libertaire. Les objets techniques se sont complexifiés, les nouvelles technologies sont le fruit de connaissances scientifiques poussées. Mais ces dernières transcendent souvent les capacités des scientifiques eux-mêmes. Une technique dépendante de ses garants théoriques s’intrique avec une science assujettie à un arsenal instrumental. La probabilité de dérapages incontrôlés laisserait ainsi entrevoir des reconfigurations importantes du système sociotechnique, et ce, « jusqu’à un dérapage vers un régime de fonctionnement qui le situe hors contrôle » (p. 205).

Ce traitement de la question de la technique est intéressant. Il prend en compte une bonne partie des problèmes qui se sont posés concernant cette thématique. Certaines perspectives défendues sont originales ; elles gagneraient pourtant à être développées. La notion de système sociotechnique semble ainsi nuancer certaines considérations sur un système technicien dans lequel la technique, phénomène autonome, déterminerait pleinement les formes sociales. Mais exposée de façon trop succincte, elle laisse le lecteur sur sa faim.

Il en est de même concernant la perspective énoncée quant à un possible tournant libertaire. Elle imagine des possibilités générales de dérapages technologiques sans prêter attention à des objets techniques particuliers. Cette position philosophante rappelle, d’une certaine manière, celle d’un Heidegger, reprenant Hölderlin, affirmant que « là où est le danger, là aussi croît ce qui sauve » [3]. Elle peut difficilement aboutir à autre chose qu’à un attentisme. La réflexion ainsi menée évite malheureusement les houleux débats fleurissant à ce sujet dans la littérature anarchiste contemporaine. On pense notamment aux controverses entre anarcho-primitivistes et anarcho-extropiens en passant par celles opposant les écologies, qu’elles se considèrent plus ou moins profondes ou sociales. Ces courants et leurs productions, dans ce qu’ils ont de pertinent ou d’agaçant, méritaient au moins d’être pris en compte et discutés. Leur seule existence offre, cependant, des éléments de débat avec la thèse récurrente de Tomás Ibáñez qui va maintenant nous occuper, à savoir l’inadéquation des théories et pratiques de l’anarchisme avec le monde contemporain.

Tout au long des Fragments, et exprimée de façon plus ou moins virulente, on retrouve, en effet, l’idée qu’en tant que « dispositif théorique qui nous donnerait les clés de l’analyse et de la compréhension de l’état présent du monde et de la texture de nos sociétés, non seulement l’anarchisme n’est pas actuel mais […] [qu’]il ne l’a jamais été » (p. 256). Une bonne partie des réflexions de Tomás Ibáñez, et ce, depuis ses premiers articles, essaye de pallier une telle insuffisance en s’appropriant les travaux de différents auteurs pour en tirer une dimension libertaire.

Ainsi est traitée la question du pouvoir, question d’autant plus importante que, par la radicalité de ses positions sur le sujet, elle situe l’anarchisme sur l’échiquier politique. Celui-là n’aboutirait toutefois qu’à une compréhension faible de la notion. Il ne l’envisagerait qu’à travers la négation, alors qu’il faudrait s’employer à une opération d’exorcisme.

Pour cela, c’est d’abord à la source de l’anthropologie politique que nous sommes invités à nous abreuver. Ledit champ de recherche a en effet permis de porter un éclairage nouveau sur les notions de politique et de pouvoir. Longtemps, les sociétés archaïques et sans État furent considérées comme incomplètes ou en retard par rapport aux sociétés étatiques. Les travaux de Georges Balandier, de Pierre Clastres et, en partie, de Georges Lapierre ont remis en cause ces présupposés de façon radicale. Les sociétés qui nourrissent leurs réflexions connaissent des situations qui les obligent à prendre des décisions d’ensemble. Ces dernières impliquent, pour leurs multiples parties, de se fondre dans un devenir commun. De là se déploie une force consubstantielle au social, empêchant la désagrégation de celui-ci et exprimant le dénouement des rapports de forces ayant déterminé le processus de prise de décision. C’est une forme de pouvoir politique. Les analyses propres à Clastres parachèvent cette réflexion en distinguant des formes de pouvoir politiques non coercitives – que l’on peut retrouver dans certaines sociétés archaïques – et des formes de pouvoir coercitives – celles qui sont le lot commun de nos sociétés. S’ouvrirait alors la possibilité d’une compréhension positive de certains rapports de pouvoir, la négativité résidant dans la coercition et l’autoritarisme.

