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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Un expert en modestie
À contretemps, n° 38, septembre 2010
Article mis en ligne le 13 décembre 2011
dernière modification le 19 janvier 2015

par F.G.

Sarah KAMINSKY
ADOLFO KAMINSKY, UNE VIE DE FAUSSAIRE
Paris, Calmann-Lévy, 2009, 264 p.

Les modestes ont cet avantage que, sachant mettre de la distance entre ce qu’ils ont fait et ce qu’ils en disent, le récit mesuré de leurs faits et gestes acquiert une indéniable sincérité. Pour s’en convaincre, il suffit de se plonger dans la lecture passionnante de ce livre à deux voix, où une fille, Sarah Kaminsky, entreprend de recueillir le témoignage de son père, le peu bavard Adolfo Kaminsky, faussaire de génie qui exerça son art, trente ans durant, en le mettant au service de causes « humanitaires » diverses et variées que lui, et lui seul, décida de soutenir.

La hache de l’Histoire


Tout commence par l’irruption brutale de l’Histoire (avec une grande H) dans l’existence d’un fils d’émigrés juifs russes, né à Buenos Aires en 1925. Après divers allers et retours, sa famille s’est installée, en 1938, dans la charmante localité normande de Vire, où le jeune Adolfo, garçon paisible et curieux, entre très tôt dans la vie active. À 14 ans, certificat d’études en poche, il embauche comme apprenti à la Société générale électrique, haut lieu industriel local spécialisé dans la fabrication de tableaux de bord pour l’aviation française. Il s’y fait des amis, découvre la politique et acquiert un sentiment d’indépendance qui ne le quittera plus. Bref, il s’y plaît. Mais, en ces temps déraisonnables, les plaisirs sont de courte durée. À l’été 1940, l’usine passe, en effet, sous contrôle allemand et la nouvelle direction licencie ses Juifs, qui ne sont d’ailleurs que deux : Adolfo et son frère Paul. C’est dans ces circonstances que, contraint au changement, Adolfo va découvrir les vertus de la mobilité sociale. Terrorisé à l’idée de devoir faire les marchés avec son oncle Léon, expert en bonneterie, le jeune garçon répond à une offre d’emploi d’apprenti teinturier et, ce faisant, imprime à sa vie un sérieux virage, dont le premier effet sera précisément de faire en sorte que la hache de l’Histoire connaisse quelques ratés.

Adolfo éprouve une passion dévorante pour le métier et son savoir-faire. Rapidement, les techniques de décoloration et d’effacement n’ont plus de secret pour lui, qui s’y applique avec une rare constance. Au point que son patron n’en revient pas d’un tel acharnement au travail. Trois ans durant, il s’exerce jusqu’à exceller. Mais une fois encore, l’Histoire le rattrape. À l’été 1943, la famille Kaminsky est arrêtée sur dénonciation et se retrouve à Drancy. Elle en sortira grâce à l’intervention, in extremis, du consulat d’Argentine. Le lendemain, les accords diplomatiques germano-argentins seront rompus. La hache n’est pas passée loin. Cette libération, Adolfo la vivra dans la culpabilité. Pourquoi lui, pourquoi eux, et non pas les autres, tous les autres, ses frères de persécution rencontrés là-bas et voués, pour la plupart, à l’extermination. Ce jour-là, sa décision est prise : si la vie tient à si peu – une déclaration consulaire –, le faux et son usage deviennent une cause sacrée. Il n’y dérogera plus.

Un faussaire inspiré


Après Drancy, Adolfo, devenu Julien Adolphe Keller, se met au service de la « 6e », section clandestine de l’Union générale des israélites de France (UGIF), dont elle détourne une partie des fonds [1] pour monter un « laboratoire » de fabrication de fausses pièces d’identité. Le lien avec l’UGIF, dont la « 6e » est aussi la bonne conscience, offre « l’avantage d’avoir accès à l’avance, grâce à des agents doubles, à la quasi-totalité des listes de personnes qui allaient être raflées ». Avec l’arrivée d’Adolfo, le « laboratoire » de la « 6e », situé au dernier étage du 17, rue des Saints-Pères, change de nature. Il en chamboule radicalement les méthodes de travail et en fait « le lieu le plus ingénieux et le plus performant de France ». Rapidement, on cesse d’y falsifier les papiers existants pour en fabriquer des tout neufs, « aussi vrais que s’ils sortaient de l’Imprimerie nationale » et en quantité industrielle. Innovateur dans l’âme, Adolfo relève tous les défis techniques : il transforme le papier, le vieillit ; il reproduit à l’infini, photogravure aidant, les tampons, les en-têtes, les filigranes ; il bricole le matériel qui lui est nécessaire, dont une centrifugeuse. Ce faisant, il sait qu’il est un combattant de l’ombre – au sens propre puisque toutes ses nuits y passent –, mais il sait aussi que cette activité délictueuse lui procure un évident plaisir. Cette parfaite adéquation entre la cause poursuivie et le bonheur de s’y consacrer constituera le secret de sa réussite.

