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A Contretemps, Bulletin bibliographique
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Sur les traces de Malatesta : les « vérités » de la police
À contretemps, n° 36, janvier 2010
Article mis en ligne le 16 janvier 2011
dernière modification le 28 décembre 2014

par F.G.


Rapport sur les anarchistes italiens réfugiés à Londres

Paris, le 20 mai 1895
Préfecture de Police, 3e Division, 1er Bureau
Sur Corti, Malatesta, Piccinelli, Malatoni et Rappa
[On ne retient ici, on l’a dit, que le passage concernant Malatesta.- N. d. É.].

MALATESTA, Enrico, dit Robert, Fritz, est né le 4 décembre 1853 à Santa-Maria (Italie) [1]. Il est, depuis plus de vingt ans, l’un des chefs de l’anarchie en Europe.
En 1878, avec Cafiero et quelques autres, il prit les armes en Italie et s’empara de deux ou trois municipes [2]. Mettant en pratique la théorie anarchiste de la reprise des richesses, il vida les caisses publiques et en distribua l’or aux habitants stupéfaits ; ses fidèles brûlèrent les registres de l’impôt sur les places publiques et les instruments de travail, retenus en gage, furent répartis entre tous les ouvriers.
Arrêté par les gendarmes, il fut emprisonné [3].
A son avènement, le roi Humbert le gracia [4].
Dès lors, Malatesta a mené une vie errante. Il a habité Paris d’où il a été expulsé par décret en date du 18 novembre 1879, Londres où il a été dans la plus grande misère, Buenos Aires d’où il s’est enfui, au bout de cinq ou six ans, étant accusé d’avoir fabriqué de la fausse monnaie [5].
D’Amérique, il s’est rendu en Espagne où il a pris part à l’affaire de Xerès [6].
Revenu à Londres, il y a cinq ans environ, il demeure, depuis lors, 112, High Street Islington W., chez son ami l’épicier Defendi [7].
A plusieurs reprises, il s’est absenté de cette ville pour aller faire de la propagande sur le continent.
Malatesta a fondé, en 1889, un petit journal, L’Associazione, qui n’a eu que quelques numéros [8].
Il s’est toujours occupé activement de tout ce qui touchait à l’anarchie.
C’est lui qui se charge de négocier à Londres les titres volés par les anarchistes de France et l’Italie. L’argent qu’il retire lui sert à faire imprimer les brochures et manifestes très violents qu’il répand surtout en Italie.
Orateur passable, il parle souvent dans les réunions anarchistes de Londres où sa parole est très écoutée ; certains compagnons italiens, cependant, parmi lesquels Parmeggiani [9], se sont séparés de lui parce qu’au mois de septembre 1894, dans un manifeste à ses amis d’Italie, il a engagé ces derniers à prendre part aux luttes électorales [10].
Avec Cipriani, il a organisé l’insurrection de mai 1891 à Rome [11] et celle de Sicile au commencement de 1894 [12].
Il est rare, si un congrès révolutionnaire se tient dans une ville d’Europe, que Malatesta ne cherche pas à s’y rendre.
Sa présence, souvent, aux moments de manifestations a été signalée à Paris.
Il s’emploie, aussi, dans la mesure de ses moyens, à cacher les anarchistes de tous pays qui viennent à Londres chercher asile, après avoir commis quelque crime ; c’est lui qui, pendant longtemps, a donné l’hospitalité à Meunier [13].
D’aucuns prétendent que Malatesta travaille comme mécanicien et que son travail suffit à le faire vivre tandis qu’il emploie à la propagande l’argent qu’il peut retirer de la vente des titres volés par les anarchistes ; d’autres, au contraire, affirment qu’une tante fort riche lui fait parvenir chaque année de 4 à 5000 F [14].
En un mot, Malatesta est un des chefs d’école de l’anarchie au même titre que Reclus et que Kropotkine [15].
Il est très dangereux parce qu’il est très intelligent et très actif, et qu’il dépense toute son énergie à la propagation de ses idées.
Dans tous les vols importants qui ont été commis par les anarchistes, on voit apparaître Malatesta comme en ayant été l’instigateur et comme en ayant, ensuite, réalisé les produits pour les verser dans la caisse internationale de l’anarchie.