Mais plus important peut-être serait l’apport des écrits de Michel Foucault. Ceux-ci sont convoqués par Tomás Ibáñez dans une double perspective : ils « ont abouti, nous dit-il, à un profond réexamen des conceptions usuelles concernant le pouvoir, mettant en évidence les nouvelles modalités », mais ils ont aussi révélé « des aspects non perçus jusqu’à aujourd’hui de ses anciennes modalités » (p. 242). Sont ainsi évoquées les catégories de pouvoir disciplinaire (pratiques menant à la discipline des corps et à la normalisation des comportements à travers des dispositifs comme l’atelier, l’école, l’armée, l’hôpital ; ambition de corriger l’âme plutôt que de supplicier les condamnés) et de biopouvoir (mode spécifique d’exercice du pouvoir lorsque la vie entre dans ses préoccupations, qui encadre la vie des corps-espèces et contrôle les processus biologiques affectant les populations. Insistance est portée sur la notion de micro-pouvoirs circulant dans toute l’étendue du tissu social, s’immisçant dans des relations où l’on ne soupçonnait pas sa présence. C’est ensuite la relativisation du paradigme « juridico-discursif ». Le pouvoir ne peut être perçu comme uniquement suppressif ou coercitif. Il est aussi productif. Il construit les individus. Le pouvoir n’est plus seulement ce à quoi l’on doit résister ; il est aussi, et de façon plus insidieuse, ce qui crée les formes de résistance qui se dressent contre lui.

Partant de là, l’auteur des Fragments circonscrit, dans l’ensemble des rapports de pouvoir, ceux que l’on peut qualifier de rapports de domination. Et il affirme : « À bas le pouvoir devrait disparaître du lexique libertaire au profit d’À bas les relations de domination » (p. 83). Si la distinction conceptuelle est compréhensible, la proposition pratique laisse perplexe. Oublions la lourdeur, du point de vue de la métrique, du second slogan. Passons sur l’augmentation des risques encourus par les anarchistes amateurs de graffitis qui voudraient s’adonner à offrir à celui-ci plus de publicité. Il n’en reste pas moins qu’on s’étonnera de cette volonté de faire marcher les discours politiques au pas d’une précision conceptuelle qu’on qualifiera de philosophique. Le problème est linguistique. Qui scande « À bas le pouvoir ! » au nez, par exemple, de son patron, désigne, en situation, une domination. Le sens de la proposition dépasse les distinctions ayant cours dans l’ordre du discours philosophique. Par extension, remettre les textes théoriques anarchistes dans leur contexte – qui est majoritairement un contexte d’action – permettrait de remarquer que bien souvent, tout en restreignant, du point de vue d’une perspective foucaldienne, les significations du terme pouvoir, ils ne rentrent pas toujours en conflit avec la distinction conceptuelle exposée plus haut. On se contentera de rappeler, à titre d’exemple, que Bakounine faisait déjà preuve de clairvoyance quant à ce phénomène social qu’il qualifiait d’influence mutuelle. Il considérait celui-là comme une condition inhérente à la vie collective contre laquelle la révolte serait aussi inutile qu’impossible. Il n’ignorait pas, de surcroît, ces formes de pouvoir qui ne « s’impose[nt] pas comme une loi à laquelle l’individu est forcé de se soumettre sous peine d’encourir un châtiment juridique » et « domine[nt] les hommes par les coutumes, par les mœurs, par la masse des sentiments, des préjugés et des habitudes tant de la vie matérielle que de l’esprit et du cœur » [4]. Cela, bien sûr, ne signifie pas que le corpus théorique « classique » de l’anarchisme pourrait se suffire à lui-même. Une multitude d’analyses ne se réclamant pas de l’anarchisme ne peuvent que l’enrichir, par opposition ou par résonance. Si la sévérité des propos de Tomás Ibáñez est compréhensible au regard de la fâcheuse et trop répandue tendance à la canonisation propre à certains anarchistes, on ne saurait le suivre dans son rejet systématique dudit corpus.

