l’histoire en héritage
■ Salvador GURUCHARRI et Tomás IBÁÑEZ
INSURGENCIA LIBERTARIA
Las Juventudes Libertarias en la lucha contra el franquismo
Barcelona, Virus, 2010, 344 p
Dans la galaxie libertaire espagnole de l’époque héroïque – celle que constituaient la CNT, la FAI, Mujeres Libres et un très vaste réseau d’Athénées libertaires et d’écoles rationalistes –, la Fédération ibérique des jeunesses libertaires (FIJL), fondée en 1932, demeura longtemps un objet mal identifié, y compris par ses propres militants. Pour les uns, ces « Jeunesses » ne pouvaient être qu’une structure de transition devant faciliter, une fois testés et formés, l’intégration des jeunes militants au mouvement libertaire « adulte ». Pour les autres, elles devaient être l’émanation, au sein de ce même mouvement, d’une sorte de front de la jeunesse – une FAI des jeunes, en somme –, porteur de revendications spécifiques et fonctionnant de manière autonome. Jamais résolue, cette contradiction de base parcourut les premières années de son histoire. Quand vint la guerre civile, et malgré quelques velléités indépendantistes localement exprimées, en Catalogne principalement, la FIJL ne parvint pas, sur le plan idéologique, à se différencier de ses organisations sœurs. Comme elles, elle finit par se ranger sous le drapeau de la collaboration antifasciste. Au nom de l’efficacité mal comprise et au risque de n’apparaître plus que comme une entité fougueusement appliquée à mettre sa jeunesse au service d’une politique d’abandon. C’était, pour sûr, un mauvais début. Car la FIJL aurait pu, au contraire de ce qu’elle fit, incarner une alternative à la politique de collaboration prônée par les instances de la CNT-FAI. Cela n’aurait sans doute rien changé à l’affaire, mais, pour elle, l’avantage eût été évident : elle aurait au moins sauvé l’honneur de la radicalité.
Ces premiers pas sont à peine esquissés dans Insurgencia libertaria, dont l’objet, il est vrai, n’est pas de livrer une histoire générale de la FIJL, mais de s’intéresser au rôle qu’elle joua dans la lutte contre le franquisme. S’il nous semble, pourtant, important d’y revenir, c’est que ce début – précisément parce qu’il fut raté – marqua durablement, et en négatif, l’histoire d’une organisation qui, à l’orée des années 1960 et tout au long de cette décennie, choisit une voie stratégique fondée sur un activisme clairement assumé, option qui allait la conduire à rompre avec les instances dirigeantes de la CNT et de la FAI en exil et, ce faisant, à résoudre enfin la contradiction de ses origines. Car, dès lors, la FIJL – dont la jeunesse de ses militants était parfois relative – fonctionna de plus en plus comme une sorte de FAI-bis soucieuse de se ré-accaparer l’héritage combattant de la mythique FAI d’avant la défaite et l’exil. Au risque d’en reproduire aussi certains errements.
Imaginaire activiste et relève générationnelle
Entre la fin de la guerre civile et les années 1950, la liste est longue des résistants libertaires qui payèrent, en vies perdues et en années de prison, un lourd tribut à la lutte (armée) contre le franquisme. Ce combat, inégal et hasardeux, emprunta divers chemins, arpentés par des guérilleros convaincus qu’il n’était d’autre issue que celle de l’opposition frontale à la dictature. Les années passant, les forces faiblirent, et ce d’autant que la direction de la CNT en exil, progressivement gagnée à l’idée de l’inefficacité de la lutte armée, décida de changer de cap. Désormais, les irréductibles, mais solitaires, combattants de l’anti-franquisme actif ne pouvaient compter que sur leurs propres forces. Elles ne tardèrent pas à les lâcher. Pour nombre d’entre eux, c’est la mort qui les attendait. Au coin d’un bois ou dans une rue de Barcelone. Une mort à tête de tricorne. Une mort ouvrant sur la légende. Une mort en héritage.
