A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Pierre Monatte et le congrès d’Amiens
À contretemps, n° 37, mai 2010
Article mis en ligne le 11 mai 2011
dernière modification le 17 janvier 2015

par F.G.


Le texte de Pierre Monatte ici reproduit parut dans Les Temps nouveaux, l’hebdomadaire anarchiste dirigé par Jean Grave, dans les numéros du 27 octobre, du 3 et du 10 novembre (numéros 26, 27 et 28 de l’année 1906). Le sujet, comme le dit le titre même de l’article, en était le congrès de la CGT qui venait de se tenir, du 8 au 13 octobre, à Amiens, ce congrès d’où est issue la motion passée à l’histoire sous le nom de « charte d’Amiens », une appellation postérieure au congrès lui-même.

Bien que les faits soient probablement connus de nombre des lecteurs d’À contretemps, on nous permettra un rappel sommaire du contexte dans lequel s’inscrivit le congrès le plus fameux – quoique a posteriori – de l’histoire de la CGT et même de celle du syndicalisme français, un rappel sans lequel l’article de Pierre Monatte ne pourrait sans doute pas être bien entendu.

On verra qu’une bonne partie de ce compte rendu porte sur ce qui fut au centre de l’attention des quelque 300 délégués ouvriers présents à Amiens, à savoir la motion présentée par Victor Renard, au nom de la Fédération du textile, dirigée par les guesdistes du Nord, en vue d’instaurer des liens réguliers entre la jeune organisation syndicale et un parti socialiste tout récemment unifié. Portée quelques semaines avant le congrès à la connaissance des affiliés à la CGT, ladite proposition avait été inscrite à l’ordre du jour du congrès, à la rubrique « modification des statuts ». Nous n’en citerons ici que l’extrait le plus significatif : « [...] tout en poursuivant l’amélioration et l’affranchissement du prolétariat sur des terrains différents, il y a intérêt à ce que des relations s’établissent entre le Comité confédéral et le Conseil national du Parti socialiste, par exemple pour la lutte à mener en faveur de la loi des huit heures, de l’extension du droit syndical aux douaniers, facteurs, instituteurs et autres fonctionnaires de l’État [...] Le Congrès décide : le Comité confédéral est invité à s’entendre toutes les fois que les circonstances l’exigeront, soit par des délégations intermittentes, ou permanentes, avec le Conseil national du Parti socialiste pour faire plus facilement triompher ces principales réformes ouvrières. »

Dès avant le congrès, la proposition donna lieu à une polémique acharnée dans la presse syndicaliste, mais aussi dans les organes socialistes et anarchistes, laquelle se prolongerait après le 13 octobre et même au cours du congrès socialiste de Limoges, qui suivit de peu le congrès syndicaliste d’Amiens. P. Monatte fut parmi les très nombreux participants à ce débat, avec un long article paru, déjà, dans Les Temps nouveaux sous le titre « Le Parti socialiste et la Confédération » [1]. Il y informait notamment que la motion Renard n’était que la fidèle reprise d’un rapport établi par la Fédération socialiste du Nord – rendu public dans son organe hebdomadaire, Le Socialiste (28 juillet) – et, à l’instar de maints syndicalistes et libertaires, il mettait en garde contre le risque d’une mainmise de la SFIO sur l’organisation syndicale. Cependant, confiant en la volonté de la CGT de se tenir à l’écart des « écoles politiques », quelles qu’elles soient, il tenait pour acquis l’échec de la tentative : « Nous n’avons pas de grandes craintes. Nous sommes même bien tranquilles. Il n’y a nul doute que le congrès d’Amiens ne leur dise : grand merci de vos cadeaux. Occupez-vous de vos affaires, comme nous nous occupons des nôtres. »