Au fur et à mesure que l’on progresse dans la lecture des Fragments, ce rejet semble pourtant de plus en plus prégnant. Comme s’il découlait de la cause véritable d’un certain manque d’attrait pour l’anarchisme. Face à l’apparent délabrement de celui-ci, et dans l’impossibilité de le rénover, il ne resterait qu’à le démolir, en gardant tout au plus quelques fondations. Au tournant des années 1990, Tomás Ibáñez commence donc à reconstruire à partir du legs constitué par des auteurs souvent nommés, par facilité de langage, postmodernes. Foucault a déjà été évoqué, mais on peut également citer Nietzsche, Heidegger ou encore Lyotard ou Rorty – dont on ressent les influences dans certains fragments, bien qu’ils ne soient pas cités. Leurs théories permettent, nous dit Tomás Ibáñez, de révéler les faiblesses de la pensée de gauche, qu’elle soit réformiste ou révolutionnaire, mais aussi de l’anarchisme. Car ils mettent à mal l’idéologie « moderne », en particulier ce qu’elle doit aux Lumières. Outre la question, déjà évoquée ici, du pouvoir, les notions de subjectivité, de progrès, de rationalité ou de vérité sont sévèrement critiquées. C’est de la dernière dont il est le plus largement question dans l’ouvrage qui nous occupe.

Si les Lumières ont tourné le dos aux arrière-mondes et aux superstitions, et par là démoli le dispositif sur lequel reposait l’exercice du pouvoir, idéologique comme factuel, elles n’en auraient pas moins « sécularisé le principe même de Dieu dans la sphère de tout ce qui est simplement humain » (p. 125). Leur rhétorique de la vérité fondée sur la rationalité partagerait avec celle, tributaire de l’idée de Dieu, les mêmes caractéristiques d’exclusivisme, d’absolutisme, de supra-humanité, de légitimation idéologique et de production d’effets de pouvoir. La critique du divin aurait été menée sur fond d’obligation de justification universelle, non plus mythique et narrative, mais rationnelle. La rationalité aurait ainsi élaboré un dispositif méta-narratif d’auto-légitimation déterminant la valeur de vérité d’un énoncé. La mort de Dieu doit donc être parachevée et conduire à l’abandon de tout principe absolu. Il faudrait accepter l’absence de tout méta-niveau transcendant l’existence humaine, fût-il rationnel. Aucun méta-discours ne surpasserait l’ensemble des jeux de langage.

En découle un relativisme, aussi bien du point de vue des connaissances que des valeurs. S’il n’est de fondement autre que les décisions humaines, soumises donc aux variations historiques, aucune valeur ne peut primer sur les valeurs contraires. Chacun sait les traditionnelles critiques énoncées relativement à cette perspective : s’il n’est de valeurs objectivement préférables, on peut aisément justifier l’injustice sociale, l’esclavage ou n’importe quelle domination. L’objection est récusée par l’affirmation que « les plus grandes atrocités n’ont jamais surgi d’une attaque contre la vérité, mais qu’elles ont toujours été perpétrées au nom de l’une ou de l’autre rhétorique de la vérité » (p. 133). Ce constat, qui peut être exact, ne prouve rien. Plus intéressante, en revanche, est l’idée qu’aussi relatives fussent-elles des valeurs peuvent faire sens. Mais c’est uniquement de la délibération humaine que peut naître ce sens. Il n’y a, dans le cadre d’un relativisme radical, d’autre critère pour défendre les valeurs que le fait qu’elles soient des créations collectives, qu’elles recouvrent du commun.

Encore une fois, de telles conclusions paraissent faibles eu égard aux accusations portées par Tomás Ibáñez à l’encontre de l’anarchisme. Rien en elles, en tout cas, ne semble révolutionnaire en regard de ce qui a pu être produit dans la littérature anarchiste. On remarquera au passage que des anarchistes de toutes sortes n’ont pas attendu pour lire et utiliser la pensée de Nietzsche, par exemple. Certes, on trouve un grand nombre de textes de la fin du XIXe siècle nourrissant tant d’espoir relativement à la science moderne qu’on peut sans conteste les taxer de scientistes. Mais tel n’est pas le cas général. Par provocation, faisons encore une fois appel à Bakounine. Ce dernier a beau ne pas être relativiste, certains de ses propos sur la science n’en sont pas pour autant dénués de finesse. Ainsi, il n’hésite guère à appeler à « la révolte de la vie contre la science, ou plutôt contre le gouvernement de la science » [5]. Car il avait bien perçu que le savoir n’est pas sans impliquer des rapports de pouvoir et que de l’idée de vérité peuvent découler des rapports autoritaires. De la science, il veut ainsi faire une activité démocratique, « conscience collective de la société » [6]. Et ce qui est en jeu, c’est bien de créer du commun. Les chemins de pensée qu’empruntent l’auteur de L’Empire knouto-germanique et celui des Fragments diffèrent, certes. Pourtant, leurs conclusions apparaissent parfois moins éloignées l’une de l’autre que celles qu’a pu exprimer Heidegger, par exemple.

