Les textes qui suivent sont tirés d’un dossier conservé par le service des archives de la Préfecture de Police de Paris sous le titre Anarchistes en Angleterre, Italiens anarchistes réfugiés à Londres [1] et, spécialement, d’un rapport du 1er Bureau de la 3e Division portant sur Malatesta et quatre autres anarchistes italiens réfugiés à Londres en même temps que lui : Corti, Piccinelli, Malatoni et Rappa. Daté de « Paris, le 20 mai 1895 », ce rapport – dont nous n’avons retenu que les pages concernant Malatesta – est accompagné des notes de trois informateurs de la police, « Caraman », « Guillaume » et « Bornibus » [2], dont il constitue en quelque sorte la synthèse et qui sont datées toutes trois de « Paris, le 18 mai 1895 » [3]. Quoique ces notes contiennent nombre d’approximations et de redites qui, en d’autres lieux, leur auraient valu le simple statut de « variantes », elles nous ont paru apporter assez de précisions et d’informations neuves, si ce n’est piquantes, sur Malatesta et ses exils, pour qu’il ne nous ait pas semblé superflu d’en publier ici les passages traitant de ce dernier.
Si précieuses soient certaines de ces informations et si intéressant le portrait de Malatesta qui se dégage ainsi, par petites touches, de l’ensemble de ces textes, il serait pourtant imprudent, on le sait, de traiter ces relations comme autant de témoignages incontestables. Outre les précautions toujours de rigueur en ces matières [4], force est en effet d’observer que l’insistance mise ici à souligner les liens, effectifs ou imaginaires, unissant Malatesta à certains groupes ou individus à mi-chemin entre la « reprise individuelle » prônée par certains anarchistes et la délinquance des « classes dangereuses », porte indéniablement la marque du lieu et de la date – Paris, 1895 – dont est tributaire la production de ces textes. Et ce serait sans doute se priver d’une importante clé pour déchiffrer ces lignes, fantasmagories et « sursignifications » y comprises, que de ne pas évoquer à grands traits les quelques années – moins d’un lustre – auxquelles paraît mettre un point final ce rapport de 1895.
Deux dates, au vrai, délimitent ces années de crise : la fusillade de Fourmies du 1er mai 1891 qui fit neuf morts et quatre cents blessés et la création de la CGT en septembre 1895 ; période que jalonnent quelques moments forts : la grève des mineurs de Carmaux d’août 1892 et les massacres d’Aigues-Mortes du 17 août 1893, l’élection de Jaurès à Carmaux le 23 janvier 1893 et, la même année, la répression de la manifestation du 1er mai à Paris et le succès des candidats socialistes aux élections (20 août et 3 septembre) ; période aussi, et société, que vont travailler deux scandales : celui de Panama dont le procès, nullement convaincant, s’ouvrit le 10 janvier 1893 et, prélude à ce qui allait être « l’affaire » des dix années à venir, la condamnation du capitaine Dreyfus, le 22 décembre 1894 ; période, enfin, marquée par ce « ravacholisme » que Malatesta ne cessera de dénoncer et de combattre [5].
Il n’est certes pas lieu de refaire ici la chronique de ces trois années, 1892-1894, que scandent attentats et exécutions [6] ni de s’attarder sur les « causes » qui expliqueraient le phénomène : échec de la « propagande par le fait » et crise doctrinale de l’anarchisme que symbolisent itérativement les défections d’Andrea Costa (1879) et de Saverio Merlino (1897) ; renforcement de la « concurrence », socialiste ou « autoritaire » ; transformation, surtout de la classe ouvrière et apparition de nouveaux modes d’intégration… Trois faits plutôt, qui éclairent notre propos, méritent d’être retenus : le caractère international de ce « ravacholisme », dans ses lieux et dans ses acteurs, qui va entraîner la mise en place, à travers toute l’Europe, d’un système de surveillance assez comparable à celui que Metternich faisait régner sur l’Europe de la Sainte-Alliance [7] ; la place qu’occupent dans ce mouvement les militants italiens : Caserio, Bresci, Angiolillo, Luccheni, pour n’en citer que quelques-uns [8] ; la « criminalisation », enfin, du traitement de l’anarchisme dont témoigne l’adoption expéditive de législations d’exception : en France, « lois scélérates » des 12 et 18 décembre 1893 et du 23 juillet 1894 ; lois 314, 315 et 316 du 19 juillet 1894 en Italie [9] ; en Espagne, lois du 10 juillet 1894 et du 2 septembre 1896 et création d’un corps de police spécialisé, la Brigada Social (16 septembre 1896) ; Ley de Residencia en Argentine (1902) ; Ley Adolfo Gordo au Brésil (1904). Ce processus culmine, en France, avec l’ouverture, le 6 août 1894, du célèbre « procès des Trente » qui voit comparaître côte à côte des anarchistes comme Jean Grave et Sébastien Faure et des praticiens de la « reprise individuelle » comme Giacomo Chiericotti ou ce même Léon Ortiz dont on retrouvera le nom, dans les pages qui suivent, associé à celui de Malatesta [10].
