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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Chroniques wallonnes
À contretemps, n° 38, septembre 2010
Article mis en ligne le 13 décembre 2011
dernière modification le 17 janvier 2015

par F.G.

Victor SERGE
RETOUR À L’OUEST
Chroniques (juin 1936-mai 1940)

Préface de Richard Greeman
Textes choisis et annotés par Anthony Glinoer
Marseille, Agone, « Mémoires sociales », 2010, 374 p.

Quand Victor Serge arrive à Bruxelles, le 17 avril 1936, après son expulsion d’URSS, où il vient de passer trois années de captivité à Orenburg, ce n’est pas au repos qu’aspire l’expatrié. Tout le contraire. Par la plume, il veut poursuivre son combat de révolutionnaire, et d’abord témoigner de ce qu’il a vécu, dix-sept ans durant, en ce pays où, avait-il pensé en des temps d’illusions lyriques, la vie devait « recommenc[er] à neuf ». C’est donc armé de cette certitude qu’il lui faut dire, pour que ça serve, la tragédie d’une révolution se dévorant elle-même, que l’écrivain militant redécouvre cet Occident où la classe ouvrière « arrive à l’orée d’une époque de lutte et de travaux dans laquelle elle se montrera sans doute autrement plus puissante et capable qu’elle ne l’était naguère encore, avant d’entrer en convalescence ». Tout Serge est là, dans le maniement simultané de la conviction et du doute, comme si, au fond de lui-même, il voulait toujours y croire, tout en sachant que la pendule de l’Histoire avançait inexorablement vers son heure zéro.

Les temps n’étaient pas à la vérité… Ils ne le sont jamais, d’ailleurs, quand cette vérité, simplement énoncée, taraude les mythes fondateurs. Mais ces temps d’avant-guerre l’étaient encore moins tant l’idée qu’on se faisait, à gauche, du combat antifasciste exigeait qu’on la tût, cette vérité, au nom des intérêts supérieurs de l’unité. Dire, alors, que la Patrie du Socialisme avait tué dans l’œuf l’idée même de révolution relevait du pire des crimes contre la classe ouvrière, y compris chez ceux qui le savaient. Car telle était bien la ligne générale que seuls contestaient quelques rares esprits libres, au nombre desquels on comptait Boris Souvarine, qui conseilla à Serge : « La vérité toute nue, le plus fortement possible, le plus brutalement possible ! Nous assistons à un débordement d’imbécillité dangereuse ! » Ce qu’il fit, mais ailleurs que dans la presse parisienne du Front populaire.

C’est un quotidien liégeois – La Wallonie –, journal « de classe » à tirage conséquent dont les propriétaires étaient les organisations syndicales de la région et le directeur Isador Delavigne, qui aura l’insigne honneur d’offrir à Serge la tribune dont il avait besoin. De 1936 à 1940, il y publiera, avec une totale liberté d’expression, deux cent trois chroniques, dont quatre-vingt-treize ont été retenues par Anthony Glinoer pour figurer dans cette indispensable anthologie que nous offrent les Éditions Agone. Indispensable pour au moins trois raisons : la première, c’est que ces chroniques n’avaient jamais été réunies en volume ; la seconde, c’est qu’elle le sont comme il le faut, c’est-à-dire sérieusement annotées et complétées d’un glossaire des noms propres ; la troisième, c’est qu’elle révèle un Victor Serge littérairement souverain se livrant à un exercice particulièrement difficile : l’analyse in vivo d’un monde se défaisant.

Si recenser c’est choisir ce qu’il faut par-dessus tout garder d’un livre, ce coup-ci, la tâche est, avouons-le, inatteignable, tant ces chroniques sont riches, immensément riches, de fulgurances interprétatives, de portraits fraternels, de colères froidement contenues, de complicités agissantes et d’exaspérations solitaires. Mais il le faut tout de même, en ayant bien pris soin, comme on l’a fait, de marquer la limite de l’exercice et en répétant que rien n’est à jeter, dans ces chroniques, pas même les erreurs de diagnostic ou les illusions qui percent sous la plume de leur auteur. Après tout, elles font preuve que la pensée est faillible et que l’humaine condition a besoin d’espoir.