Chacun à sa manière et avec son tempérament, Salvador Gurucharri et Tomás Ibáñez, les auteurs d’Insurgencia libertaria, ont été mêlés de près à l’« insurrection » filjiste des années 1960. Si le passage du temps a pu modifier leur manière d’appréhender cette ancienne geste, elle n’en continue pas moins de les habiter. Comme part essentielle de leur être libertaire, celui-là même qui s’est affermi et structuré à l’époque où l’un et l’autre furent partie prenante de la ligne « d’action directe violente contre le franquisme » adoptée par la FIJL. C’est évidemment pour cette raison que, dès l’ouverture du livre, les auteurs écartent toute « prétention trompeuse à l’objectivité », en précisant, cependant, que, soucieux de raconter cette histoire « avec rigueur » et « sans restrictions », ils se garderont de céder à toute « tentation hagiographique ». Disons d’entrée que, pour l’essentiel, le pari est tenu. Même s’ils ne parviennent pas toujours à se dégager d’une certaine auto-fascination pour ce temps des « Jeunesses » ardentes, les auteurs d’Insurgencia libertaria évitent, et c’est déjà beaucoup, de trop s’y complaire [1].
On sait qu’il n’est pas de relève générationnelle possible sans transmission d’imaginaire. Celui que dessinèrent les hautes figures de la première résistance libertaire – Facerías, Sabaté et tant d’autres – fut réinvesti par la FIJL des années 1960. Cet imaginaire, elle le fit sien, mais en y introduisant quelques correctifs. Moins idéaliste – ou plus stratégique – que celui des aînés, il allait réactiver, chez cette nouvelle génération, l’ancienne (et illusoire) croyance qu’il était possible d’en finir avec le franquisme par la seule approche conspiratrice. À la faveur de circonstances organiques favorables, Octavio Alberola, principal artisan de ce saut apparemment qualitatif, allait devenir, au sein de la FIJL et un peu au-delà, le plus éminent représentant de ce nouvel activisme révolutionnaire [2].
Si des « jeunes » ont bien été partie prenante de la première résistance libertaire, c’est à titre individuel qu’ils se sont engagés dans l’ « action directe ». Jusqu’à la fin des années 1950, la FIJL s’est, quant à elle, contentée, nous disent les auteurs de ce livre, de fonctionner comme une « association culturelle et récréative de filiation libertaire ». Il fallut attendre, en effet, la fin de la décennie pour que « quelque chose bouge » dans l’organisation de jeunesse. On en apprend beaucoup, en lisant Insurgencia libertaria, sur cette « sociabilité libertaire » que les militants de la FIJL tissèrent, non seulement entre eux, mais aussi avec les nouveaux émigrés « économiques » de l’époque, à grands coups de « campings anarchistes ». Là se nouèrent d’indissolubles amitiés, éclorent des histoires d’amour et se forgèrent des solidarités que, pour l’essentiel, les épreuves ne détruiront pas. Ces « universités d’été » – espagnoles dans un premier temps, internationales par la suite – contribuèrent également à affermir la conscience sociale de leurs participants. Elles furent, indiscutablement, le terreau sur lequel poussèrent, bientôt, quelques préoccupations activistes qui ne demandaient qu’à se matérialiser.
À la recherche de l’ « appareil conspiratif secret »
Jamais résolue, la question du lien organique entre les groupes de résistance agissant en territoire espagnol et les structures de l’exil, reconnues et tolérées en France, constitua, durant toute la première décennie activiste, un problème d’autant plus récurrent que la CNT se trouvait, par ailleurs, scindée en deux organisations fortement rivales, dont l’une – celle dite « orthodoxe » dominait largement l’exil – et l’autre – celle dite « possibiliste » – était nettement majoritaire en Espagne. Rattachés le plus souvent à la première, les groupes d’action dépendaient, en principe, d’un « organisme idoine » – la Commission de défense [3] –, théoriquement chargé de leur coordination et logistique. Par défiance – ou simplement par précaution, nombreuses étant les fuites venant de France –, bien des groupes développèrent alors une logique d’autonomisation relative qui se heurta vite à ses propres limites. Livrés à eux-mêmes et privés de tout soutien financier, c’est, en effet, par nécessité qu’ils entrèrent dans ce cercle – vicieux – où l’activité « expropriatrice » finit par occuper tout le terrain de la lutte armée. Avec cette particularité que, contrairement à l’activisme des années 1970, du type MIL, il n’était pire affront, pour les combattants libertaires des années 1950, que d’être confondus avec des braqueurs de banque.
