A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Retour sur le projet d’Amiens
À contretemps, n° 37, mai 2010
Article mis en ligne le 12 mai 2011
dernière modification le 16 janvier 2015

par F.G.


Maurizio ANTONIOLI, René BERTHIER, Miguel CHUECA, Daniel COLSON,
João FREIRE, Anthony LORRY, Francisco MADRID, David RAPPE, Alexandre SAMIS
Le Syndicalisme révolutionnaire, la Charte d’Amiens et l’autonomie ouvrière
Volume préparé par Miguel Chueca
Paris, Éditions CNT-RP, 2009, 280 p.

En une époque où les thèses du syndicalisme d’action directe semblaient avoir été définitivement vaincues par celles du réformisme syndical, d’un côté, et du syndicalisme partidaire, de l’autre, Pierre Monatte, conscient de la faible marge qu’il restait aux partisans de l’autonomie ouvrière, fixa la seule ligne possible : celle de l’éternelle remémoration des anciennes pratiques de la CGT des origines. « Comme moi, ils parleront à un mur, écrivit-il. Mais il faut savoir parler aux murs ; ils nous entendent quoi qu’ils en aient l’air, ces murs de fronts fermés ; on ne perd jamais son temps. » Contre vents et marées, cette ligne fut tenue des années durant par la minorité syndicaliste révolutionnaire du mouvement ouvrier. À l’intérieur des organisations syndicales où elle militait et par le biais de publications diverses et variées, dont la plus célèbre demeure celle que fonda P. Monatte lui-même, La Révolution prolétarienne.

Depuis, les murs ont fini par s’effondrer – et comment ! – et le réformisme syndical par se transformer, toutes boutiques confondues, en syndicalisme de strict accompagnement des contre-réformes menées à bien, depuis plusieurs décennies maintenant, par les maîtres du monde du capital mondialisé. Bref, plus rien de ce qui semblait éternel n’a survécu : ni cette conception, directement issue de la social-démocratie et reprise par le bolchevisme, du syndicat force d’appoint du parti d’avant-garde, ni celle du syndicat, clairement réformiste, jouant du rapport de force pour arracher au patronat quelques précieuses améliorations de la condition ouvrière. Ces modèles sont, aujourd’hui, définitivement morts, et avec eux les fausses illusions qu’ils trimbalaient. Au point qu’il n’est pas interdit de penser que, par une de ces pirouettes vertueuses de l’histoire, nous en sommes revenus à la case départ.



Revendiquant l’héritage syndicaliste révolutionnaire, les Éditions CNT-RP participent, en première ligne et avec constance depuis leur fondation, à ce travail de réminiscence historique de la CGT des « temps héroïques », si fermement appelé de ses vœux par P. Monatte. Le centenaire de la Charte d’Amiens – 1906 – leur a ainsi fourni l’occasion de rééditer, en 2006, Le Congrès syndicaliste d’Amiens, d’Émile Pouget [1], texte originellement publié dans Le Mouvement socialiste, puis, en 2007, l’indispensable ouvrage de Maxime Leroy, La Coutume ouvrière [2]. Préparé par Miguel Chueca, le volume, fort riche, qui nous occupe ici, publie les actes du colloque international tenu les 4 et 5 mars 2006, à la Bourse du travail de Saint-Denis, devant une assistance malheureusement clairsemée. S’il y manque – et c’est dommage – les interventions de Gaetano Manfredonia, d’Anthony Lorry, d’Eduardo Colombo, de David Hamelin et de Luc Bonet, l’ouvrage est augmenté d’une intéressante contribution d’Alexandre Samis sur le syndicalisme révolutionnaire au Brésil et d’un chapitre historique intitulé « La controverse d’Amiens » qui revient, à travers des textes d’époque, sur l’avant et l’après-congrès d’Amiens.

Le maintien de l’inspiration première

De fait, trois projets s’affrontèrent au congrès d’Amiens d’octobre 1906 : le premier, celui des guesdistes – représenté par Victor Renard, secrétaire de la Fédération du textile –, s’inspirait de la relation entre syndicat et parti instituée par la social-démocratie allemande ; le deuxième, d’inspiration réformiste – porté par Auguste Keufer, secrétaire de la Fédération du livre –, prônait l’indépendance syndicale tout en se reconnaissant, pour partie, dans le modèle anglais de la « double action » (syndicale et parlementaire) ; le troisième, syndicaliste révolutionnaire, dont Victor Griffuelhes, secrétaire de la CGT, fut l’indiscutable porte-parole (avec Pouget en appui silencieux, mais déterminé), faisait de l’autonomie ouvrière le levier du renversement de la société capitaliste et de l’organisation fédérative la base de son remplacement.