En 1906, P. Monatte est un militant anarchiste rallié au syndicalisme, collaborateur depuis un an de la rubrique « Le mouvement social » des Temps nouveaux, dont le principal responsable a longtemps été Paul Delesalle, attaché à la revue dès 1895. Malgré son très jeune âge – P. Monatte est né en 1881 (en Haute-Loire) –, il a parcouru déjà un bon bout de chemin, qui l’a mené du socialisme, découvert à 13 ans, à l’anarchisme, qui connaissait alors ses plus fastes années, une voie empruntée avant lui par bien d’autres de ses compagnons en anarchie, dont Fernand Pelloutier, qui restera toujours une de ses plus constantes et de ses plus sûres références. Avec la fondation, à 17 ans, de l’hebdomadaire La Démocratie vellavienne, « organe des groupes avancés de Haute-Loire », P. Monatte a trouvé aussi la vocation de toute sa vie, qui l’amènera à la création, en 1909, de La Vie ouvrière, puis, en 1925, de La Révolution prolétarienne, qu’il animera sans discontinuer jusqu’à sa mort, survenue le 27 juin 1960. C’est sa lecture de la revue L’Ouvrier des deux mondes, l’organe de la Fédération nationale des Bourses du travail, animée par F. Pelloutier, puis des brochures de ce dernier, qui va peu à peu « teinter de syndicalisme » un anarchisme déjà quelque peu vacillant, parce qu’il le trouve « mal adapté aux luttes ouvrières » [2]. Il sera encouragé aussi dans cette voie par diverses rencontres faites entre 1899 et 1902, au cours des années où il travaille comme répétiteur stagiaire dans plusieurs collèges du Nord : celle de Charles Delzant, un ouvrier verrier « anarchisant » (dixit Colette Chambelland) qui l’initie aux milieux syndicalistes, mais aussi celles de P. Delesalle et Émile Pouget, dont il a fait la connaissance à l’occasion d’un court séjour à Paris.

Installé dans la capitale en 1902, l’année même de la fusion historique de la CGT et de la Fédération nationale des Bourses du travail, il y trouve à s’employer dans le service de librairie de Pages libres, la revue dirigée par Charles Guieysse, un des principaux animateurs de l’expérience des Universités populaires, dans le même temps qu’il fréquente le petit groupe des Étudiants socialistes révolutionnaires internationalistes (ESRI) – d’obédience strictement anarchiste après avoir accueilli de jeunes socialistes – et qu’il se lie toujours plus à certaines des grandes figures libertaires d’une CGT résolument engagée dans la voie du syndicalisme révolutionnaire, principalement à P. Delesalle et É. Pouget, qui le guident dans un monde syndicaliste en plein essor. À la recherche de militants de valeur pour la CGT, É. Pouget le fait entrer en 1904 au Comité des Bourses, ce qui lui vaudra de faire partie du Comité confédéral de la CGT au moment du congrès d’Amiens. Ce sera là du reste l’unique fonction qu’il occupera jamais au sein de la Confédération. Il n’en démissionnera que dix ans plus tard, quelques mois après le reniement syndicaliste de l’été 1914.

En 1905, il s’est établi temporairement dans le Nord, pour y remplacer Benoît Broutchoux à la tête de L’Action syndicale, l’hebdomadaire du « jeune syndicat » des mineurs, le temps que ce dernier purge une des régulières peines d’emprisonnement que lui vaut sa bouillante activité militante. Il y retourne après la catastrophe de mars 1906 à Courrières, à la demande de J. Grave d’abord, puis pour le compte de la CGT, qui l’y envoie pour assister l’équipe du « jeune syndicat » après le déclenchement de la grève des mineurs du Pas-de-Calais. Dans un climat de plus en plus tendu, et à quelques jours du mouvement prévu par la CGT pour le 1er mai, P. Monatte est emprisonné à son tour, avec une quarantaine de militants syndicalistes. C’est une fois embastillé qu’il apprend de la bouche de son avocat, le socialiste-syndicaliste Ernest Lafont, qu’il est accusé d’avoir touché une grosse somme d’argent du comte Durand de Beauregard afin de fomenter des troubles contre l’État républicain : c’est la fameuse histoire du « complot anarcho-monarchiste », à laquelle il fait allusion au début de son article.