Pour répondre à ce besoin de séparation, jugée de plus en plus nécessaire, entre « légalité » militante et « illégalité » combattante, on envisagea, à deux reprises, de constituer des organismes indépendants de coordination des groupes agissant en Espagne : le Mouvement ibérique de résistance (MIR) – devenu bientôt Mouvement libertaire de résistance (MLR) –, en 1947, et le Mouvement populaire de résistance -Comité d’aide à la résistance espagnole (MPR-CARE), en 1959 [4]. Ces projets – qui se heurtèrent, à dix ans de distance, à la même opposition farouche des instances de l’Exil libertaire, soucieuses de ne rien céder de leurs prérogatives – avaient, malgré leurs défauts, l’avantage de penser une autre articulation entre activité « légale » et lutte armée. On peut regretter que nos auteurs les traitent, sinon par le mépris, du moins à la légère. Car le fait que ces deux tentatives n’eurent pas d’avenir ne saurait signifier qu’elles ne posaient pas la bonne question, celle à laquelle Défense Intérieur (DI), l’expérience qui a visiblement les faveurs de S. Gurucharri et T. Ibáñez, s’obstina à ne pas répondre.
Le long processus qui conduisit, en 1961, à la réunification, au congrès de Limoges, des deux CNT rivales – déchirées depuis seize ans sur la meilleure manière de combattre le franquisme – leva indiscutablement une naturelle vague d’enthousiasme. L’idée qui le sous-tendait était somme toute simple : la conjugaison des efforts militants ne pouvait qu’accroître le potentiel global de lutte. Partant de là, les évidentes ambiguïtés qui accompagnèrent ces retrouvailles furent, pour un temps, évacuées au profit d’une ligne générale clairement offensive. C’est dans ce contexte euphorique et euphorisant que fut adopté, en session « réservée », un accord – dictamen –, approuvé à l’unanimité, donnant naissance à « l’organisme Défense Intérieur » (DI) ». Placée sous la responsabilité directe de la Commission de défense, le DI, dont l’existence devait demeurer « secrète », avait pour tâche essentielle, fut-il précisé, de « procéder à la sélection de compagnons jugés aptes et sûrs » pour collaborer à ses activités « combattantes » [5].
Avec le recul du temps, on peut légitimement s’étonner que, vu les conditions de sa mise en place et – comme le rappellent opportunément S. Gurucharri et T. Ibáñez – le rôle qu’y jouèrent les éléments réputés les plus immobilistes de l’orthodoxie cénétiste [6], cet « appareil “conspiratif” secret » ait pu susciter une telle ferveur du côté de ses plus fidèles partisans. Car, outre le fait que ledit appareil était organiquement verrouillé au départ, nul ne pouvait sérieusement penser que la seule dynamique unitaire allait régler d’elle-même les questions de méthode qu’il devrait forcément affronter – questions que, de surcroît, personne ne se posa dans l’euphorie du moment. En ce sens et à la différence d’autres projets mort-nés, la constitution de l’organisme Défense Intérieur releva plutôt de la réitération que du saut qualitatif. Et c’est sans doute ce qui fit que, prisonnier des mêmes causes, le DI produisit, à peu de choses près, les mêmes effets que dans un passé activiste assez proche.
L’« étincelle » Défense Intérieur
Quelle que soit la – grande – valeur informative d’Insurgencia libertaria sur la création et le fonctionnement du DI, les chapitres qui lui sont consacrés demeurent, et c’est bien dommage, globalement empreints d’anciennes certitudes. Dire, par exemple, que, « malgré les réelles et indéniables erreurs » commises, cette expérience « constitue l’un des épisodes les plus remarquables de l’histoire de l’Exil libertaire » ou « la dernière étincelle » de sa gloire, c’est maintenir l’histoire à l’écart de son bilan pour la restituer telle qu’on souhaiterait qu’elle eût été. Sur ce point, la déception est d’autant plus grande que chacun des deux auteurs a su, sur d’autres sujets, bousculer quelques convenances interprétatives. On pouvait donc imaginer, sur celui-ci aussi, une lecture enfin désencombrée de ses penchants à l’auto-légitimation. Une lecture normale, en somme, c’est-à-dire distanciée.