En introduction d’ouvrage, M. Chueca – « Le congrès syndicaliste d’Amiens », pp. 9 à 26 – nous offre une mise en perspective très complète des débats et des enjeux de ce congrès historique qui se solda par une claire victoire des syndicalistes révolutionnaires. En érudit exégète de ce congrès, il insiste sur le rôle éminent qu’y jouèrent Griffuelhes et Pouget dans l’élaboration et la rédaction – un modèle du genre – de la motion présentée, au dernier jour du congrès, comme alternative à celles du guesdiste Renard et du réformiste Keufer – qui se ralliera in fine au texte de Griffuelhes et Pouget. Sur ce point, M. Chueca conteste fermement l’idée que les rédacteurs de ce texte auraient atténué volontairement les principes du syndicalisme révolutionnaire afin de s’attirer les faveurs du courant réformiste et, plus généralement, il réfute la thèse – « anarcho-syndicaliste » – selon laquelle cette motion relèverait du texte de compromis [3]. Pour M. Chueca, rien ne permettrait d’accréditer sérieusement un tel point de vue, qui procéderait non pas d’une étude objective de la motion d’Amiens dans ses différents aspects, mais d’une reconstruction a posteriori de l’histoire de ce congrès historique se fondant sur le devenir de la CGT – et du courant syndicaliste révolutionnaire – dans les années qui le suivirent. Si ralliement il y eut, nous dit-il, des réformistes à la motion Griffuelhes-Pouget – et surtout à l’idée de neutralité, qu’elle codifiait –, cela prouve surtout que, sûrs de perdre, ils refusèrent de se compter sur la leur propre. Ce que personne ne saurait contester. Reste que, du côté de Griffuelhes et Pouget, dont l’objectif était de battre le plus clairement possible « le “courant” politicien » (Pouget) – c’est-à-dire les guesdistes –, on ne saurait écarter qu’ils cherchèrent, par intelligence tactique, à élargir leur base. De ce point de vue, et même « si les réformistes ont eu l’arrière-pensée d’atténuer la portée révolutionnaire de cette motion en s’y associant » (Pouget), le résultat du vote – massif – en faveur de leur motion combla leurs espérances. On peut admettre, cependant, avec M. Chueca, que, pour ce faire, ils ne cédèrent en rien sur l’essentiel.

Si la motion d’Amiens – transmuée par la suite, non sans arrière-pensées, en « Charte » du syndicalisme – demeure, aujourd’hui encore, la « référence identitaire du syndicalisme français » (A. Lorry), c’est, à l’évidence, qu’il n’en a volontairement retenu qu’un seul aspect – la revendication d’indépendance à l’égard des partis politiques, sa « neutralité » –, en en occultant l’autre, son pendant direct pourtant, à savoir l’auto-émancipation intégrale du prolétariat. Car, face aux velléités de subordination de la classe au parti (socialiste, pour le coup), les congressistes d’Amiens ont d’abord maintenu cette inspiration première du mouvement ouvrier organisé qui faisait de l’autonomie ouvrière la condition de son émancipation. En ce sens, la motion d’Amiens – dont Victor Griffuelhes déclara lui-même qu’elle avait pour fonction de « défendre le statu quo », c’est-à-dire de « confirm[er] la pratique confédérale » en vigueur jusque-là – répond à une situation donnée – la récente unification (1905) des forces socialistes et leur désir de s’attirer les grâces de la CGT – en réaffirmant hautement la pertinence de l’article 2 des statuts de la Confédération, celui-là même qui définissait son objet exclusif comme étant « d’unir sur le terrain économique et dans des liens d’étroite solidarité les travailleurs en lutte pour leur émancipation intégrale ». Autrement dit, l’indépendance revendiquée à Amiens ne doit pas être comprise comme étant l’expression d’un quelconque neutralisme politique, mais bien comme un refus de l’ingérence des partis (bourgeois et « ouvriers ») à l’intérieur du syndicat. Comme une exaltation du séparatisme de classe, en somme.