Parlant de Gide, insulté par les plumitifs staliniens pour n’avoir pas voulu partager la complicité des bourreaux à son retour d’URSS, Serge écrit : « Qu’il s’arme de courage, d’ironie et surtout de mépris ! […] Puisse-t-il dans ce combat acquérir la trempe du militant. Les vieux socialistes, obscurs ou connus, ont tous passé par de semblables épreuves et savent bien que l’injure impuissante les suivra toute leur vie. Ils ont appris de bonne heure à hausser les épaules. Ils enjambent la boue et continuent leur chemin. » Ce mépris pour l’insulte, mais aussi pour le mensonge, c’est la force de Serge, celle qui lui permet de comprendre, bien avant les experts de son temps, ce qui se trame derrière les aveux de Moscou, l’assassinat des compagnons de Lénine et la décapitation de l’état-major de l’Armée rouge. C’est ainsi que, le 26 juin 1937, il écrit, annonçant ce que sera le Pacte infâme : « La disparition de ces hommes, en accentuant l’évolution du pays vers un régime totalitaire, pourrait bientôt faciliter de nouveaux rapports entre Hitler, Mussolini et Staline. » Il fallait, pour le cas, une indubitable capacité de résistance aux mensonges bien rodées des propagandes pour être capable d’entrevoir, avec un telle sagacité, l’au-delà du miroir.

L’URSS sous la botte stalinienne occupe, évidemment, une grande place dans ces chroniques wallonnes, mais Serge en accorde autant aux menaces de guerre, au fascisme et à l’antisémitisme, « l’un des expédients les plus efficaces de la réaction ». Sur ce chapitre particulier de l’horreur des temps, mention spéciale mérite « Pogrome en quatre cents pages », un remarquable éreintement de l’ordure Céline et de ses Bagatelles pour un massacre. Et puis, s’imposant comme première urgence, il y a l’Espagne, cette fière, héroïque et insoumise Espagne qu’un sort contraire et beaucoup de lâchetés conjuguées conduiront à périr dans le pire des désastres. Pour l’avenir du monde, s’entend.

L’Espagne, Serge connaissait. Il en admirait le prolétariat, dont il avait vu naître la force, en 1917, quand il exerçait comme typographe à Barcelone, du temps de la splendeur militante de Salvador Seguí. De ces chroniques sur l’Espagne – une trentaine –, on retiendra l’espoir qui fut le sien quand, aux premiers jours de l’été 1936, les « vieilles terres brûlées d’Ibérie » donnèrent des « exemples de grandeur » révolutionnaire, mais aussi sa douleur, son extrême douleur, quand, poignardée dans le dos par le stalinisme et ses alliés de la bourgeoisie, il la sut perdue, tant il savait qu’ « on ne peut demander à la classe ouvrière de se faire tuer uniquement pour la défense de la République ». Au fil de ses chroniques espagnoles, Serge, dont les sympathies pour le POUM ne se démentirent jamais, se pose rarement en donneur de leçons, ce qui ne l’empêche pas de dire ce qu’il pense, notamment des anarchistes qui, « ne voulant pas “faire de politique”, en font souvent, avec le plus beau courage, de fort mauvaise ». C’est ici le marxiste qui parle, celui-là même qui, évoquant dans un magnifique article d’avril 1940, « le souvenir de Cronstadt 1921 », reconnaît pourtant, et pour la première fois peut-être avec autant de sincérité, que c’est à cette tragédie « qu’il faut remonter pour voir la révolution russe changer de visage » et adopter celui du « pouvoir absolu ». Comme quoi les bolcheviks, qui savaient « faire de la politique », eux, en firent, du temps où Serge les soutenait, non seulement de la « fort mauvaise », mais aussi de la très sanglante.

L’Espagne fut la dernière lumière avant la nuit. Sa défaite ouvrit le temps de l’attente. « Quel que soit l’événement, écrivait Serge dans une chronique d’octobre 1938, il nous appartiendra d’y faire face en pleine conscience. Si les haines, les mensonges de guerre, les instincts de la brute lâchée sous le casque et le masque déforment à nouveau le visage humain, il nous appartient de n’y point céder. De ne consentir à aucun aveuglement. De n’avoir en les pires jours que le souci essentiel de sauver ce que tout homme peut sauver par ses propres moyens de l’intelligence, de la dignité, de la vérité, de la solidarité des hommes… » Le siècle approchait, désormais, de minuit, l’heure de tenir, encore et plus que jamais.

Victor KEINER


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