Bien sûr, S. Gurucharri et T. Ibáñez ne s’en tiennent pas, comme d’autres, au simple – et plus ou moins sérieux – catalogage des actions d’éclat entreprises par ou attribuées au DI [7] ; ils les trament avec précision en les situant dans le contexte où elles ont été menées, ce qui constitue un évident avantage sur leurs prédécesseurs. Cela dit, il leur arrive aussi de succomber à cette fâcheuse tendance à mesurer la qualité d’un projet activiste à la quantité d’écume qu’il souleva, en évitant le plus souvent d’en mesurer la portée politique réelle ou, plus simplement, l’efficacité. Car si le DI mit effectivement en mouvement quelques groupes d’action, la simple observation de leurs faits et gestes prouve amplement que le type d’activisme qui fut le sien ne pouvait avoir aucun effet déstabilisateur sur le régime franquiste. Le dire ou le laisser entendre, c’est évidemment susciter le doute sur la crédibilité combattante d’un projet dont les bases mêmes – s’en tenir, grosso modo, à des actions spectaculaires de type symbolique – traçaient déjà les limites. Car si ce terrorisme sans terreur, pour reprendre une expression somme toute opportune d’Alain Pecunia [8], avait, théoriquement, l’avantage sur d’autres, dont celui de l’ETA, qui n’allait pas tarder à éclore, de ne pas jamais se départir de nécessaires considérations éthiques – éviter de provoquer la mort de victimes innocentes, par exemple –, il se privait aussi, ce faisant, et contrairement à d’autres, de terroriser l’ennemi, ce qui était quand même, en principe, sa vocation première. Cette contradiction méthodologique de base, le DI – dont le seul projet, sérieux mais illusoire, fut d’attenter à la vie du Généralissime – la trimbala, sa courte existence durant, sans jamais pouvoir la résoudre. Et, de fait, elle était sans solution, ce qui prouve, après tout, que l’anarchisme, qui est aussi un état d’âme, n’est jamais très à l’aise dans ce genre de pratique.
Par un étrange retournement de sens, cette saga activiste – qui tint tout à la fois de l’étincelle et du feu de paille – est devenue une sorte de référence mythique obligée. Comme si, indépendamment de son bilan, seule comptait, aux yeux de ses héros ou de leurs continuateurs, la réactivation d’un imaginaire combattant que la trivialité bureaucratique aurait empêchée de prospérer. Ici s’applique le même raisonnement, farouchement binaire, qui oblitère, par exemple, les penchants furieusement autoritaires des Amis de Durruti au prétexte que ceux-ci résistèrent, avec constance et courage, aux reniements répétés d’une CNT-FAI gagnée à l’étatisme de guerre. Choisir son camp serait alors obligatoire puisque, de ne pas en être, on serait forcément de l’autre. Pour le cas, et indépendamment de la fin de l’histoire du DI – qui vit effectivement la pire engeance bureaucratique reprendre la main sur la CNT –, s’en tenir à ce choix imposé – qui avait tort ? qui avait raison ? –, c’est surtout se priver de comprendre les raisons pour lesquelles cette expérience ne pouvait que tourner court.
Une mouvante réalité interne
Les auteurs d’Insurgencia libertaria – et c’est ce qui fait pour beaucoup l’intérêt de leur livre – consacrent de nombreuses pages à analyser cette réalité mouvante qui, concernant le DI, dessina, de 1961 à 1963, un rapport des forces interne fluctuant, mais ils le font sans se départir jamais tout à fait de convictions anciennement acquises, comme si le souvenir de leur propre jeunesse constituait un obstacle insurmontable à l’examen à peu près serein de cette page d’histoire. Loin de nous, bien sûr, l’idée de leur jeter la pierre : l’exercice était d’autant plus difficile que le dénigrement anti-DI a servi – et sert encore – à légitimer, au nom du refus de l’aventurisme, les intolérables pratiques purgatives d’une ancienne orthodoxie. On insistera, cependant, sur la nécessité impérative, sur ce sujet comme sur d’autres – par exemple, l’analyse des conflits qui agitèrent la grande CNT dans les années d’avant-guerre ou, a fortiori, durant la guerre civile – de prendre de la hauteur. Après tout, le passage du temps devrait au moins avoir la vertu de séparer la passion de la raison.