Une notoriété vite acquise le rend évidemment indispensable. C’est ainsi que le génie de la « 6e » est rapidement sollicité par le Mouvement de libération nationale (MLN) [2] qui lui monte un « laboratoire de recherche en faux papiers », rue Jacob, à deux pas de l’autre. Les commandes pleuvent. Jusqu’à cinq cents documents par semaine, dont la plupart d’entre eux, plus que des laissez-passer, sont des « laissez-vivre ». Les fournir en temps et en heure relève d’une seule condition : « Rester éveillé. Le plus longtemps possible. Lutter contre le sommeil. Le calcul est simple. En une heure, je fabrique trente papiers vierges. Si je dors une heure, trente personnes mourront… » Il tiendra, Adolfo, le temps que vienne la Libération, ce temps où l’on pouvait croire que la hache de l’Histoire allait enfin suspendre son incessant mouvement de balancier.

D’autres causes à servir


Qu’est-ce qui fait qu’un homme persiste quand tout, autour de lui, aspire au repos et à la respectabilité ? On ne sait exactement. Sans doute la conscience qu’il reste à faire, mais aussi – peut-être – la prescience d’un impossible retour à la normale. Il y a de cela dans la destinée d’Adolfo Kaminsky : la conviction qu’une telle vocation, découverte aux heures noires du nazisme, ne saurait se déliter dans les eaux grises de la normalité retrouvée. Mais avant d’emprunter d’autres chemins au service d’autres causes, Adolfo recruté par les services du contre-espionnage de l’armée française, devint, un temps, « faussaire d’État ». Jusqu’à la capitulation de l’Axe et histoire d’en finir avec un vieux rêve. Quand, eu égard à ses compétences, on lui demande de se mettre au service de la Grande Muette, il démissionne. Poliment, comme il sait le faire.

Les après-guerres laissent toujours un goût de cendre. Surtout quand on en sort vainqueur. Cet après-guerre-là ne déroge pas à la règle, qui abandonne à leur triste sort de rescapés des camps ceux qui ont tout perdu dans le désastre et dont personne ne veut. Adolfo n’est pas sioniste ; il se contente de défendre « fermement l’idée que chaque individu, particulièrement s’il est traqué et que sa vie est en danger, puisse jouir de circuler librement, de traverser les frontières, de choisir la destination de son exil ». Pour ces rescapés-là, c’est la Palestine, leur terre d’espérance. Adolfo ne juge pas de la valeur de leur rêve, ce n’est pas son genre. Il se contente de leur donner les moyens de le réaliser, à grands coups de faux visas. Dès 1946, il travaille pour l’Aliyah Beth, réseau clandestin de la Hagannah qui lui fournit un nouveau local, 2, rue d’Écosse, près du Panthéon. Et occasionnellement pour le groupe Stern, son rival, dont il réprouve pourtant les moyens d’action. Cette manière de décider seul des soutiens qu’il apporte est une autre marque de fabrique d’Adolfo, qui ne supporte aucune allégeance organisationnelle exclusive. C’est à prendre ou à laisser, comme le reste. En général, et même en se défiant de ce libertaire, on prendra. Parce qu’il était expert et qu’on le savait. Le combat pour l’immigration clandestine en Palestine durera jusqu’en 1948, date de la création de l’État d’Israël. « J’avais imaginé un pays solidaire, collectiviste et surtout laïc, se souvient Adolfo. Je n’ai pas supporté que le nouvel État choisisse le religieux et l’individualisme, parce que c’était tout ce que je détestais. » Son jugement déplaira à quelques-uns de ses plus chers amis du moment, mais l’homme n’est pas du genre à transiger avec l’idée qu’il se fait de la justice. Quant à la solitude, elle lui importe finalement peu. C’est vrai qu’il commence à la connaître, surtout aux lendemains des « victoires ».