Refuge des proscrits de toute l’Europe depuis l’époque de Mazzini et de Marx, Londres, aussi bien, apparaît être particulièrement surveillée, le libéralisme anglais tolérant, avec une mansuétude dont Malatesta soulignera les limites [11], la présence et les activités publiques d’anarchistes et de révolutionnaires venus du monde entier. C’est ainsi que, tout en rapportant par le menu les faits et gestes de « l’élément de langue française », les correspondants londoniens de la police française – « Jackson », « Eureka » et, à partir de 1900, « Bornibus » – ne manquent pas de signaler l’arrivée de Pietro Gori à Cardiff [12], la réception à l’Athaenum Club de « Miss Voltairine de Cleyre, américaine et anarchiste très avancée » [13], la présence assidue du « Dr Nettlau » aux réunions du Club anarchiste allemand « L’Autonomie », une conférence d’Emma Goldman ou un meeting en l’honneur des « martyrs de Chicago » qui compte, parmi les « orateurs inscrits », Louise Michel, Pierre Kropotkine, Emma Goldman, Vaarlam Tcherkessoff et Fernando Tárrida del Marmol… [14]
Quoique cette surveillance vise, non seulement les exilés français, Louise Michel et Auguste Hamon, Charles Malato et Émile Pouget, mais, manifestement, tout ce qui pourrait constituer un foyer d’agitation – de l’Athaenum Club aux « juifs de Whitechapel », du groupe « Freedom », proche de Kropotkine, au Club anarchiste allemand –, il semble bien que, jusqu’à la fin du siècle en tout cas, les anarchistes italiens aient le redoutable privilège d’intéresser, plus que tous les autres, les informateurs de la police française. À cela, sans doute, deux raisons : la place qu’ils occupent, on l’a dit, dans le développement du « ravacholisme » ainsi que dans ce que Malatesta désigne pudiquement comme la « délinquance sociale » ; la présence aussi, qu’on ne saurait négliger, d’une forte immigration italienne à partir de 1870, immigration qui, on le sait, ira croissant jusqu’à la Première Guerre mondiale [15].
Rien d’étonnant, aussi bien, si, des séjours londoniens de Malatesta [16], il ne nous reste, en l’état de nos connaissances, que les textes qu’on va lire. Marquées, certes, des souvenirs encore frais du « ravacholisme », ces pages, en tentant d’articuler à travers la figure de Malatesta le « subversif » et le « malfaiteur », font plus que retrouver un vieux thème des débuts de l’âge industriel [17] : elles réinventent ou restituent spontanément les frayeurs et les stéréotypes que suscite cette « invasion ». Rien d’étonnant non plus si une note à peine plus tardive restitue, jusque dans son lexique, une image apaisée de Malatesta et de ses compagnons : « La soirée conférence donnée par la colonie libertaire italienne a eu lieu hier soir. […] Malatesta a fait un long discours de philosophie libertaire […]. Tcherkessoff, le juif russe (sic) [18], a dit quelques mots en français » [19]. C’est, bien entendu, que Malatesta, tout en réalisant ce qui apparaît avoir été son objectif de longue date – « convertir » l’anarchisme au mouvement ouvrier –, s’est lui-même acheminé, tout comme tant d’autres et, par exemple, Luigi Fabbri, vers une philosophie plus « libertaire » qu’anarchiste. C’est sans doute aussi que l’immigration italienne commence lentement de s’intégrer au mouvement ouvrier français [20]. Et c’est peut-être, hélas, la notation sur Tcherkessoff le suggère, que l’imaginaire social est en train de s’inventer de nouveaux ennemis.
Robert PARIS