Les contours d’un projet révolutionnaire

Pour Daniel Colson – « Proudhon et le syndicalisme révolutionnaire », pp. 27 à 35 –, au-delà du « pari très incertain sur l’avenir » qu’elle engagea, la motion d’Amiens définissait d’abord un « projet révolutionnaire d’ensemble » dont le principal mérite fut de reprendre, là où il l’avait laissée, la question posée par Proudhon sur l’adéquation – évidente, mais difficile à trouver – entre émancipation et capacité, pour la classe ouvrière, de se donner, sur le terrain économique, les moyens de transformer et de gérer elle-même la production. Qu’importe, nous dit D. Colson, que le même Proudhon eût été, en son temps et pour des raisons qui tenaient à sa vision du monde et aux limites de son époque, un adversaire de l’association ouvrière et des grèves, ce qui compte c’est qu’il ait posé cette question centrale pour l’avenir du mouvement ouvrier, question que se réappropriera le syndicalisme révolutionnaire et à laquelle la motion d’Amiens apporte une réponse claire : « Le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupe de production et de répartition, base de la réorganisation sociale. » Pour ce faire, pour être en état de ne dépendre de personne d’autre que de ses propres forces, pour avancer au quotidien, dans les luttes, vers cette grève générale – et expropriatrice – à laquelle il aspirait, ce syndicalisme de minorité agissante dépensa une somme d’énergies considérable. C’était le prix à payer, et c’est ce qui explique que chaque adhérent du syndicat se devait d’être un chaînon de l’organisation de classe. D’où cette cohorte impressionnante de militants que produisit le syndicalisme d’action directe et dont Fernand Pelloutier demeure sûrement l’exemple inégalé.

Précisément, l’expérience des Bourses du travail, où Pelloutier s’investit jusqu’à l’extrême limite de ses forces, favorisa l’éclosion et le développement d’une authentique contre-société ouvrière où s’esquissèrent, dans l’organisation concrète, par les syndiqués eux-mêmes, des tâches du quotidien, les contours de ce nouveau monde débarrassé de l’exploitation et de l’oppression dont ils rêvaient. Sur cette spécificité du syndicalisme d’avant 1914, David Rappe – « Les Bourses du travail, des structures syndicales interprofessionnelles à l’heure de la Charte d’Amiens », pp. 37 à 47 – livre une intéressante contribution [4]. En 1906, quand se réunit le congrès d’Amiens, la Fédération des Bourses du travail, dont le secrétaire est alors Georges Yvetot, a quinze ans d’existence et le labeur qu’elle a accompli est considérable. « Dans une période, écrit D. Rappe, où il n’existait ni système étatique de placement pour les “sans-travail”, ni formation professionnelle réglementée, ni système d’assurance sociale, les Bourses du travail ont apporté des réponses concrètes à des besoins de la population ouvrière sur des questions comme celles du chômage, de la législation du travail, de la formation professionnelle, de la santé mais aussi en termes d’éducation et de culture. » Pierre angulaire de l’édifice syndicaliste, la Fédération des Bourses du travail – qui représentent alors 135 entités regroupant, sur une base territoriale, 1 609 syndicats – s’inscrira nettement dans la logique d’autonomie réaffirmée au congrès d’Amiens en refusant toute reconnaissance d’utilité publique de la part de l’État, mais aussi des municipalités, pourtant pourvoyeuses de subventions.

