■ Frédéric THOMAS
SALUT ET LIBERTÉ
Regards croisés sur Saint-Just et Rimbaud
Bruxelles, Éditions Aden, 2009, 240 p.
« Ils étaient la pointe la plus extrême de la jeunesse, écrit Frédéric Thomas. En quelques années, autour de leurs vingt ans, ils avaient dit et fait plus que plusieurs vies ne le permettent. » Vingt-deux ans, c’est l’âge qu’a Saint-Just quand, le 13 novembre 1792, il monte à la tribune de la Convention pour prononcer son célèbre discours sur le jugement du roi. « On ne peut point régner innocemment », proclame le plus jeune député de l’Assemblée pour qui toute faiblesse serait un crime. Dix-huit ans, c’est l’âge de Rimbaud quand il compose ses Lettres du voyant : « Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève. » Le sang de la Commune commence à peine de sécher. À presque un siècle de distance, ces deux guetteurs d’impossible incarnent avec fureur cette « liberté libre » (Rimbaud) de la jeunesse quand elle refuse de consentir à l’ordre du monde auquel acquiescent honteusement les « automates sans passions » (Saint-Just).
Le rapprochement entre Saint-Just et Rimbaud a déjà été opéré, notamment par Miguel Abensour, mais l’avantage de cet essai, à bien des égards passionnant, c’est de le systématiser, en creusant très profond cette convergence d’univers et de destinées et en en cherchant les « ressorts cachés ». Pour ce faire, Frédéric Thomas procède par allers-retours, pointant ici un identique penchant pour l’audace, là une commune appétence pour l’harmonie, ailleurs une même prédisposition pour la lucidité. « Passion et critique, espérance folle et négation désespérée traversent ces hommes et leurs écrits, sans forcément se synthétiser », nous dit Frédéric Thomas. D’où, chez l’un comme chez l’autre, un incessant va-et-vient entre l’adhésion et la défiance, la fulgurance et le retrait, le goût d’en être et la conviction acquise que les « révoltes logiques » (Rimbaud) finissent toujours par terrasser le prophète pour ouvrir la voie à l’homme d’État.
Sur ce point essentiel du basculement de l’ « extrémisme » vers le terrorisme d’État, Frédéric Thomas nous offre une lecture tout à fait pertinente du « paradoxe de Saint-Just » – l’expression est d’Abensour, à qui l’auteur reconnaît sa dette –, autrement dit cette manière de décliner une critique toute libertaire de l’autorité (« Un peuple n’a qu’un ennemi dangereux, c’est son gouvernement ») en s’adossant à la folle croyance que la liberté se conquiert par la plus sévère des dictatures. Car Saint-Just fut une pièce maîtresse du dispositif de la Terreur, là encore sa « pointe la plus extrême », celle qui, par infinie vertu, voua à la même peine (de mort) les « traîtres » et les « indifférents ». Cette « figure atroce de la Terreur », écrit Frédéric Thomas, c’est l’instant où « plus rien ne bouge », où « la passion est devenue glacée, et la Révolution a tourné », c’est ce temps figé marquant un « double échec » : « celui de la radicalité et celui de la politique ». C’est aussi, pour Saint-Just, ce moment où, du fond de lui-même, monte la conviction qu’aucune alternative n’est désormais possible. « Tous les principes sont affaiblis », écrit-il dans ses Carnets, ces principes auxquels ils croyaient si démesurément. Cette « manière exagérée de vivre » qui fut la sienne le conduisit à mourir, sous l’échafaud, à vingt-quatre ans.
Rimbaud, lui, ne connut pas ces heures noires où l’idée qu’on se fait d’un bonheur collectif possible se mue irrémédiablement en son contraire, où le désordre des origines charrie l’ordre nouveau, plus terrible que l’ancien parce que tueur de rêves. La seule insurrection qu’il connut – de loin – fut de celles qui demeurent inoubliables pour avoir été vaincues – et de quelle manière : plus de victimes en une sanglante semaine que la Terreur n’en fabriqua en une grosse année ! C’est dans ce Paris de la Commune tout chargé de la revanche des vainqueurs qu’il débarque, en septembre 1871, et où, faute de mieux, il adhère à la « barbarie lettrée » (Rimbaud) de la bohème. Pour lui, il s’agira, dès lors, comme l’écrit Frédéric Thomas, de « redéfini[r] son programme poétique et sa complicité avec la révolution dans leur action commune ramenée à sa plus simple expression, qui est de “changer la vie” ».
C’est à travers une analyse très serrée, mais aussi très subtile, de quelques-unes de ces admirables fulgurances poétiques – « Démocratie », « Solde », « Qu’est-ce pour nous, mon cœur… », « Après le déluge », « Génie », « Soir historique », entre autres – que Frédéric Thomas s’interroge sur ce que fut, chez Rimbaud, cet « exercice de la poésie » entre voyance et « dérèglement de tous les sens » (Rimbaud), éternellement insoumis et toujours « en avant de l’action ».
Puis vint le silence, ce double silence : celui de Saint-Just le 9 thermidor quand, interrompu par ses nombreux ennemis, il quitte la tribune de la Convention nationale pour se taire définitivement ; celui de Rimbaud, disparaissant à vingt-six ans dans des contrées hostiles, pour n’écrire plus, désormais, que des lettres laconiques à sa mère et à sa sœur. Pour Frédéric Thomas, ce double silence partage « un espace commun, au-delà de la poésie et de la politique », un espace qui procède de l’impuissance, mais aussi du refus. « Vaincus, nous dit-il, ils le sont tous les deux, Rimbaud comme Saint-Just. Pourtant ils ne donnent pas à cette défaite le sens commun qu’on lui donne, et refusent de se rallier aux vainqueurs. Ils quittent la partie perdue. Devant des moyens qui ne peuvent être que tronqués et truqués, ils gardent le silence comme on garde le secret. »
Ce silence, c’est aussi une manière de suspendre le temps du discours policé, de s’en déprendre irréductiblement, de transformer l’inachevé en promesse. Se taire pour revivre, en somme, à l’aube claire d’autres révoltes.
Mathias POTOK