Par ce goût affiché pour un corpus « postmoderne » qui, pris en bloc, permettrait de sauver les intentions profondes de l’anarchisme, Tomás Ibáñez se rapproche de l’entreprise postanarchiste. Il ne cache d’ailleurs pas une certaine communauté de perspectives avec elle. Il en reproduit même, parfois, certains tics, évoquant constamment un anarchisme traditionnel, dont il fait l’économie des textes et des particularismes. Pourtant, bien qu’il affirme n’avoir « jamais lu sérieusement les principaux auteurs anarchistes et ne [connaître] que médiocrement l’histoire du mouvement » (p. 254), on peine à le croire, ne serait-ce que parce que, depuis de longues années et de différentes manières, il y participe. Lorsqu’il évoque des bribes de son histoire ou qu’il exprime son attachement à l’expérience que fut pour lui Mai 68, aucun doute ne subsiste sur ses convictions les plus profondes. Comme il le confie lui-même, il est effectivement « un anarchiste critique et hétérodoxe, certes, mais anarchiste au bout du compte » (p. 254). Et c’est bien pour cela que ses propos, même les plus irritants, ne sauraient sonner exactement comme ceux d’un universitaire nourri au grain bon marché de la French Theory et jugeant de l’extérieur.

Dans les fragments les plus récents, l’appui apporté aux théories postmodernes correspond d’ailleurs à la volonté de mettre au jour une théorie qui corresponde aux formes émergentes de l’antagonisme social. Si l’anarchisme a un avenir, ce n’est pas, pour Tomás Ibáñez, dans ce que l’on perçoit comme relevant de ses formes historiques. Cet anarchisme-là « a ses drapeaux, ses sigles, ses chansons, ses héros et ses égéries, ses organisations, ses registres d’expériences, sa mémoire collective, etc. », mais il « est maintenant pétrifié et, la vie l’ayant déserté, il fait déjà partie des monuments historiques, aussi vénérables et attachants qu’ils puissent être » (p. 259). Il faut plutôt se tourner du côté d’une « nouvelle dissidence » qui, n’acceptant plus les idéaux et les traditions politiques historiques, développerait des pratiques horizontales et autonomes et se construirait à partir d’un élan proprement libertaire. Pourtant, le qualificatif « anarchiste » ne saurait convenir à la désigner, ses acteurs refusant les postures identitaires et la stabilité. À la permanence et à la fixité offertes par les idéologies comme par les organisations, elle préfère les dispositifs ponctuels, la dissolution et la recomposition en fonction des terrains de lutte qu’elle choisit d’investir. Cette nouvelle dissidence, précise Tomás Ibáñez, « n’habite plus entre les murs solides d’une organisation pensée comme un édifice (on sait peut-être que les vieux anarchistes appelaient la CNT notre maison). Le lieu où elle se tient prend la forme de réseaux qui naissent, se cristallisent, se transforment et disparaissent sans aucune nostalgie d’une possible solidification » (p. 268). Ces propos deviennent plus clairs lorsqu’il est fait référence directe au « mouvement okupa (squats), [aux] mouvements antimilitaristes et antifascistes, [aux] mouvements antiracistes, [à] certains mouvements écologistes, [à] certains courants féministes, etc. » (p. 249).

Parce qu’ils font écho à l’élan anarchiste sans nécessairement revendiquer cette étiquette, Tomás Ibáñez les englobe sous le vocable de « néo-anarchisme ». Le terme est ambigu, ce dont convient son auteur : « Les nouveaux anarchistes ne peuvent être anarchistes qu’à partir du plus total manque de respect à l’égard de l’anarchisme institué. Et nous y aiderons encore plus si nous renonçons à vouloir emprisonner sous l’étiquette même d’anarchisme, aussi nouveau soit-il, ce qui est en train de se créer aujourd’hui » (pp. 271-272).