La thématique de la grève générale, idée fondatrice du syndicalisme d’action directe, ne fut pas directement abordée par le congrès d’Amiens, mais, outre qu’elle est bien préconisée, comme « moyen d’action », dans sa motion finale, elle occupa une place centrale dans le rapport présenté par Paul Delesalle sur la suite à donner au mouvement pour les huit heures. Revenant sur cette question, M. Chueca [5] – « L’idée de la grève générale dans le syndicalisme révolutionnaire français », pp. 49 à 64 – se livre à une étude exhaustive de cette « grande idée ». Née dans les rangs du chartisme anglais vers 1830, elle arriva en France plus de cinquante ans plus tard, via les États-Unis d’Amérique et « fécondée, écrira Pouget, par le sang des anarchistes pendus à Chicago ». Devenue vite populaire dans les assemblées ouvrières, elle eut pour premier propagandiste Joseph Tortelier [6], membre du Syndicat des menuisiers de la Seine et anarchiste, rappelle opportunément M. Chueca. Quelque peu naïve dans un premier temps – « l’insurrection des bras croisés » –, l’idée se musclera, au fil des années, pour devenir expropriatrice et gestionnaire et fonder la base de cette « révolution de partout et de nulle part » (Pelloutier), conçue comme alternative – « purement ouvrière », précise M. Chueca – au socialisme politique, mais aussi au schéma insurrectionnel classique dont la sanglante répression de la Commune avait signé l’échec. Considérée comme une extravagance ou une chimère par ses adversaires, notamment guesdistes, l’idée de grève générale n’en continua pas moins à nourrir l’espoir émancipateur des travailleurs conscients. Au point de s’accorder parfaitement, indique M. Chueca, à la catégorie sorélienne de « mythe social » – que l’auteur des Réflexions sur la violence avait pris grand soin de séparer du concept, purement intellectuel, d’utopie. La permanente réactivation du concept de grève générale tendrait, en effet, à prouver que, malgré sa longue « mise en sommeil » par les gestionnaires autoproclamés des intérêts de la classe ouvrière, celui-ci reste bien, de manière imaginaire en tout cas, une « idée mobilisatrice pour le présent ».

Quelque peu décalée par rapport aux autres contributions de cet ouvrage, celle de René Berthier – « L’expérience de l’Alliance syndicaliste et la critique de la Charte d’Amiens », pp. 135 à 155 – procède d’un autre point de vue. Partant de sa propre expérience militante au sein de l’Alliance syndicaliste au cours des années 1970 et des débats qui l’animèrent, R. Berthier s’attache, en effet, à démontrer que la motion d’Amiens – « texte de compromis » fondé sur une contestable notion de « neutralité » syndicale – se révéla inopérante sur la distance. Coïncidant avec l’analyse de J. Toublet, pour qui « la recherche de l’unité avec les réformistes et les parlementaires » finit par émousser le « tranchant » du syndicalisme révolutionnaire de la CGT des origines [7], R. Berthier lui oppose l’anarcho-syndicalisme de la CGT-SR des années 1930 – « doctrine d’affirmation syndicale contre les partis politiques » – ou encore de la CNT espagnole. Si, dans le cadre d’une activité militante très ancrée dans le réel syndical des années 1970, l’on pouvait, en effet, se sentir séduit par le positionnement anti-politique clair de la CGT-SR ou de la CNT espagnole, il est difficile, cependant, d’en conclure, au vu du très faible impact militant de la première et de la très forte politisation de la seconde pendant la guerre civile espagnole, que l’anarcho-syndicalisme, tant vanté par R. Berthier, fût, sur la longueur, plus opérationnel que le syndicalisme révolutionnaire à la française. En tout cas, son histoire, contradictoire, ne permet pas d’admettre aussi aisément qu’il lui fut supérieur [8].

Amiens vu d’ailleurs

À la lecture de la contribution de Francisco Madrid – « L’enracinement du syndicalisme dans l’anarchisme espagnol », pp. 75 à 90 –, il apparaît que la motion d’Amiens fut considérée, du côté des anarchistes espagnols, comme un pas en avant décisif. Ainsi, la commentant, Tierra y Libertad, journal plutôt porté à l’orthodoxie anarchiste, se félicita que le « prolétariat français » ait admis que « les masses ouvrières doivent rester à l’écart de la lutte politique » et reconnu « le principe de la grève générale comme le seul moyen de lutte ». C’est aussi sur les bases de la motion d’Amiens, et sous nette influence du syndicalisme révolutionnaire français, que se constitua, en 1907, l’organisation catalane Solidaridad Obrera, qui regroupait alors, sur une base de neutralité syndicale, socialistes, républicains et anarchistes. Il faudra attendre plus de dix ans, rappelle F. Madrid, pour que celle-ci, transformée en CNT et plus unifiée idéologiquement, fasse, sous la pression des anarchistes mais contre l’avis des syndicalistes révolutionnaires, du communisme libertaire sa finalité (congrès dit de La Comedia, 1919) [9]. Sous diverses formes et expressions, le débat entre anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires n’a jamais cessé de resurgir à l’intérieur de la CNT. Il était présent, en creux, dans l’affrontement qui opposa « faïstes » et « trentistes », en 1931, mais aussi partisans et opposants de l’alliance avec l’UGT, en octobre 1934. Il le fut encore au sortir du franquisme, quoique d’une manière plus diluée, entre ceux qui défendaient une CNT conçue comme organisation autonome de classe et ceux qui n’imaginaient pas qu’elle pût être autre chose que l’expression ouvrière d’un anarchisme social. En ce sens, la formule d’Amiens – le dépassement des contradictions politiques du prolétariat par l’action directe économique pour garantir son unité de classe – a toujours eu, au sein de la CNT, de chauds partisans.