Le DI, on l’a dit, naquit d’une ambiguïté. Affaiblie après seize ans de crise interne et une constante hémorragie de ses effectifs, la CNT en exil n’avait ni les moyens humains ni la capacité politique de s’atteler à la tâche conspiratrice. L’admettre aurait, sans doute, impliqué qu’elle se tournât vers une stratégie plus modeste de connexion avec les nouvelles formes de conflictualité ouvrière apparaissant en Espagne même, en acceptant de repenser et son rôle et les fondements de son intervention. On comprend bien que ce patient travail de réinsertion dans le réel n’avait rien d’exaltant. L’autre voie, en revanche, celle qui favorisait – sans trop y croire – la ligne activiste, avait l’avantage de caresser la militance dans le sens du poil en renouant, en apparence, avec le mythe combattant. En fait, le congrès de Limoges de 1961 adopta (au moins) deux lignes : la première, traditionnellement syndicale, prônait une alliance au sommet avec les syndicats socialiste UGT et basque STV ; la seconde, illusoirement activiste, allait donner naissance au DI. Deux lignes non seulement contradictoires entre elles, mais déconnectées du réel.
Comme le rappellent S. Gurucharri et T. Ibáñez, la FIJL – qui agissait, pensons-nous, comme une seconde FAI et allait être, contre l’autre, le fer de lance du DI – ne fut pas complètement dupe de cette soudaine conversion de la CNT à l’action directe frontale. La preuve, c’est que, réunie en plénum en octobre 1961, c’est-à-dire au lendemain même du congrès de Limoges, elle décida de se mettre à la disposition du DI tout en précisant que, dans le cas où l’organisme serait empêché de fonctionner, elle poursuivrait « en son propre nom » la tâche conspiratrice. Autrement dit, entre ceux qui, pour des raisons purement démagogiques, avaient proposé sa création et ceux qui, doutant sérieusement de la sincérité des premiers, le firent marcher, le DI avait peu de chances d’être autre chose que ce qu’il fut réellement, à savoir le point d’ancrage d’un conflit interne durable dont l’effet différé, sera – quatre ans plus tard, au congrès de Montpellier (1965) – de remettre définitivement en selle le secteur immobiliste et, par voie de conséquence, de faire imploser l’exil libertaire espagnol. Dès lors, la CNT en exil ne sera plus qu’un corps vidé de ses forces vives, un cadavre symbolique en somme.
Sans la FIJL, le DI en serait resté, comme tant d’autres projets sortis des congrès de la CNT en exil, au stade du vœu pieux. S’il exista, c’est parce que, malgré ses réserves, elle décida de s’y impliquer totalement. Dès lors, représentée en son sein par Octavio Alberola, elle en fut à la fois l’inspiratrice et l’aile marchante et reçut, en ce sens, le soutien déterminé de militants historiques aussi aguerris que Juan García Oliver et Cipriano Mera [9]. Le premier, qui comprit vite que, vu les contradictions qui le parcouraient, l’organisme n’avait pas d’avenir, passa la main et s’en retourna rapidement au Mexique, son lieu de résidence [10]. Le second, au contraire, accompagna les activistes de la FIJL jusqu’à la fin de l’expérience DI, et même au-delà [11].
De fait, donc, le DI et la FIJL finirent par ne faire qu’un, et c’est sur la FIJL, naturellement, que convergèrent, aux premiers ratés, les critiques de ceux qui, en son sein et hors ses murs, ne voulaient surtout pas que prospère l’activisme armé. Cela dit, indiquent S. Gurucharri et T. Ibáñez, cette campagne de dénigrement systématique du DI n’a pu prendre que parce qu’elle a trouvé un relais objectif du côté des « modérés » [12] – et, parmi eux, du côté de Roque Santamaría, nouveau secrétaire de la CNT et l’un des principaux artisans de son unité retrouvée [13] –, qui ne faisaient pas mystère de leur scepticisme par rapport à l’activisme. On pensera ce qu’on veut de cette propension réitérée à vouloir exonérer les partisans du DI de toute responsabilité dans l’inversion progressive – et en leur défaveur – du rapport des forces interne, mais il est sans doute un peu facile de faire porter aux autres, ici lesdits « modérés », tous les torts. Car si des doutes succédèrent vite, en effet, à l’enthousiasme de façade du début quant à la viabilité du projet « conspiratif » élaboré à Limoges, ce sont surtout les nombreux ratés du DI qui les légitimèrent. Pour s’en convaincre, il suffit, d’ailleurs, de s’en tenir au simple relevé de ses défaillances, honnêtement pointées par les auteurs d’Insurgencia libertaria : perte d’un agenda fort compromettant dans des conditions rocambolesques, moyens logistiques généralement calamiteux, amateurisme répété dans le ciblage des objectifs et la planification des actions, évidentes carences dans le recrutement, probables infiltrations policières [14], arrestations massives de militants au cours de l’année 1962 et, enfin, gestion désastreuse de l’opération de l’été 1963, qui conduisit à l’exécution de Francisco Granado et Joaquín Delgado en août 1963 [15]. Rien de tout cela n’est occulté, répétons-le, dans Insurgencia libertaria, mais curieusement cette accumulation de faits contrariants ne débouche sur aucune remise en cause notable de l’efficience de l’appareil « conspiratif ». Un peu comme si rien ne saurait contredire, sur le fond, la vérité construite par la FIJL des années 1960, à savoir que le DI fut bien l’expression la plus aboutie du combat libertaire contre la dictature franquiste. Ad vitam aeternam, la légende doit perdurer. Même ébréchée.