On voit que, du point de vue journalistique et militant – les deux sont, et seront toujours, indissolublement liés chez lui –, 1906 a été une année particulièrement active pour P. Monatte, qui donne aux Temps nouveaux une longue série d’articles sur les événements du Pas-de-Calais (dont « Un crime capitaliste : Courrières », paru le 17 mars), sur les dissensions au sein des organisations syndicales minières et, enfin, sur la motion des guesdistes du Nord. Comme il le rappellera dans « Souvenirs » [3], un texte écrit pour le cinquantenaire du congrès d’Amiens, c’est à ces articles parus au cours de l’année 1906 dans l’hebdomadaire de J. Grave qu’il dut de participer pour la première fois à un congrès de la Confédération. À l’origine, il devait y aller en tant que délégué du Syndicat des correcteurs parisiens, qui l’avait nommé à la suite de sa participation notable à la grève des mineurs du Nord et à son implication, bien involontaire, dans l’affaire du « complot anarcho-monarchiste » monté de toutes pièces par les services de Clemenceau à partir des calomnies du Réveil du Nord. Cependant, comme P. Monatte ne voulait pas être la cause de l’absence à Amiens d’Albin Villeval [4], le secrétaire de son syndicat, lequel avait eu un rôle important au cours du précédent congrès confédéral, P. Monatte tenta d’obtenir un mandat d’un autre syndicat. Il lui vint, à sa grande surprise, d’un militant qu’il ne connaissait pas, un certain Réaux, secrétaire de l’important Syndicat des marins du commerce de Marseille, qui avait été frappé, semble-t-il, par les articles de P. Monatte parus dans Les Temps nouveaux au cours de l’année.

Bien que courant sur trois livraisons des Temps nouveaux, le compte rendu de P. Monatte ne pouvait évidemment prétendre refléter l’énorme richesse de contenu des débats du congrès confédéral. Paru dans un hebdomadaire, deux semaines seulement après la clôture des actes du congrès, il porte par force les stigmates d’un travail fait « à chaud », où il s’agit pour l’auteur de s’en tenir à l’essentiel et de tirer les premières leçons qui s’imposent des principales décisions prises par les congressistes, alors même que les vaincus du congrès, les guesdistes, tentent déjà dans leur presse d’en dénaturer le contenu. Ne visant pas à résumer le vaste contenu des débats du congrès, P. Monatte se limite donc à quelques-uns des thèmes abordés par les délégués : la question des difficiles relations de la CGT avec les grands syndicats européens, celle de ses liens avec le parti socialiste (motion présentée par les guesdistes) et enfin la question de l’antimilitarisme (motion Yvetot), en vérité à peine discutée par les congressistes [5]. Avec ses limitations – dont P. Monatte est très conscient –, le texte n’en présente pas moins pour nous, aujourd’hui encore, un intérêt indiscutable. Témoignage de première main, il donne quelques informations originales sur les « dessous » du congrès, en particulier sur les efforts réalisés, peu avant le 8 octobre, par un certain nombre de politiciens socialistes pour tenter de préparer le terrain à la motion Renard. Il atteste aussi de la « température » du congrès d’Amiens, bien moins enfiévrée que celle du précédent congrès, tenu à Bourges en 1904, qui avait vu un sévère affrontement entre les deux courants de la Confédération, le révolutionnaire et le réformiste, à propos de la question de la représentation proportionnelle des syndicats au sein des instances représentatives de la CGT [6]. La raison en est du reste bien simple : c’est que, contrairement à ce qui s’est passé à Bourges, la cause est très vite entendue à Amiens, les premières observations faites par P. Monatte à propos de l’état d’esprit des délégués de province ne faisant que confirmer la conclusion de son article du mois d’août. Quant à son jugement sur le contenu de la motion Griffuelhes, qui n’est pas encore, il s’en faut, transfigurée en « charte morale du syndicalisme » [7], il est assez semblable à celui qu’expriment tous les anarchistes favorables à l’action syndicale, tant dans Les Temps nouveaux que dans Le Libertaire, pourtant plus réservé à l’égard des vertus du syndicalisme. Au lendemain du congrès confédéral de 1906, on ne trouve chez ces anarchistes-là aucune des critiques que certains libertaires adresseront plus tard à la « charte » d’Amiens, pour sa revendication stricte de la neutralité en matière politique et son souci de voir le syndicalisme se tenir à l’écart des « partis et des sectes », ou – encore bien plus tard – pour l’absence de toute allusion à la lutte contre l’État [8].