Il est des combats qui professionnalisent et dont on finit par être tributaires. Pour vivre, tout simplement. Être salarié d’une organisation clandestine, c’est après tout un travail comme un autre : on obéit aux chefs, on exécute les commandes et on passe au guichet. Avec l’avantage que confère la certitude d’être dans le sens de l’Histoire. Cette combine, Adolfo s’en est toujours méfié. S’il est arrivé qu’il soit pris en charge par son réseau, c’est vraiment qu’il ne pouvait pas faire autrement. Le reste du temps, il assurait sa pitance tout seul. Comme photographe chez Harcourt ou Sartori, comme décorateur de cinéma avec Alexandre Trauner. Par éthique, mais aussi parce qu’il savait que son indépendance politique l’exigeait. Quant aux faux papiers, qu’il a faits par wagons, il était entendu qu’on ne les faisait pas payer, sauf à se conduire en mercenaire ou en homme d’affaires. Honneur du faussaire.

Puis vinrent d’autres combats. Dix ans après avoir globalement raccroché, malgré quelques menus services rendus (aux anti-franquistes, notamment), Adolfo est de nouveau sollicité. Par le réseau Jeanson de soutien au FLN, cette fois. Son laboratoire est alors rue des Jeûneurs. En 1961, l’étau se resserrant, il se réfugie à Bruxelles pour y poursuivre ses activités. Jusqu’au cessez-le-feu. « J’avais fait ce que j’avais à faire, commente Adolfo Kaminsky, l’Algérie était indépendante, et je jugeais que les affaires politiques du pays n’étaient pas de mon ressort, d’autant que les luttes fratricides engendrées par la course au pouvoir des anciens responsables de la révolution m’avaient totalement décontenancé. » Encore et toujours ce goût amer de la « victoire ». Par la suite, et pendant dix années encore, il aidera des anti-franquistes de diverses tendances et, via Georges Mattéi, cheville ouvrière du réseau Curiel, des militants anti-colonialistes africains, des révolutionnaires latino-américains, des déserteurs et des insoumis de la guerre du Vietnam, des dissidents tchèques, des anti-fascistes grecs, et « Dany le Rouge », à qui il fournit le faux passeport qui lui permit de rentrer en France après son arrêté d’expulsion. « Le faux le plus médiatique et le moins utile que j’ai réalisé de toute ma vie », lâche Adolfo Kaminsky. En 1971, alors qu’il travaille sur une grosse commande de passeports intérieurs sud-africains, divers cafouillages et de gros soupçons d’infiltration des réseaux pour lesquels il opère, le poussent à cesser définitivement ses activités de faussaire. Trente ans ont passé depuis ses premières expériences d’apprenti teinturier à Vire. Trente ans ! Un bail !

Éloge de la modestie


Nous le disions d’entrée : Adolfo Kaminsky est un modeste, un authentique modeste, le contraire en tout cas du faussaire hâbleur qui, à l’heure de la retraite, en rajoute dans l’auto-encensement de ses hauts faits, réels ou supposés. Si ce témoignage existe, le mérite en revient à Sarah Kaminsky, sa fille, qui a su le faire parler, mais aussi construire un récit dégagé de tout pathos, de tout folklore, de toute gloriole. Un récit simple, aussi simple que le personnage qui en fait la trame.

Cette modestie a pour corollaire l’ouverture d’esprit, celle qui fait qu’un être humain ne limite pas son univers à une seule dimension, aussi déterminante fût-elle – pour le cas sa condition de Juif persécuté par l’infamie nazie. Sorti du drame, Adolfo aurait pu, à deux reprises – à la Libération et en 1948 – , se couler, comme beaucoup d’autres, dans cette normalité d’après-guerre où, rebattues, les cartes dessinèrent de nouvelles légitimités. Mais, pour lui, s’adapter à ce réel-là, c’eût été trahir, non pas la Cause, cette abstraction qui motive bien des combattants, mais l’idée humaniste, concrètement humaniste, qu’il se faisait de la vie même. Exercer comme faussaire, c’était la seule façon qu’il avait de lui rester fidèle.

Ce livre raconte l’expérience d’un homme de qualité qui a passé son existence à en sauver d’autres en leur donnant les moyens d’échapper à la hache multiforme de l’Histoire. Belle vie, en somme.

Monica GRUSZKA


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