La FIJL après le DI
L’affaire Granado-Delgado sonna le glas du DI [16]. Jouant sur le réflexe légitimiste d’une base dès lors assez largement hostile à l’aventure activiste, le secteur immobiliste reprit progressivement les choses en main. Il lui fallut deux ans pour revenir aux affaires, processus entamé au congrès de Toulouse (1963) et confirmé à celui de Montpellier (1965). Gagnée à l’ « esgléisme » [17], la CNT coulera, dès lors et dix ans durant, des jours tranquilles, en attendant que la mort – naturelle – du Caudillo siffle la fin du long exil organique. En guise d’héritage, le temps était venu pour elle, ou pour ce qu’il en restait, de transférer, en Espagne, ses pratiques de contrôle d’appareil, dont quelques jeunes apprentis bureaucrates surent faire leur miel. Le reste est connu : reconstruite en un temps record, mais sur des bases confuses, la CNT mit un tel acharnement à se déconstruire que, cinq ans après la mort de Franco, elle n’était plus qu’un objet de musée. Comme disait l’autre, l’histoire ne repasse pas les plats.
La FIJL, quant à elle, paya au prix fort son identification au DI. En avril 1963, son journal – Nueva Senda – était interdit par les autorités françaises qui, sept mois plus tard, déclarait l’organisation hors la loi. Parallèlement, une vaste opération policière, entreprise en septembre de la même année sur tout le territoire français, se solda par l’arrestation de vingt et un militants fichés pour leur « activisme » – parmi lesquels les cénétistes vétérans José Pascual et Cipriano Mera [18]. Désormais clandestine en France, la FIJL entama alors, autour de son noyau de Londres, un difficile travail de réorganisation. Pour elle, il s’agissait d’abord de dénoncer la trahison de l’accord de Limoges par le secteur immobiliste, puis de se mettre en cohérence avec la ligne qui avait été la sienne au moment de la création du DI. C’est ainsi qu’elle informa ses organisations « sœurs » – CNT et FAI – qu’elle « considérait plus nécessaire que jamais la perpétuation de la ligne d’action » adoptée en 1961. Plutôt seule que mal accompagnée, la FIJL décida donc, en son nom propre, de relancer le DI en s’attelant à la préparation d’un attentat contre Franco. Avec le même insuccès que les précédents, le projet se solda, le 11 août 1964, par l’arrestation à Madrid de Fernando Carballo et Stuart Christie.
La dissolution formelle du DI – qui constitua, à n’en pas douter, le premier acte d’un processus de complète normalisation de la CNT – fut approuvée par le congrès de Montpellier (1965). La rude bataille menée par Octavio Alberola et Cipriano Mera pour incriminer ceux qui, au sein du DI, l’avaient systématiquement paralysé, eut si peu d’effet sur des délégués sous contrôle que Germinal Esgleas et Vicente Llansola – autrement dit les deux personnages contestés – se virent confirmés à leurs postes de secrétaire général et de secrétaire à la coordination. Ainsi verrouillé, l’appareil cénétiste pouvait prendre sa revanche sur les trublions activistes, puis sur tous les autres. Dès lors, une authentique chasse aux sorcières débarrassa la maison confédérale et ses dépendances de toute impureté critique, et l’ordre régna définitivement Rue Belfort [19].