En vérité, il faudra attendre le congrès suivant, celui qui se tiendra à Marseille en octobre 1908, peu après les faits sanglants de Villeneuve-Saint-Georges et l’arrestation des principaux meneurs de la CGT, pour voir apparaître les premières critiques contre la neutralité de la motion de 1906. Elles se font jour à la suite du long discours tenu le 9 octobre par le « centriste » Louis Niel, qui opère pour la première fois dans un congrès de la CGT la transfiguration de la motion Griffuelhes en « charte » du syndicalisme [9]. Et encore ne s’agit-il, pour les libertaires qui, tels B. Broutchoux ou Émile Janvion, s’en prennent au caractère prétendument intangible de la « charte » d’Amiens, que de la neutralité syndicale en matière d’antipatriotisme, une question déjà apparue à la fin du congrès d’Amiens. En 1906, comme en atteste le compte rendu de P. Monatte reproduit ci-après, les libertaires de la CGT pouvaient d’autant moins s’en prendre à cette motion qu’ils l’avaient tous votée, et, qui plus est, sans faire état, oralement ou par écrit, de la moindre réticence. Certes, P. Monatte admet que le ton des motions adoptées à Amiens aurait probablement été fort différent si le congrès syndicaliste s’était tenu après le congrès socialiste de Limoges et pas avant, et il vaticine que, devant les fortes attaques lancées par une « considérable minorité socialiste », le syndicalisme aurait sans doute été « contraint » de se prononcer plus rudement à l’égard du socialisme parlementaire. Il n’en reste pas moins qu’il s’affirme résolument partisan de cette « neutralité syndicale » réaffirmée à Amiens [10], qui a le mérite, juge-t-il, de « permettre à la Confédération de grandir et de se développer », et partisan au point de refuser son vote –comme bon nombre de syndicalistes révolutionnaires, y compris les syndicalistes anarchistes – à la résolution antimilitariste et antipatriotique présentée tout à la fin du congrès par Georges Yvetot. Bien qu’il prenne soin de noter certains des « illogismes » du mouvement syndical, en particulier son recours aux subventions officielles, comme il relèvera en 1907, dans son débat fameux avec Errico Malatesta, un autre des risques de l’activité syndicale – l’existence de fonctionnaires appointés –, il est assez clair que, pour lui comme pour les syndicalistes anarchistes de l’époque, les mérites du syndicalisme « à la manière française » l’emportent de loin sur ses désavantages.

P. Monatte écrivit encore quelques textes dans Les Temps nouveaux avant la fin de l’année 1906, la plupart sur le conflit entre le « jeune syndicat » des mineurs du Pas-de-Calais et le « vieux syndicat » de Basly et Lamendin, puis ses contributions se firent de plus en plus rares l’année suivante, celle-là même où, en compagnie de B. Broutchoux, il alla présenter les thèses du syndicalisme révolutionnaire français au congrès anarchiste d’Amsterdam, les ténors libertaires du syndicalisme, É. Pouget et G. Yvetot, ayant décliné l’invitation faite par les organisateurs du congrès. En 1908, son nom disparaît définitivement du sommaire de la revue, à laquelle continuent pourtant de collaborer d’autres jeunes syndicalistes anarchistes comme Amédée Dunois, présent lui aussi à Amsterdam, et Charles Desplanques, un des libertaires les plus en vue alors au sein de la CGT. Sans qu’on en sache très bien la raison – mais il était de notoriété publique que le caractère de J. Grave ne se prêtait pas à de très longues collaborations –, P. Monatte commence à s’éloigner de la revue au cours de l’année 1907, alors même qu’il continue de se revendiquer de l’anarchisme, pour participer au lancement d’une publication purement syndicaliste, L’Action directe, qui va rassembler pendant sa très courte existence quelques-uns des grands noms de la CGT – V. Griffuelhes, É. Pouget, A. Merrheim, A. Luquet –, quelques syndicalistes anarchistes et enfin, des intellectuels du Mouvement socialiste. C’était là sans doute le premier pas dans cette voie qui devait l’écarter de l’anarchisme proprement dit au profit du syndicalisme « pur », une trajectoire qui fut celle de nombreux libertaires venus au syndicalisme avant la fin du XIXe siècle, et dont il ne dévia plus jusqu’à sa mort.

Miguel CHUECA