Cela dit, d’un pays à un autre, la terminologie de « syndicalistes révolutionnaires » s’appliqua à des réalités bien différentes, comme le prouve l’exemple italien, qui fait ici l’objet d’une étude de qualité signée Maurizio Antonioli : « La Charte d’Amiens et le mouvement ouvrier italien », pp. 65 à 74. Dans le cas italien, nous dit M. Antonioli, « quand on parle des syndicalistes révolutionnaires de 1906, on fait exclusivement référence à un courant bien défini du Parti socialiste ». Ce courant de gauche, qui a réussi à en conquérir sa direction en 1904, se déclare partisan de fusionner les activités syndicales et politiques en une seule entité, une sorte de « parti syndicaliste, dont Arturo Labriola fut le principal théoricien. Entre ces syndicalistes révolutionnaires politiques et les anarchistes, la distance est considérable. Les premiers ostracisent systématiquement les seconds. Quant aux libertaires, ils dénoncent, au diapason de Luigi Fabbri, l’un des plus subtils d’entre eux, ce « syndicalisme révolutionnaire en paroles, respectueux de la loi dans les faits, qui copie mot à mot les phrases du syndicalisme français en feignant d’en ignorer les caractéristiques radicalement antiparlementaires ». Comprise et acceptée dans ses divers aspects – autonomie ouvrière, double besogne, revendication de la grève générale expropriatrice et reconnaissance du rôle de l’organisation de classe dans la gestion de la société future –, la motion Griffuelhes-Pouget résumait, pour L. Fabbri, tout l’esprit du syndicalisme révolutionnaire. Et c’est ainsi que, soucieux de n’en rien retrancher, il s’en fit le constant propagandiste auprès des anarchistes réticents au syndicalisme et des « syndicalistes révolutionnaires » du Parti socialiste, mais aussi contre les dirigeants réformistes de la Confederazione Generale del Lavoro (CGdL) – fondée en octobre 1906 – qui ne retenaient de la motion d’Amiens que ce qui les intéressait, à savoir la défense – abstraite – de la notion de « neutralité » syndicale. Au bout de la route, nous dit M. Antonioli, la fondation, en 1912, de l’Unione sindacale italiana (USI) créera, sur les bases des accords adoptés au congrès d’Amiens, les conditions d’un rapprochement des divers partisans du syndicalisme d’action directe.

Comme on pourrait le dire de l’anarchisme français mais à une échelle plus vaste, la « réorientation stratégique de l’anarchisme portugais » [10] vers le syndicalisme d’action directe lui permit non seulement d’opérer le lien avec la classe ouvrière, mais aussi d’en inspirer, dans le premier tiers du siècle dernier, les principaux combats. Cette mutation fut telle que, dans le langage courant, les termes d’anarchisme et de syndicalisme finirent par s’apparenter. Examinant les raisons de cette osmose, João Freire – « Influences de la Charte d’Amiens et du syndicalisme révolutionnaire sur le mouvement ouvrier au Portugal », pp. 93 à 108 – accorde une place de premier plan au congrès d’Amiens, dont les conclusions – autosuffisance, autonomie, action directe, finalisme révolutionnaire – furent au cœur du long processus qui déboucha, en 1919, sur la fondation de la Confederação General do Trabalho (CGT). Pour l’essentiel, la CGT portugaise adopta le même modèle de structuration que la CGT française et pratiqua un syndicalisme plus proche du syndicalisme révolutionnaire à la française que de l’anarcho-syndicalisme à l’espagnole. Il arriva même, note J. Freire, si grand était le souci de préserver la neutralité syndicale à l’égard des sectes et des partis, que « certains secteurs, comme celui de l’imprimerie, repouss[e]nt toute tentative de contrôle idéologique venue du dehors du syndicat, y compris des anarchistes ». Ce qui n’alla pas, on s’en doute, sans froisser certaines susceptibilités, mais évita grosso modo les conflits entre « puristes » et « syndicalistes » qui marquèrent, au contraire, sur le long terme, l’histoire de la CNT espagnole. Il est vrai que la courte existence légale de la CGT portugaise – moins de dix ans s’écoulèrent, en effet, entre sa création et sa dissolution, en 1927, à la suite du coup d’État fasciste – ne permet de tirer aucune conclusion définitive quant à son modèle de fonctionnement.