Désormais sans espoir de redresser le MLE, la FIJL entama, de manière autonome cette fois, une nouvelle étape – la dernière – de son existence. Sur cette période, qui va de 1966 à 1969, les auteurs d’Insurgencia libertaria, insistent sur les deux leviers sur lesquels elle s’appuya pour se relancer : l’internationalisation de ses objectifs – mais aussi de ses soutiens – et la réactivation, à travers le Groupe 1er-Mai, d’une stratégie offensive.
Les liens que la FIJL établit, au mitan des années 1960, avec la jeunesse libertaire européenne – particulièrement les groupes français, anglais et italiens en rupture avec l’anarchisme institutionnel – contribuèrent, en effet, à la maturation d’un projet néo-anarchiste dont Mai 68 allait être le point d’éclosion. Dans ce processus, l’histoire récente de la FIJL plaidait, évidemment, en sa faveur. Elle était encore auréolée de sa participation au DI ; elle avait été condamnée par les instances dirigeantes de la CNT ; elle persistait à penser que l’activisme armé avait toute sa place dans l’émergence d’une nouvelle sensibilité révolutionnaire. Parallèlement au travail d’élaboration théorique pris en charge par la revue Presencia, la transformation – factice – de la FIJL en Fédération internationale des jeunesses libertaires s’accompagna d’une relance de l’action conspiratrice, dont le rapt de Marcos Ussía, conseiller de l’ambassade d’Espagne auprès du Vatican, fut le premier épisode. Menée à Rome, le 30 avril 1966, l’opération – dont l’objectif avoué [20] était d’exiger la libération de tous les prisonniers politiques et sociaux d’Espagne en échange de la liberté de l’ecclésiastique – eut, de fait, un fort retentissement journalistique. Pour le reste, les « kidnappeurs » relâchèrent Ussía une dizaine de jours plus tard sans avoir rien obtenu, preuve que leur maximalisme revendicatif dissimulait, à peine, la seule recherche de la gloire médiatique. Héritée en partie du DI, cette pratique spectaculaire fut, dès lors, la marque de fabrique du Groupe-1er Mai, à qui la FIJL avait, semble-t-il, délégué ses aspirations activistes. Dire qu’il les combla serait exagéré tant les actions qu’il signa, après le rapt romain, n’eurent aucun effet pratique, sauf celui d’envoyer, et pour longtemps, un certain nombre de militants en prison.
Nettement plus autocritique que la première, cette seconde partie d’ouvrage s’attache à comprendre pourquoi l’ « exaltation de l’activisme » caractérisa, à ce point, la FIJL des années 1960, mais aussi à pointer les limites qui furent les siennes, et plus encore les dangereuses dérives qu’elle suscita. Ainsi, les auteurs analysent cet étrange phénomène qui conduisit, progressivement, à l’autonomisation, au sein de l’organisation, d’un noyau « très réduit » de spécialistes de l’action armée dont la principale caractéristique était de n’être sous contrôle de personne. Cette « volonté d’impulser, coûte que coûte, la ligne d’action directe », insistent-ils, se révéla non seulement « contre-productive », mais elle aiguisa de telle manière les conflits internes qu’elle provoqua sa disparition. S’émancipant enfin de la figure tutélaire d’Octavio Alberola – et de la réelle fascination qu’elle exerça sur toute une génération de « jeunes libertaires » –, S. Gurucharri et T. Ibáñez s’interrogent sur le bien-fondé de cette ligne qui coûta tant « en énergies militantes » et rapporta si peu.
C’est finalement le souffle anti-autoritaire de Mai 68 qui permit que s’ouvre, à l’intérieur de la FIJL, un débat sur l’opportunité de maintenir ou non, en son sein, un organisme séparé spécialisé dans l’action armée. Tranché négativement, il allait permettre d’en finir avec le mythe combattant des « Jeunesses » ardentes, mais non de relancer la FIJL. Exsangue, elle s’éteignit, en effet, en 1973, alors qu’une nouvelle vague d’activistes, armés des mêmes illusoires croyances, reprenaient, avec à peu près le même succès que leurs aînés, le flambeau de l’action armée.
José FERGO