Note de « Caraman »

Paris, le 18 mai 1895

MALATESTA, homme de lettres âgé de 50 ans environ [16], bien connu par tous les révolutionnaires, est dans le mouvement depuis plus de vingt ans.
Ses moyens d’existence lui sont fournis par une de ses tantes qui lui verse 4 à 5000 F par an.
Expulsé de Paris, il y a 15 ans environ [17], il a vagabondé un peu partout en Belgique, Hollande, Autriche, Allemagne, Amérique, Espagne et Angleterre.
Revenu à Londres au début de 1889, il fonda un petit journal anarchiste en langue italienne ayant pour titre L’Associazione : ce journal, qui a vu le jour à Nice, puis a été transféré à Londres, n’a paru que 7 ou 8 fois, le trésorier Ciocci ayant employé à son usage personnel les 2500 F dont il disposait [18].
Rentré à Paris, incognito, pendant l’exposition de 1889, il se rencontra à plusieurs reprises avec Cipriani à la Revue sociale [19], rue des Martyrs, n° 8, et s’entretint avec lui des moyens d’entente entre les différents partis révolutionnaires et anarchistes d’Europe pour une action commune [20].
La présence de Malatesta fut signalée à M. Auger [21] et on ne sait si ce fut par ordre que Malatesta put fréquenter pendant quinze jours la revue socialiste et quitter Paris sans être inquiété. Malatesta est un homme de toutes les audaces et chaque fois que l’envie de rentrer en France le prendra, il exécutera son projet.
Actuellement, on le sait à Londres, à moins qu’il ne soit à Paris depuis aujourd’hui.

Note de « Guillaume »

Paris, le 18 mai 1895

ENRICO MALATESTA, membre de l’ancienne Internationale et du Congrès de Londres [22], fonda la dite Internationale ; 2° : a pris part à la bande Benevento (Italia), avec les décédés Nicottera [23], ministre d’Italie, Rapisardi, poète et Caffiero [24], les armes à la main [25] ; 3° : a fondé à Florence un groupe d’anarchistes, qui, plus tard, ont jeté les bombes à la préfecture de cette ville [26].
Il a fui de cette dernière ville dans une caisse et fut expédié comme lingerie à destination inconnue, de là il passa dans plusieurs pays d’où il fut expulsé.
C’est lui qui fonda en Espagne tous les groupes d’action et qui a converti les collectivistes à l’anarchie.
Il a habité l’Amérique du Sud avec Consorti, Ciocci, Pezzi, Palla Galileo, etc. [27], avec qui il faisait de la fausse monnaie. Ensuite il quitta l’Amérique en 1889 pour aller fonder à Nice le journal La Question sociale [28] qu’il transporta à Londres au moment du Congrès international en septembre 1889. Au 1er mai 1890, il était à Paris, place de la Concorde et Salle du Commerce avec Cotta, Cipriani, Tortelier, etc. [29]. Il se fit l’initiateur du Congrès de Lugano-Capolago [30], d’où est sorti la délibération de faire la révolte à Rome, 1891. Il a pris une grande part dans les affaires de Sicile, où il était présent.
En février 1894, il vint à Paris pendant trois jours pour conférer avec Cipriani ; depuis, on ne l’a pas vu.
Si Malatesta était à Paris, pourrait le voir à 2 h de l’après-midi, boulevard Montmartre ; de 2 à 4 h au Café de la Presse, rue Montmartre, et à 5 h à la sortie des ouvriers de la maison Scapini, bd de Strasbourg et rue Saint-Martin. Il est accompagné du secrétaire de M. Scapini [31] qui est intime de Cipriani.
Il est possible que Cipriani ait choisi cet homme, étranger à l’anarchie, pour abriter Malatesta.