À lire la longue et riche étude d’Alexandre Samis [11] – « Le syndicalisme révolutionnaire au Brésil : pour une approche critique de classe », pp. 109 à 133 –, il apparaît que, de l’autre côté des mers, le Brésil connut un phénomène de maturation de la conscience ouvrière globalement similaire à celui qui conduisit, en Europe du Sud, au développement du syndicalisme d’action directe. Dans la même unité de temps, en effet, « les libertaires devinrent en grande mesure, indique A. Samis, les agents privilégiés d’un processus de transformation qui fit du syndicalisme révolutionnaire son plus clair outil de combat ». Sortant de la propagande par le fait – ou plutôt, précise A. Samis, la réorientant, à travers la pratique du sabotage, vers le terrain de la confrontation quotidienne avec l’exploiteur –, les anarchistes investirent le champ social, au début du XXe siècle, en participant, de manière active et offensive, aux nombreuses grèves qui paralysaient le pays. Parmi celles-ci, les mobilisations ouvrières de 1903 donnèrent naissance à la Fédération des associations de classe (FAC), placée sous la double inspiration de la CGT française et de la FORA argentine. A. Samis insiste sur le rôle de passeur que joua, au Brésil, le Portugais Neno Vasco, traducteur des principaux textes du syndicalisme révolutionnaire français. La FAC, devenue Fédération ouvrière régionale brésilienne (FORB) en 1905, participa au congrès des associations de résistance ouvrière – dit Ier Congrès ouvrier – d’avril 1906 d’où sortit, deux ans plus tard, la Confédération ouvrière brésilienne (COB). Par sa structure fédérative, par le choix de ses revendications et par l’adoption des mêmes méthodes d’action directe, « les similitudes de la nouvelle confédération avec la CGT française étaient nombreuses », indique A. Samis. Jusqu’à la fin des années 1920 et « avec les caractères propres qu’il eut au Brésil », ajoute-t-il, le syndicalisme révolutionnaire offrit la possibilité aux libertaires « de trouver le vecteur social qui permettait l’insertion dans la lutte des classes ».



En seconde partie d’ouvrage, un choix de textes écrits juste avant ou juste après le congrès d’Amiens, et publiés dans La Voix du Peuple ou L’Humanité, illustre à merveille la profondeur mais aussi la qualité du débat qui opposa, alors, les divers protagonistes de la controverse. On y entend, puissante, la voix des personnalités les plus en vue de la CGT de 1906, mais aussi celle de quelques sans-grade impliqués dans cette bataille essentielle. Enfin, ponctuant ce volume, une précieuse contribution d’Anthony Lorry – « De la résolution à la “Charte”. 1908, l’invention de la Charte d’Amiens », pp. 231 à 239 – permet de comprendre en quoi et comment, deux ans seulement après son adoption massive, la transformation de la motion d’Amiens en « charte d’unité » du syndicalisme français, opérée par le réformiste Louis Niel, contribua, malgré l’opposition de Victor Griffuelhes, à la dénaturer et à la rendre définitivement inoffensive. Ce qui explique pourquoi, aujourd’hui encore, la Charte d’Amiens continue d’être revendiquée par des bureaucrates syndicaux si éloignés de son inspiration première, celle dont témoigne opportunément cet indispensable ouvrage, que complètent des notices biographiques, une chronologie générale et des repères bibliographiques.

Freddy GOMEZ