Nonobstant, il faut bien admettre que les thèses de Tomás Ibáñez relatives audit « néo-anarchisme » sont largement tributaires du contexte politique du XXIe siècle naissant. Avec l’émergence du mouvement dit « altermondialiste », nombreux furent ceux qui pensèrent que cette irruption signerait un renouveau historique marqué par un effondrement des composantes traditionnelles des mouvements sociaux. Il fallait désormais prendre acte, disait-on, de l’entrée en scène de nouvelles formes de revendication. Si ces nouveaux modes d’organisation – horizontaux et décentralisés – caractérisant, pour partie, ces nouvelles formes de l’antagonisme social n’ont pas manqué de faire couler beaucoup d’encre sur leur dimension libertaire, il faut bien constater que rares sont aujourd’hui ceux qui partagent encore cette initiale impression d’inédit. Désormais, l’alter-mondialisme ne fait recette qu’auprès d’une poignée de journalistes et de certains acteurs politiques convaincus qu’une parure arc-en-ciel leur sied mieux qu’une parure rose.

De par leurs référentiels – anarchistes au bout du compte –, les réflexions de Tomás Ibáñez représentent, certes, l’aile la plus radicale de cette invitation à penser la nouveauté. Ce qu’il englobe sous la catégorie de « néo-anarchisme » recouvre les expressions – elles aussi, les plus radicales – de la mal nommée génération Seattle. Une décennie a toutefois passé. Et cette décennie a largement atténué l’impression que quelque chose d’absolument nouveau était en train de se produire. Bon nombre des acteurs appartenant à cette génération se revendiquent, aujourd’hui, de l’anarchisme ou de l’autonomie – ce qui conduit, d’ailleurs, certains observateurs et analystes politiques à se livrer aux amalgames risibles que l’on sait –, mais rares, pour ne pas dire inexistants, sont ceux qui le modulent de quelque préfixe.

D’un point de vue théorique, les corpus sur lesquels ils s’appuient vont jusqu’à faire référence aux auteurs considérés comme les plus « classiques » de l’anarchisme. À titre d’exemple, on peut citer http://infokiosques.net, site Internet sur lequel on trouve, au milieu d’une masse de brochures anonymes actuelles et de textes non strictement anarchistes, de nombreux écrits de Reclus, Bakounine, Pouget, Goldman, Armand... Et malgré tout, ces mouvements n’ont rien perdu de ce qui les faisait paraître originaux. Leurs pratiques n’ont pas radicalement changé, leurs acteurs sont loin d’avoir adhéré en masse à quelque organisation anarchiste que ce soit. Enfin, ce n’est pas un hasard s’ils reprennent à leur compte le A cerclé dont Tomás Ibáñez, coauteur du symbole, rappelle qu’il devait servir de « signe distinctif [à] tous les groupes [qui l’] utiliseraient dans leurs manifestations de propagande, de sorte que, sans altérer l’identité ni la spécificité de chaque groupe, il constitue[rait] une référence commune » (p. 279).

Ici pointe ce qui peut apparaître comme le plus gênant dans la réflexion de Tomás Ibáñez. À juste titre, celui-ci traque sans relâche les opérations qui figent l’anarchisme en pensée ou en acte. Dans l’exégèse cultuelle d’auteurs canonisés, dans la cristallisation idéologique, dans l’existence d’automatismes militants, il débusque, avec raison, l’ombre de la forme-église. Pour autant, rien ne justifie, dans ces critiques, le fait que l’histoire passée de l’anarchisme, qu’elle soit théorique ou pratique, doive être mise de côté. Ceux que l’auteur des Fragments qualifie de « néo-anarchistes » le savent. À leurs dépens parfois, il se sont souvent rendu compte de la nécessité pratique d’une mémoire des luttes, la leur et celle des autres. Tout dépend, bien sûr, de la manière dont on l’entretient. Comme l’écrivit Walter Benjamin, « à chaque époque, il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au conformisme qui est sur le point de la subjuguer » [7]. En découvrant des constellations critiques entre certains de ses fragments historiques et théoriques et des fragments du présent, l’anarchisme ne peut que tirer bénéfice du rapport à son passé.

Poil à gratter de l’anarchisme contemporain, ces Fragments épars pour un anarchisme sans dogmes, aussi irritante puisse parfois se révéler leur lecture, n’en restent pas moins de riches apports pour qui veut tracer de possibles devenirs libertaires. Peut-être, alors, ne faut-il pas s’étonner qu’ils fassent tant écho à cette ancienne dénonciation de Proudhon : « Périsse l’humanité plutôt que le principe, c’est là la devise des utopistes comme des fanatiques de tous les siècles. Le socialisme de la sorte est devenu une religion qui aurait pu, il y a cinq ou six cents ans, passer pour un progrès sur le catholicisme, mais qui, au XIXe siècle, est ce qu’il y a de moins révolutionnaire » [8].

Vivien GARCÍA