Note de « Bornibus »

Paris, le 18 mai 1895

MALATESTA est très connu dans tous les pays ; de tenue très modeste quoique docteur et même marquis de Malatesta, dit-on [32]. Il est natif de la Napolitaine, porte toute la barbe foncée, taille de 1 m 55 ou 1 m 56 au plus, le teint bronzé [33], l’accent de son pays très prononcé lorsqu’il parle français ; n’est pas fort comme santé, assez érudit et bon orateur mais plutôt apte à l’action révolutionnaire collective qu’à l’entraînement des foules par sa parole. Il a déjà été condamné à mort en Italie sous le règne de Victor-Emmanuel pour avoir participé au soulèvement d’une petite ville de province [34] ; il pénétra de force à l’Hôtel de ville à la tête des émeutiers, le Conseil municipal réuni fut dispersé, les paperasses brûlées, et l’argent de la Caisse communale distribué aux malheureux de la Commune présents. Finalement, les Bersaglieri leur firent la chasse et ils furent arrêtés et condamnés ; l’avènement du roi Humbert qui accorda une amnistie lui rendit sa liberté [35]. Il y a 12 ans environ, il partit pour Buenos Aires (Amérique du Sud) ; il quitta l’Angleterre où il était très malheureux puisqu’il avait été réduit à vendre de la glace à 1 sou le verre dans les rues de Londres [36].
Il resta en Amérique environ 5 ou 6 ans. Il fut obligé de se sauver de Buenos Aires, ayant fait partie d’une association d’anarchistes qui fabriquaient des faux papiers-monnaie (faux assignats). Il en avait été fait et mis en circulation pour une très forte somme, et c’était lui un des principaux faussaires. Tous les Italiens sauf un petit nombre, partisans de la Libre Initiative, considèrent Malatesta comme un fétiche.
En revenant d’Amérique, Malatesta habita l’Espagne où il chercha à embrigader les anarchistes sous une forme de fédération communiste, mais il ne put y réussir et, après les événements de Xérès, auxquels il prit part, il passa de nouveau en Angleterre et vint se refixer à Londres où il habite depuis 4 ans environ chez son ami Deffendi [37], épicier à Islington il vit chez cet ami en famille, les mauvaises langues prétendent qu’il couche avec sa femme [38].
La vie de Malatesta a été très agitée ; il s’est trouvé mêlé dans bien des faits anarchistes dans les différents pays où il a passé, mais c’est un doctrinaire à tout crin ; il ne s’affirme pas pour le vol et lorsqu’on veut le faire monter, il avoue naïvement que s’il ne craignait pas les agents qui pourraient l’entendre dans la réunion, il prouverait par A plus B qu’il est plus voleur que ceux qui ont la bouche pleine de la propagande par le vol.
C’est à Malatesta que fut remis Meunier lorsqu’il eût réussi à se sauver de chez Delbecque dans Fitzroy Square. Il le garda quelques jours chez Deffendi à Islington, puis la police ayant eu vent de la chose, il l’emmena chez Broché, sujet français anarchiste, professeur de langues [39].
Quelque temps après, il fit courir le bruit que Meunier s’était embarqué sur un navire marchand du Canada et qu’il l’avait recommandé au capitaine, un de ses amis, mais on n’y croit pas. Il est possible que Meunier ait été en Suisse, mais on croit qu’il était plutôt dans le midi de la France, à Salon, où il travaillait de son métier.
En résumé, si un vol important se commet sur le continent et que les opérateurs se trouvent à Londres, c’est bien rare si Malatesta n’est pas mis en rapport avec eux. Dans ce cas, il retient une partie de la somme pour la propagande anarchiste, du reste, ce sont les conditions sine qua non qu’il pose à son concours.
C’est ainsi qu’il s’est trouvé mêlé à plusieurs vols comme ceux de l’hôtel Panisse, du Havre par les copains de St-Denis, d’Abbeville, Ortiz, Mathieu, etc. [40].

[Les annotations apportées à ces quatre rapports de police sont de Robert Paris.]